Chapitre 6
Je dormais profondément, mon corps encore engourdi par la fatigue de la veille, lorsque j'entendis une voix familière, claire et résolue, percer le voile de mon sommeil.
— Sully, tu es déjà en retard, murmura Ivan avec une pointe d'amusement dans la voix.
J'ouvris les yeux avec difficulté, encore à moitié plongée dans un rêve étrange que je ne parvenais déjà plus à saisir. Devant mon lit, Ivan se tenait là, impeccablement apprêté, son uniforme blanc éclatant dans la pénombre du dortoir. Il me tendit mon propre uniforme, fraîchement nettoyé et soigneusement plié.
— Allez, debout ! dit-il avec un sourire en coin. Tu ne veux pas être en retard pour ta première vraie journée, n'est-ce pas ?
Je me redressai précipitamment, l'adrénaline chassant les derniers vestiges de sommeil. Le dortoir était encore enveloppé d'une pénombre douce. L'air portait une odeur de linge propre mêlée à celle, subtile, de la pierre froide des murs. Le silence n'était perturbé que par le murmure lointain des autres apprentis se préparant eux aussi pour la journée à venir.
Je saisis l'uniforme que me tendait Ivan, un mélange de nervosité et d'excitation me traversant alors que je touchais le tissu frais. Les couches interminables de coton et de laine, si rigides et lourdes, représentaient plus qu'un simple vêtement ; elles symbolisaient mon engagement, ma nouvelle vie.
— Merci, Ivan, répondis-je en me levant d'un bond, prête à affronter la journée.
Je me hâtai d'enfiler les différentes pièces de l'uniforme, mais chaque couche de tissu semblait vouloir résister à ma précipitation. La tunique en coton glissa sur ma peau encore tiède du sommeil, tandis que la robe en laine pesait lourdement sur mes épaules. En dépit de ma hâte, je pris soin d'ajuster chaque pièce avec précision, consciente de l'importance de la présentation dans notre métier.
Ivan observait ma lutte avec l'uniforme, un sourire amusé aux lèvres.
— Prends ton temps, dit-il d'un ton calme. Mieux vaut être impeccable que rapide.
Je ne pouvais m'empêcher de sourire à mon tour, même si une légère frustration montait en moi face à ces vêtements qui semblaient avoir leur propre volonté.
Alors que je m'apprêtais pour la journée, une pensée me traversa soudain l'esprit, ralentissant mes gestes. Pour la première fois en 18 ans, je ne verrais pas Madame Lambert dès les premières lueurs du jour. Ce matin, il n'y aurait pas de petit déjeuner partagé dans sa petite chambre aux murs tapissés de souvenirs fanés, pas de rires étouffés ni de confidences murmurées sur les ragots de la veille.
Un pincement au cœur me rappela à quel point ces moments avaient toujours été importants pour moi. Le parfum du thé qu'elle préparait chaque matin, l'odeur douce du pain grillé, et surtout, sa voix rassurante qui me guidait, m'encourageait, comme une mère aurait dû le faire.
Ivan sembla percevoir mon trouble. Son sourire, d'abord plein de la douce moquerie d'un ami amusé par ma maladresse matinale, s'effaça lentement, laissant place à une expression plus grave, plus attentive. Ses yeux, d'un bleu cristallin, me scrutaient avec une intensité nouvelle, comme s'il cherchait à lire au-delà de mon silence, à comprendre ce qui se passait réellement derrière mon regard absent.
— Ça te manque, n'est-ce pas ? demanda-t-il doucement, sa voix habituellement ferme et pleine d'assurance se teintant d'une douceur inhabituelle. Ses yeux clairs, remplis de compassion, se posèrent sur moi avec bienveillance, comme une caresse invisible, une invitation à partager le poids de mes pensées.
Je ne parvins qu'à hocher la tête en réponse, les mots se dérobant à moi. Comment expliquer la profondeur du vide que je ressentais en l'absence de Madame Lambert, cette femme qui avait été bien plus qu'une voisine, bien plus qu'une amie de ma mère, bien plus qu'un simple pilier dans la tour ? Elle avait été une constante, une présence maternelle qui m'avait toujours accompagnée, me guidant avec sagesse et tendresse à chaque étape de ma vie. Maintenant, sans elle, ce matin me semblait étrangement vide, comme s'il manquait une pièce essentielle du puzzle de ma journée.
Le silence qui suivit fut lourd de significations non dites, mais Ivan semblait comprendre sans que je n'aie besoin de parler. Il laissa sa main se poser légèrement sur mon épaule, son geste empli d'une chaleur réconfortante.
— Je comprends, murmura-t-il, sa voix vibrante d'une empathie sincère. Son regard se fit plus doux, presque protecteur. Mais n'oublie pas, tu fais ça pour elle aussi. Pour honorer tout ce qu'elle t'a appris, pour montrer que tu es prête à avancer, même sans les petites routines qui te réconfortaient.
Je baissai les yeux un instant, la gorge serrée. Il avait raison. Chaque matin passé avec Madame Lambert m'avait préparée pour ce moment. Chaque conversation, chaque sourire, chaque geste d'affection, c'était comme si elle m'avait patiemment façonnée, m'enseignant non seulement la valeur du travail et du dévouement, mais aussi l'importance des liens que nous tissons au fil du temps. Elle m'avait préparée à être forte, à être résiliente, même dans les moments où tout semblait se dérober sous mes pieds.
— Elle serait fière de toi, tu sais ? continua Ivan, ses paroles touchant quelque chose de profond en moi. Elle serait fière de te voir ici, de te voir suivre cette voie avec tant de détermination.
Je relevai les yeux vers lui, une lueur de reconnaissance traversant mon regard.
— Merci, Ivan, murmurai-je, ma voix légèrement tremblante. Tes mots... ils comptent beaucoup pour moi.
Il hocha doucement la tête, son sourire réapparaissant, cette fois teinté d'une chaleur réconfortante.
— Tu n'as pas à affronter tout cela seule, Sully, ajouta-t-il, sa voix douce mais pleine de promesses. Nous sommes là, tous ensemble. Nous formons une équipe, une famille même.
Ces paroles, si simples et pourtant si puissantes, résonnèrent en moi. Une famille. Oui, c'était peut-être ce que nous étions en train de devenir, ces jeunes âmes réunies par un même destin, un même choix de vie. Je sentis une nouvelle vague de détermination m'envahir, chassant peu à peu la mélancolie qui s'était installée en moi ce matin-là.
— Je vais tout donner, pour elle, pour moi, répondis-je enfin, mes yeux rencontrant ceux d'Ivan avec une nouvelle résolution.
Il acquiesça, satisfait de ma réponse, avant de se redresser légèrement, sa main quittant mon épaule pour retrouver sa place le long de son corps.
— Bien, dit-il avec un sourire encourageant. Alors allons-y. Une nouvelle journée nous attend, et je suis sûr que tu es prête à la conquérir.
Je pris une profonde inspiration, sentant le poids de l'uniforme sur mes épaules, non plus comme un fardeau, mais comme une armure, une protection contre les incertitudes à venir. L'air frais du matin s'infiltrait à travers la fenêtre légèrement entrouverte, apportant avec lui une promesse de renouveau, de force.
— Allons-y, répétai-je d'une voix plus assurée, prête à affronter ce que la journée me réservait.
Nous sortîmes du dortoir ensemble, nos pas résonnant doucement sur le sol de pierre froide. À chaque pas, je sentais un peu plus ma détermination se renforcer, ma résolution se cristalliser. Le couloir, semblait moins intimidant qu'avant, comme si les ombres mêmes reculaient face à la nouvelle certitude qui grandissait en moi.
Nous remontâmes tous les étages, nos pas résonnant sur les dalles de pierre froide, pour rejoindre le réfectoire situé au rez-de-chaussée. La montée se faisait en silence, chacun de nous encore enveloppé dans la fatigue matinale et les pensées qui accompagnaient le début d'une nouvelle journée. L'air, chargé de l'odeur persistante de la pierre humide et du désinfectant, commençait à se mêler à quelque chose de plus accueillant : l'odeur discrète du porridge de riz qui nous attendait.
Le réfectoire était un vaste espace aux murs nus, éclairé par de rares fenêtres laissant entrer une lumière timide et pâle. Les tables en bois brut, alignées avec une précision militaire, étaient déjà occupées par des croque-morts, certains encore en tenue de travail, pour les chauffeurs de corbillard, d'autres en uniforme blanc. Leur mine pâle et leurs silhouettes parfois frêles témoignaient du manque de soleil et d'une alimentation souvent insuffisante. Leurs visages étaient tirés, certains avaient des cernes profondes, et leurs regards, bien que remplis de détermination, trahissaient une fatigue ancrée. Les croque-morts qui travaillaient dans les étages inférieurs, privés de lumière naturelle, semblaient particulièrement affectés, leur peau ayant pris une teinte presque translucide.
Je m'installai auprès de mes camarades de classe, déjà assis à table. L'ambiance était relativement calme, chacun s'accordant un moment de répit avant la journée de formation qui nous attendait. Le petit déjeuner du jour était aussi simple qu'insipide : du porridge de riz à la poire. Le bol fumant devant moi contenait du riz bouilli, quelques rares morceaux de poire s'y perdant au milieu, ajoutant une touche de douceur à ce qui aurait autrement été un repas fade.
— Au moins, c'est chaud, dit l'un de mes camarades en plongeant sa cuillère dans son bol.
Un murmure d'accord traversa la table. Nous savions tous que ce repas, bien que frugal, était nécessaire pour nous maintenir en forme, même si certains d'entre nous auraient sans doute préféré un petit déjeuner plus nourrissant et plus ragoutant.
Nous commençâmes à discuter, d'abord de banalités. Les voix s'élevaient doucement dans l'air, créant une mélodie de murmures apaisante. Des anecdotes fusèrent ici et là, certaines tirées des expériences passées des plus anciens, d'autres des premières impressions des nouveaux arrivants. L'ambiance se détendit peu à peu, les sourires réapparaissant sur les visages fatigués.
— Vous saviez que dans les étages supérieurs, ils servent parfois du pain frais avec du beurre ? lança une jeune femme assise en face de moi, son regard plein de malice. J'ai entendu dire qu'ils ont même des œufs, parfois.
— Du beurre ? répondit un autre en feignant l'indignation. J'ai du mal à croire que ce soit vrai. Le plus proche que j'ai eu du beurre, c'était cette fois où le riz était légèrement moins collant que d'habitude.
Un éclat de rire général suivit, brisant un peu plus la froideur de l'atmosphère. Les sourires se firent plus larges, les épaules se détendirent. La légèreté de la conversation nous permettait d'oublier, l'espace d'un instant, le poids de nos responsabilités.
Elara, enchaîna avec une anecdote. Son visage s'éclaira alors qu'elle se souvenait de ses années passées à l'extérieur, avant de rejoindre la tour.
— Vous savez, dans le village d'où je viens en Magnevia, on avait une tradition étrange, dit-elle en jouant avec une mèche de cheveux. Chaque printemps, les enfants devaient cueillir des fleurs et les déposer sur les tombes pour porter chance aux vivants. C'était notre façon de rester en paix avec les esprits des défunts. On disait que si on oubliait, les récoltes seraient mauvaises cette année-là.
— Les esprits pouvaient vraiment influencer les récoltes ? demanda Théo, sceptique mais curieux, une lueur d'intérêt dans les yeux.
Elara hocha la tête avec gravité, mais son sourire trahissait une certaine affection pour ce souvenir.
— Peut-être que c'était juste une superstition, mais on y croyait dur comme fer. Et puis, ça nous faisait courir dans les champs, à la recherche des plus belles fleurs. J'avoue que c'était un moment que j'adorais. Même si, maintenant, je me demande si ce n'était pas juste une astuce pour que les adultes puissent souffler un peu pendant qu'on était occupés !
Nous éclatâmes de rire à cette idée, imaginant les enfants du village s'épuisant à cueillir des fleurs tandis que les adultes savouraient un rare moment de tranquillité. L'image était à la fois touchante et comique.
Théo, qui était resté pensif, décida à son tour de partager une histoire.
— Dans ma ville natale en Iberie, il y avait une vieille dame que tout le monde appelait "La Veilleuse". Elle veillait littéralement toute la nuit sur les défunts avant qu'ils ne soient enterrés. On disait qu'elle parlait aux morts, leur racontant des histoires pour qu'ils ne se sentent pas seuls avant leur grand voyage.
— Ça doit être rassurant de savoir que quelqu'un veille sur toi, même après ta mort, murmurai-je. Je suppose que, d'une certaine manière, c'est aussi ce que nous faisons ici.
Un silence respectueux s'installa, chacun réfléchissant aux récits qui venaient d'être partagés. L'atmosphère, bien que plus légère, était désormais teintée d'une douceur nostalgique, comme si ces souvenirs d'ailleurs nous rappelaient pourquoi nous avions choisi cette voie.
La conversation continua, légère, remplie de petits récits de nos premières expériences dans la tour, de nos maladresses et de nos découvertes. Mais, alors que nous partagions nos rires et nos histoires, la cloche sonna soudain, résonnant dans le réfectoire avec une clarté qui fit immédiatement taire toutes les discussions.
C'était un son que je connaissais bien. Habituellement, elle résonnait à 5 heures du matin, m'arrachant à mes rêves pour signaler le début d'une nouvelle journée. Mais ici, maintenant, elle prenait une signification différente, plus solennelle, marquant le début de nos cours, le moment où nous devions laisser derrière nous la légèreté du petit déjeuner pour nous plonger dans l'apprentissage des rites et des coutumes de notre métier.
Je ressentis un léger frisson, une anticipation pour ce qui allait suivre. Nous allions, ce matin-là, apprendre les uses et coutumes de l'accueil au sein de la tour, une tâche essentielle pour tout croque-mort. Ce ne serait pas simplement une leçon théorique, mais une immersion dans les traditions sacrées qui régissent la façon dont nous devions accueillir et guider les visiteurs dans cet endroit chargé d'histoire et de mémoire.
Je me levai, suivie de mes camarades, et nous quittâmes le réfectoire en file indienne, nos pas faisant écho dans les couloirs désormais déserts. L'odeur de la cire d'abeille et du bois vieilli flottait dans l'air, se mêlant aux parfums subtils de la pierre froide et du désinfectant. Un silence régnait alors que nous avancions vers la salle de classe, chacun de nous conscient de l'importance de ce que nous allions apprendre.
La salle de classe était sobrement aménagée, avec de longues tables en bois usé, des bancs alignés et un tableau noir qui occupait tout un mur. L'odeur de la craie, mélangée à celle du bois ancien et de la cire, flottait dans l'air, créant une ambiance studieuse. Les murs, ornés de quelques portraits d'anciens croque-morts, ajoutaient une touche d'histoire à l'endroit, nous rappelant que nous faisions désormais partie d'une longue lignée.
Monseigneur Dorian, notre instructeur principal, se tenait déjà devant la classe, son visage grave et ses mains jointes derrière le dos. Il attendit que nous soyons tous installés avant de commencer. Sa présence imposante imposait immédiatement le silence. Le poids de ses années d'expérience se lisait dans ses traits, marqués par le temps, mais aussi par la sagesse.
— L'accueil des visiteurs, commença-t-il d'une voix grave, est sans doute l'une des tâches les plus importantes que vous aurez à accomplir. Ce n'est pas une simple formalité. C'est un acte de service, de respect, et de compassion.
Il fit une pause, ses yeux perçants balayant la salle, s'assurant que nous comprenions l'importance de ce qu'il allait dire.
— Lorsque les visiteurs franchissent les portes de cette tour, ils ne viennent pas simplement rendre visite à leurs défunts. Ils viennent chercher du réconfort, du soutien, parfois même une forme de guérison spirituelle. Votre rôle est de leur offrir un espace où ils peuvent exprimer leur douleur, se recueillir en paix, et, pour un instant, se sentir entourés de bienveillance.
Le silence régnait dans la pièce, chaque mot de Monseigneur Dorian trouvant un écho en nous. Il était évident que l'accueil des visiteurs ne se résumait pas à quelques phrases polies et à des gestes mécaniques. C'était une véritable vocation, un art à part entière.
— L'une des premières choses que vous devez apprendre, poursuivit-il, est l'importance du langage corporel. Avant même de prononcer un mot, votre attitude, votre posture, et même votre regard doivent exprimer l'empathie et le respect. Les visiteurs doivent se sentir accueillis dès qu'ils posent les yeux sur vous.
Il se tourna alors vers le tableau noir et, d'une main experte, traça quelques mots clés à la craie : "Empathie", "Écoute", "Respect". Puis, il se retourna vers nous, son regard devenant plus perçant.
— L'empathie, continua-t-il, ne consiste pas seulement à comprendre la douleur de l'autre, mais à la ressentir avec lui. Vous devez être capables de percevoir ce que les mots ne disent pas, de reconnaître la tristesse dans un regard, la colère dans un geste, ou l'angoisse dans un silence. Cela nécessite une attention constante, une sensibilité que vous devrez cultiver chaque jour.
Pour illustrer ses propos, Monseigneur Dorian décida de partager avec nous quelques-unes de ses propres expériences.
— Je me souviens d'une famille, commença-t-il, qui venait visiter leur fils décédé. C'était leur unique enfant, et leur douleur était palpable. Lorsque je les ai accueillis, le père ne cessait de fixer le sol, refusant de me regarder dans les yeux. J'ai compris alors que les mots ne suffiraient pas. Je me suis simplement incliné en silence, leur montrant ainsi que j'étais là pour eux, sans pour autant envahir leur espace de douleur.
Il marqua une pause, laissant ses mots imprégner l'atmosphère.
— Le père a fini par relever les yeux, continua-t-il, et dans ce regard, j'ai vu la reconnaissance. Il n'avait pas besoin de discours, juste de savoir qu'il n'était pas seul, que quelqu'un partageait, même de loin, son fardeau.
Ses paroles, empreintes de gravité, nous rappelaient que chaque geste, aussi infime soit-il, pouvait avoir un impact profond sur les visiteurs. Le silence qui suivit fut lourd de réflexion, chacun de nous tentant d'imaginer comment nous réagirions face à une telle situation.
Elara, assise à ma droite, leva timidement la main, attirant l'attention de Monseigneur Dorian.
— Monseigneur, demanda-t-elle d'une voix douce, comment savoir si nous faisons ce qu'il faut ? Parfois, les émotions sont si intenses que j'ai peur de dire ou de faire quelque chose qui pourrait blesser davantage les familles.
Monseigneur Dorian la regarda avec bienveillance, un léger sourire adoucissant ses traits.
— C'est une excellente question, Elara, répondit-il en hochant la tête. Il n'y a pas de réponse simple. Chaque famille est différente, chaque deuil est unique. Ce que je peux vous dire, c'est que l'honnêteté et la sincérité sont vos meilleures alliées. Si vous ne savez pas quoi dire, le silence est souvent préférable. Votre présence, votre écoute, valent plus que n'importe quel mot maladroit.
Elara acquiesça, visiblement soulagée par cette réponse.
— Et n'oubliez pas, ajouta-t-il en se tournant vers le reste de la classe, vous n'êtes pas seuls. Vous pouvez toujours demander conseil à vos collègues, à vos tuteurs. Nous sommes une communauté, unie par une même mission : celle d'apporter un peu de lumière dans les moments les plus sombres.
Théo, qui jusque-là était resté silencieux, se permit une intervention.
— Monseigneur, que faire si un visiteur devient agressif ou perturbé ? demanda-t-il, une pointe d'inquiétude dans la voix. Comment gérer une situation où le respect est compromis ?
Monseigneur Dorian posa son regard sur Théo, son expression se faisant plus sérieuse.
— Cela arrive parfois, Théo, malheureusement. Le deuil peut faire ressortir des émotions extrêmes, y compris la colère. Dans ces moments-là, il est crucial de rester calme. Votre propre attitude peut désamorcer une situation tendue. Parfois, il suffit d'écouter sans jugement, de laisser la personne exprimer sa douleur. Si la situation devient incontrôlable, n'hésitez pas à demander de l'aide. Nous devons maintenir un environnement de paix, mais cela ne signifie pas que vous devez supporter un comportement destructeur.
Après avoir exposé les bases théoriques, Monseigneur Dorian nous proposa de mettre en pratique ce que nous venions d'apprendre. Nous formâmes des groupes, et chacun de nous joua le rôle d'un visiteur, tandis qu'un autre jouait celui du croque-mort chargé de l'accueil.
Lorsque ce fut mon tour, je m'efforçai d'appliquer les conseils de Monseigneur Dorian. J'accueillis Elara, qui jouait le rôle d'une mère venue visiter sa fille, avec douceur et respect, en m'efforçant de lire au-delà de ses mots. Elle s'efforçait de montrer une façade brave, mais je pouvais deviner la douleur cachée derrière ses yeux humides.
— Merci d'être ici, dis-je doucement, tentant de capter son regard pour lui offrir un soutien silencieux.
Elle me sourit faiblement, jouant son rôle avec conviction.
— C'est dur, murmura-t-elle, ses yeux se baissant pour éviter les miens. Parfois, je me demande comment je vais tenir sans elle.
— Vous n'avez pas à porter ce fardeau seule, répondis-je. Nous sommes là pour vous. Prenez tout le temps dont vous avez besoin.
Elara hocha la tête, et je sentis que, même si ce n'était qu'un exercice, les émotions qui transparaissaient étaient réelles. Le rôle de croque-mort n'était pas seulement une profession ; c'était un engagement, une promesse d'accompagner ceux qui restent dans leurs moments les plus difficiles.
Lorsque l'exercice prit fin, Monseigneur Dorian nous rassembla de nouveau.
— Vous avez tous fait du bon travail, dit-il, ses yeux brillant d'une fierté discrète. L'accueil des visiteurs est une tâche délicate, mais essentielle. Ce que vous avez appris aujourd'hui n'est qu'un début. Vous affinerez ces compétences avec le temps, en écoutant, en observant, et en laissant votre humanité guider vos actions.
— N'oubliez jamais, conclut-il, que chaque visiteur est un être humain en quête de réconfort. Votre mission est de leur offrir cet espace de paix. Rappelez-vous toujours de l'importance de ce que vous faites. Et maintenant, allons pratiquer.
— C'est étrange, commença l'un de mes camarades à voix basse. Je n'aurais jamais pensé que l'accueil des visiteurs serait aussi important dans ce métier.
Je tournai la tête vers lui, captant son regard curieux.
— C'est bien plus que de simples mots de bienvenue, répondis-je en me souvenant de ce que j'avais déjà observé. C'est un moment où nous devons montrer toute notre compassion, notre respect. Les visiteurs viennent ici pour se recueillir, pour dire adieu à ceux qu'ils ont perdus. Nous devons leur offrir un lieu de paix, une oreille attentive, et parfois même, un peu de réconfort.
Ivan, qui marchait devant moi, se retourna légèrement, ses yeux brillants d'une lueur de satisfaction.
— Sully a raison, dit-il en souriant. L'accueil est l'une des premières impressions que les familles auront de nous. Il faut qu'elles se sentent immédiatement en confiance, qu'elles sachent qu'ici, leurs défunts sont entre de bonnes mains. C'est un art, et vous allez apprendre à le maîtriser.
Un silence suivit ses paroles. Nous continuâmes à marcher, le cœur plus lourd mais rempli de la détermination d'apprendre, de comprendre. La journée ne faisait que commencer, mais déjà, je sentais que nous allions grandir, devenir un peu plus des croque-morts à part entière. Et dans ce cheminement, chaque son de cloche, chaque mot échangé, chaque geste de compassion allait nous rapprocher un peu plus de cette vocation sacrée qui était désormais la nôtre.
L'après-midi s'étirait lentement, presque interminable, alors que nous passions à la véritable pratique de notre formation. Le ciel, visible à travers les rares fenêtres des étages supérieurs, se teintait d'un gris pâle, annonçant une fin de journée morne et sans éclat. Mais ici, tout en bas, au dernier étage de la tour, le monde extérieur semblait bien loin. Nous étions postés au niveau -200, l'étage le plus bas, le plus sombre, là où la lumière du jour ne pénétrait jamais. L'air y était lourd, chargé d'humidité, avec une odeur de pierre humide et de poussière qui flottait dans l'atmosphère, mélange oppressant de désinfectant et de terre froide.
Le silence régnait en maître absolu. Un silence pesant, presque palpable, qui semblait s'accrocher à tout, des murs aux plafonds voûtés. Les couloirs étaient larges mais vides, leurs murs de pierre bruts ornés seulement de plaques gravées, indiquant les caveaux anonymes où reposaient ceux qui, dans la vie, n'avaient eu ni richesse, ni famille pour leur rendre hommage. C'était un lieu sans âme, dénué de tout éclat, où les rares visiteurs étaient des ombres silencieuses qui glissaient dans l'obscurité, leurs pas absorbés par les dalles de pierre froide.
Nous étions là, Elara, Théo et moi, à faire le guet devant les ascenseurs, un poste ingrat en cet après-midi sans visite. Nous avions été placés ici pour apprendre, pour observer, mais l'ennui s'était rapidement installé. Il n'y avait rien à observer, personne ne venait jamais à l'étage -200. Les défunts enterrés ici étaient pour la plupart extrêmement désargentés, oubliés du monde. L'ambiance était morose, presque oppressante.
Pour passer le temps, nous nous étions mis à jouer un petit jeu entre nous. Le but était simple : deviner les noms des défunts dans les caveaux les plus proches, ceux dont les plaques étaient trop usées pour être lues.
— Celui-ci, c'est sûrement un Édouard, dit Théo, un sourire en coin, pointant du doigt une plaque particulièrement effacée. Il devait être un vieux marin, solitaire, qui n'a jamais trouvé la paix en mer.
— Édouard ? répondit Elara en haussant un sourcil, un éclat de malice dans les yeux. Je parie plutôt sur un Paul, un instituteur taciturne, qui a consacré sa vie à l'éducation des enfants sans jamais se marier.
— Vous êtes tous les deux à côté de la plaque, plaisantai-je. C'était probablement un artiste méconnu, un génie incompris qui a vécu dans la pauvreté mais dont les œuvres seront redécouvertes dans quelques siècles.
Nos rires résonnèrent faiblement dans le couloir désert, apportant un semblant de vie à cet endroit sinistre. C'était un soulagement, une manière de briser la monotonie de cette après-midi interminable. Les heures passaient lentement, rythmées par le bruit des ascenseurs qui montaient et descendaient sans jamais s'arrêter à notre étage.
— Il ne fait même pas beau aujourd'hui, soupira Elara, songeuse. Vous croyez qu'on reverra un jour le soleil, coincés ici en bas ?
— Je commence à me demander si le soleil existe vraiment, plaisanta Théo, lançant un regard exagérément désespéré vers le plafond. Peut-être qu'on l'a juste imaginé.
Nous échangeâmes des sourires complices. Ces petites discussions, aussi futiles soient-elles, étaient notre bouffée d'air, notre manière de garder un peu de légèreté dans un environnement qui tendait à vous plomber l'esprit.
La fin de l'après-midi approchait, et nous commencions à ressentir l'épuisement de la journée. C'est alors que l'atmosphère changea brusquement. Le silence habituel fut brisé par le bruit feutré mais distinct de pas nombreux et synchronisés, résonnant dans le couloir. Nous nous redressâmes instinctivement, surpris par cette activité soudaine.
Un groupe d'hommes fit son apparition, leurs pas assurés résonnant avec une précision presque militaire. Ils étaient une vingtaine, tous vêtus de manière bien trop élégante pour venir de l'intérieur de la ville. Leur allure tranchait nettement avec la morosité des lieux. Ils portaient des costumes sombres, impeccablement taillés, et des lunettes de soleil qui cachaient partiellement leurs regards, ajoutant une touche de mystère à leur présence. Il ne faisait pourtant pas assez de lumière ici pour justifier de telles lunettes.
— Ce sont sûrement des gardes du corps, murmura Elara, ses yeux s'écarquillant légèrement. Mais qui peuvent-ils bien protéger ici ?
— Bonne question, répliqua Théo en chuchotant. On ne voit jamais personne ici en bas. Ça doit être quelqu'un d'important.
Le groupe s'avançait en silence, comme s'ils connaissaient parfaitement les lieux. Ils s'arrêtèrent à une certaine distance, formant une haie d'honneur, et ce fut alors qu'une femme apparut. Elle était d'une beauté froide, presque irréelle. Elle portait une robe noire, sobre mais d'une élégance rare, qui contrastait fortement avec les uniformes maintenant grisâtres que nous portions. Sa démarche était gracieuse, presque flottante, et ses traits étaient marqués par une expression guindée, comme si le poids du monde reposait sur ses épaules. Ses yeux, cachés derrière des lunettes de soleil, balayaient l'espace avec une familiarité qui suggérait qu'elle n'était pas étrangère à cet endroit.
Je restai figée, fascinée par cette apparition inattendue. Qui était-elle ? Que faisait-elle ici, dans les profondeurs de la tour ? Mon instinct me poussait à en savoir plus, à la suivre pour découvrir les raisons de sa présence en ce lieu oublié de tous. Alors que je faisais un pas en avant, Ivan, qui avait observé la scène de loin, s'approcha de moi.
— Sully, murmura-t-il doucement mais fermement, posant une main sur mon bras pour me retenir. Laisse-les. Ce n'est pas notre affaire. C'est l'heure de rentrer pour toi.
Sa voix, habituellement si calme, portait une note d'autorité inhabituelle. Il savait quelque chose, c'était évident, mais il n'était pas question de creuser plus loin. Pas ce soir.
Je le regardai, partagée entre la curiosité et l'étonnement. Finalement, je cédai, hochant la tête en signe de compréhension.
— Bien, répondis-je, un soupir d'acceptation franchissant mes lèvres. C'était juste... étrange, tout ça.
— Je sais, dit Ivan en esquissant un sourire rassurant. Il y a des choses que nous ne pouvons pas toujours expliquer. Viens, la journée est finie. Tu as bien mérité un peu de repos.
Je suivis Ivan, Elara, Théo et leur instructeurs nous suivant de prêts. Je jetait malgré tous un dernier regard vers la femme et son entourage alors qu'ils s'éloignaient dans le couloir sombre. Le mystère restait entier, mais pour l'heure, la fatigue l'emportait sur la curiosité. En marchant en direction des dortoirs, l'esprit embrouillé par les événements de l'après-midi, je me promis de rester sur mes gardes. La tour cachait bien des secrets, et ce n'était que le début de notre immersion dans ce monde d'ombres et de silence.
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