Chapitre 3
Alors que nous rentrions dans notre ville, en repassant par l'énorme couloir de barbelés, l'excitation montait. Nos familles nous attendaient impatiemment, leurs sourires radieux et les mains pleines de confettis multicolores qu'ils avaient préparés avec soin toute la semaine durant, à partir de coupures de journaux colorées. Une odeur festive flottait déjà dans l'air, mélange d'encens, de sucreries et de l'odeur familière de la pierre chauffée par le soleil.
— Regarde, ils sont là ! s'exclama Gloria en apercevant la foule.
— On dirait que toute la ville est venue, ajouta Adil, un sourire nerveux aux lèvres.
Dès que nous passâmes la porte, un torrent de confettis s'abattit sur nous, accompagné de cris de joie et de félicitations. Les bras grands ouverts, nos familles nous accueillirent dans des étreintes chaleureuses, leurs paroles de fierté réchauffant nos cœurs.
— Sully, ma chère Sully, tu as réussi ! s'écria Madame Lambert, tenant à peine debout, les yeux brillants de larmes de joie. Je savais que tu ferais des merveilles.
— Merci, Madame Lambert, dis-je en la serrant fort. Votre soutien a été si précieux.
Les confettis crissaient sous nos pieds tandis que nous avancions dans la foule. Gloria riait aux éclats, sa chevelure dorée captant les dernières lueurs du jour, tandis qu'Adil tentait de masquer ses yeux encore rouges de douleur.
— Eh, Adil, tu ressembles à un lapin albinos avec ces yeux rouges ! me moquai-je gentiment.
— Très drôle, Sully, répondit-il avec un sourire en coin. On verra bien si tu feras autant la fière quand tu verras tes yeux...ajouta t-il en pointant vers moi un bout de verre afin que je puisse admirer mes yeux couleur vermeille.
Environ une heure après notre arrivée, le moment tant attendu était enfin venu. Tous les lycéens, nous y compris, étions invités à monter sur l'estrade de fortune installée au centre de la place, afin d'officialiser notre choix de carrière devant la foule en délire. Les torches allumées éclairaient la scène d'une lueur chaude, créant une ambiance presque féerique.
— Adil, tu es le premier, murmura Gloria en lui tapotant l'épaule. Allez, courage.
Adil inspira profondément et monta sur l'estrade, son regard parcourant la foule avant de se fixer sur ses parents, debout au premier rang, leurs visages empreints d'une anticipation inquiète.
— Bonsoir à tous, commença-t-il, sa voix légèrement tremblante. Je veux remercier mes parents pour leur soutien inconditionnel. Cependant, j'ai décidé de ne pas reprendre la boulangerie familiale.
Un murmure de surprise parcourut l'assemblée, mais Adil continua avec détermination.
— Je souhaite intégrer la garde rapprocher du député. Je veux protéger notre élu, voir le monde au-delà de nos murs, découvrir d'autres horizons et c'est l'un des seul métier à pouvoir faire des allers et retours...voilà.
Un silence stupéfait suivit ses paroles, mais rapidement, des applaudissements retentirent, marquant l'acceptation et le soutien de la communauté.
Ensuite, ce fut le tour de Gloria. Elle monta sur l'estrade avec une assurance naturelle, son regard brillant d'un feu intérieur.
— Je sais que mon choix surprendra peut-être certains ou pas d'ailleurs, dit-elle en souriant. Mais mon destin est de devenir la plus grande concubine que le quartier pourpre ait jamais connue. Je veux inspirer et captiver par ma grâce et mon talent, de ce fait je souhaiterais intégrer la prestigieuse maison du « Paradis ».
La déclaration de Gloria fut accueillie par des applaudissements enthousiastes, ses parents connus dans toute la ville pour leur amour de l'argent, la regardaient avec une fierté non dissimulée.
Enfin, ce fut mon tour. En montant sur l'estrade, je sentis une vague de calme m'envahir. Les visages de la foule se fondaient en une mosaïque de soutiens et de curiosité.
— Bonsoir, commençai-je, cherchant les mots justes. Beaucoup d'entre vous le savent déjà, mais je l'annonce officiellement ce soir...je souhaite devenir croque-mort.
Un murmure d'assentiment parcourut l'assemblée, suivi de chaleureux applaudissements. Mon choix, bien que prévisible, fut accueilli avec respect et approbation, étant la fille de la célèbre mademoiselle Eve, tout le monde me connaissant et connaissait mon histoire.
Après ces annonces, nous retirâmes nos longues robes bleues et les jetâmes dans le grand feu de joie qui éclairait cette nuit magique. Les flammes crépitantes dansaient sous le ciel étoilé, transformant nos symboles d'innocence en cendres de renouveau.
— Que la fête commence ! s'écria quelqu'un, déclenchant une vague d'enthousiasme.
Les portes des habitations étaient grandes ouvertes, et nous pouvions entrer chez les uns et les autres, mangeant et buvant avec nos voisins, dansant dans les rues pavées. L'odeur alléchante des plats cuisinés flottait dans l'air, mélangée aux rires et à la musique.
— Sully, viens goûter ce gâteau ! dit Gloria en me tirant par la main vers une table chargée de mets délicieux.
— Et moi, je vais chercher quelque chose à boire, ajouta Adil en s'éclipsant avec un clin d'œil.
Nous passâmes la nuit à discuter, à rire et à revivre nos souvenirs. Nous parlâmes de nos rêves, de nos espoirs et de notre avenir, savourant chaque instant de cette fête mémorable.
— C'était vraiment une journée incroyable, dit Gloria en s'étirant. Je suis tellement heureuse que nous ayons partagé tout cela ensemble.
— Oui, répondit Adil en hochant la tête. Nous avons vécu tant de choses, et ce n'est que le début.
Au petit matin, épuisée mais comblée, je pris le chemin de retour vers ma fidèle tour. Le soleil se levait à peine, baignant la ville dans une douce lumière dorée. En traversant les rues désormais calmes, je repensais à la journée qui venait de s'écouler, un sourire sur les lèvres.
Les maisons étaient encore décorées des festivités de la veille, les rues jonchées de confettis et de rubans colorés. L'air était frais, et le chant des oiseaux accompagnait mes pas. En arrivant devant la tour, je pris une profonde inspiration avant de franchir le seuil. Ce jour de fête resterait à jamais gravé dans ma mémoire, un symbole de notre passage à l'âge adulte, de nos choix et de notre détermination à forger notre propre destin.
Je gravis les escaliers silencieux, pris l'ascenseur, l'écho de mes pas résonnant dans les couloirs déserts. En atteignant mon étage, je m'arrêtai devant la porte de Madame Lambert. Elle était déjà éveillée, assise dans son fauteuil avec une tasse de thé fumant à la main.
— Alors, ma chère Sully, comment s'est passée la nuit ? demanda-t-elle avec un sourire bienveillant.
— C'était incroyable, Madame Lambert, répondis-je en m'asseyant à côté d'elle. Nous avons célébré toute la nuit, mangé, dansé et parlé encore et encore. C'était vraiment magique.
— Je suis si heureuse pour toi, ma chérie, dit-elle en me tapotant la main. Tu mérites tout le bonheur du monde.
Je la remerciai et pris congé, me dirigeant vers mon caveau. J'allumai une bougie, la flamme vacillante éclairant doucement la pièce. Je m'assis devant la tombe de ma mère, lui racontant en détail la journée extraordinaire que je venais de vivre.
— Aujourd'hui, maman, j'ai annoncé que je deviendrais croque-mort, comme prévu. Lui dis-je la voix tremblante. Mais ce qui m'a le plus touchée, c'est de voir à quel point tout le monde était fier de moi, de nous. Je sais que tu l'aurais été aussi.
Après ce moment de recueillement, je m'allongeai sur mon futon, le regard tourné vers le plafond de pierre. La fatigue m'envahissait, mais un sourire apaisé étirait mes lèvres. Les souvenirs de cette journée et de cette nuit magique me bercèrent doucement vers le sommeil.
Le lendemain était un jour encore plus spécial que celui d'hier. Terminer mon éducation signifiait que j'appartenais désormais à la tour. En devenant un croque-mort, je renonçais à mon droit de sortie, sauf exception. En d'autres termes, aujourd'hui était mon dernier jour de liberté avant de rendre définitivement mon badge, ce précieux sésame qui me permettait de faire des allers-retours à ma guise.
Malgré toutes mes tentatives auprès de Madame Luc et Madame Miseche, je n'avais pu obtenir qu'un seul jour de plus. Pour ces derniers instants de liberté, il me parut logique d'aller voir mes deux amis de toujours, et de faire ensemble, une ultime fois, le trajet que nous avions l'habitude de faire chaque soir après l'école.
Le matin, la ville semblait plus silencieuse que d'habitude, comme si elle ressentait elle aussi la gravité de la journée. Les rues pavées étaient presque désertes, seules quelques personnes se pressaient vers leurs occupations quotidiennes. Les échoppes, habituellement animées par les cris des marchands et le va-et-vient des clients, semblaient étrangement calmes. L'air, habituellement vibrant de rires et de discussions, était aujourd'hui lourd de silence et de réflexion.
Je retrouvai Gloria et Adil près de la boulangerie de ses parents. La boulangerie, d'où s'échappait toujours l'odeur réconfortante du pain frais, semblait aujourd'hui enveloppée dans une atmosphère de mélancolie. Gloria, toujours aussi rayonnante malgré ses yeux larmoyants, et Adil, dont le sourire semblait forcé, m'attendaient. Gloria portait une robe d'un bleu profond qui faisait ressortir la pâleur de son teint et la rougeur de ses yeux. Adil, quant à lui, avait les cheveux légèrement en bataille et une barbe naissante, signes de la nuit agitée qu'il avait passée.
— Sully ! s'exclama Gloria en me serrant dans ses bras. Je suis si contente de te voir.
Son étreinte était chaude et réconfortante, mais je pouvais sentir la tristesse dans ses épaules tendues.
— Moi aussi, répondis-je en essayant de ne pas laisser paraître mon émotion. J'avais un nœud dans la gorge, mais je me forçai à sourire.
— On dirait que c'est le dernier tour, murmura Adil en posant une main réconfortante sur mon épaule.
Son regard était plein de compassion, et je pouvais voir qu'il luttait lui aussi contre ses propres émotions.
Nous décidâmes de faire notre dernière balade avec Pégase. Gloria monta sur son vélo, moi sur le guidon et Adil s'accrochant à l'arrière. Les rues de la ville, habituellement si animées, étaient aujourd'hui empreintes d'une atmosphère morose. Les pavés sous les roues du vélo résonnaient d'une manière presque mélodieuse, rappelant les innombrables fois où nous avions parcouru ces mêmes rues en riant.
— Tu te souviens, Sully, de la fois où on a fait une course de vélos ici ? demanda Gloria en souriant à travers ses larmes. Son sourire était fragile, mais il illuminait son visage d'une lueur d'espoir.
— Oui, et Adil a failli rentrer dans une charrette ! répondis-je en riant légèrement. Le souvenir de cette journée était si vif dans mon esprit, je pouvais presque entendre les cris et les rires de ce moment.
— Hé, ce n'était pas ma faute, elle était en plein milieu de la route ! répliqua Adil en se joignant à notre rire. Il secoua la tête, ses yeux pétillant légèrement d'amusement. C'était rare de le voir ainsi aujourd'hui.
Nous continuâmes notre chemin, passant devant les lieux qui avaient marqué notre enfance. Chaque coin de rue, chaque boutique et chaque arbre semblait chargé de souvenirs. L'odeur des épices et des plats cuisinés s'échappant des fenêtres ouvertes nous rappelait les nombreux repas partagés, les rires et les discussions interminables.
Finalement, nous arrivâmes sur notre colline, celle où nous avions passé tant de soirées à rigoler et à parler des bêtises que nous avions faites enfants. L'herbe était douce sous nos pieds, et le vent léger apportait avec lui les senteurs du peu de nature environnante. Les arbres autour de nous bruissaient doucement, leurs feuilles créant une mélodie apaisante. Les fleurs sauvages parsemaient le sol de touches de couleur, et l'air était frais, empli des senteurs de la terre et de la végétation.
Nous nous assîmes en cercle, les regards perdus dans le paysage qui s'étendait devant nous. La vue sur la ville, avec ses toits en tuiles rouges et ses cheminées fumantes, était particulièrement belle aujourd'hui. Le ciel, parsemé de teintes roses et orangées, ajoutait une touche de magie à ce moment. Les derniers rayons de soleil baignaient la scène d'une lumière dorée, rendant chaque détail plus vibrant.
— Tu te souviens de la fois où on a grimpé dans ce grand arbre là-bas ? demanda Gloria en pointant un vieux chêne au loin, son sourire tremblant. On avait eu si peur de redescendre !
— Oui, répondis-je en riant légèrement. Adil avait même failli rester coincé toute la nuit.
— Hé ! protesta Adil en souriant, une lueur nostalgique dans les yeux. C'était pas ma faute si la branche avait craqué !
Nous rîmes tous ensemble, mais notre rire était teinté de tristesse. Le vent léger jouait avec les mèches de cheveux de Gloria, et le crépuscule accentuait la lueur mélancolique dans ses yeux. Adil, habituellement si sûr de lui, semblait pensif, ses mains jouant nerveusement avec un brin d'herbe.
— Vous savez, dit Adil après un long silence, j'ai toujours pensé que nous serions ensemble pour toujours. Mais aujourd'hui, je réalise que nous allons chacun tracer notre propre route.
Il avait les yeux brillants de larmes qu'il retenait à peine. Gloria, elle, pleurait silencieusement, ses larmes coulant sur ses joues sans qu'elle fasse un geste pour les essuyer. Ses longs cheveux dorés, habituellement si bien coiffés, tombaient en mèches éparses autour de son visage, accentuant sa vulnérabilité.
Je restai silencieuse un instant, cherchant à dire quelques mots qui pourraient les réconforter, mais mon cœur, lui, était serré, il voulait lui aussi pleurer.
— Je crois que c'est ce qui rend ce moment si précieux, répondis-je, la gorge serrée. Nous avons vécu tant de choses ensemble, et ces souvenirs resteront avec nous, où que nous allions... j'en suis sûre.
Le silence qui suivit était lourd de signification. Chacun de nous savait que ce moment marquait la fin d'une époque. Nous restâmes assis là, profitant de la présence des uns et des autres, sans dire un mot de plus. Le vent doux caressait nos visages, apportant un semblant de réconfort dans ce moment de tristesse.
— Sully, murmura Adil, je voulais te dire quelque chose, mais... il se ravisa, regardant le sol.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je doucement.
— Non, ce n'est rien. Juste... prends soin de toi, d'accord ? dit-il finalement, avec un sourire triste.
Adil avait toujours fait attention à mon bien-être, et durant toutes ces années, il avait été mon confident, quand je me disputais avec Gloria ou encore quand je me faisais gronder par Mesdames Luc et Miseche.
— Vous aussi, répondis-je, sentant mes propres larmes monter. Vous êtes ma famille, vous savez ? Je vous aime, les gars ! leur avouai-je en fondant en larmes.
Nous nous enlaçâmes une dernière fois, les cœurs lourds mais remplis de gratitude pour tous les moments partagés. Le contact de leurs bras autour de moi était réconfortant, rappelant les innombrables fois où nous nous étions soutenus les uns les autres. En quittant la colline, l'ambiance de toute la ville semblait morose. Les oiseaux avaient cessé de chanter, et même le vent semblait plus froid. Nous n'étions pas les seuls à devoir me dire au revoir.
Nous reprîmes le chemin du retour, nos pas traînant sur le sentier poussiéreux. Chaque recoin de la ville, chaque visage que nous croisions semblait empreint de la même tristesse que nous. La journée touchait à sa fin, et avec elle, un chapitre de nos vies se refermait.
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