Chapitre 7
La porte s'ouvrit à la volée et Arnaud fit irruption comme si un ouragan venait de le pousser à l'intérieur. Ses cheveux lui mangeaient la moitié du visage, sans doute parce qu'il les secouait dans un geste d'exaspération. Si on voulait connaître l'humeur d'Arnaud, il suffisait de regarder ses cheveux. Les bons jours, ils étaient lisses et brillants, parfois retenus en une queue de cheval lorsqu'il désirait se concentrer. Les mauvais jours, ils se transformaient en un brouillard sauvage de cheveux blonds. Exactement comme en ce moment.
– Quelque chose ne va pas ? demanda Délia en terminant de se masser la jambe.
Elle avait passé la journée à tester des échantillons de laits hydratants, à la recherche de la texture idéale pour l'été : suffisamment onctueuse pour vaincre toute marque de sécheresse, mais suffisamment fluide pour ne pas avoir à courir toute nue dix minutes avant d'enfiler ses vêtements. Elle avait même mis au point un système de notation pour les départager.
Arnaud secoua la tête, dégageant son front. Aïe ! pensa Délia en découvrant les ondes de colère qui déferlaient de ses yeux bleus. Il a dû rater son audition.
– Est-ce que tu as vu la voiture ?
Il avait posé la question sans crier – Arnaud criait rarement. Néanmoins, Délia sentait qu'il se retenait de hurler, si bien qu'elle se mit à élever la voix, comme pour lui permettre de se défouler par procuration :
– Non, je suis restée ici toute la journée. Qu'est-ce qui se passe ? On a volé la voiture ?
Elle avait adopté un ton si affolé qu'elle commença vraiment à paniquer. Elle n'avait déjà pas les moyens d'acheter « Rosée sensuelle », la super-star des laits hydratants arrivée en tête de son système de notation. Alors acheter une nouvelle voiture était aussi envisageable que de prendre une fusée pour Pluton.
– Le toit est complètement défoncé, comme s'il y avait eu une averse de météorites.
– Oh, c'est pas vrai ! vociféra-t-elle en se levant d'un bond. Je vais les tuer !
Elle se rua à l'extérieur pour constater les dégâts de ses propres yeux. Le toit était constellé d'une multitude d'impacts, probablement causés par des pierres lancées du haut de l'immeuble. Délia contempla la tôle bosselée, les dents serrées. Elle ne parvenait même pas à crier tant elle était choquée.
Deux secondes plus tard, elle était en pleurs, s'accusant d'être responsable des dégâts, tandis qu'Arnaud – qui n'y comprenait rien – tentait de la consoler.
Il lui prit le visage en coupe entre les mains et lui demanda de tout lui expliquer.
Elle se laissa tomber en arrière dans le canapé. À présent ses cheveux étaient aussi désordonnés que ceux d'Arnaud.
– C'est ma faute, confessa-t-elle en ramenant ses genoux contre sa poitrine. Les gamins lançaient des pierres sur la vitre du salon et je leur ai demandé d'arrêter. Je suppose qu'ils ont dû se venger en les balançant sur ta voiture.
– Je ne vois pas ce que tu as à te reprocher. Tu n'allais quand même pas les laisser briser un carreau.
Délia saisit une mèche de ses cheveux et se mit à compter le nombre de fourches. Lorsqu'elle arriva au nombre de sept, elle ajouta :
– C'est peut-être à cause de la façon dont je leur ai demandé d'arrêter.
Arnaud posa une main sur le genou de sa petite amie pour l'encourager à continuer, mais Délia se replongea dans la contemplation de ses cheveux – depuis combien de temps n'était-elle plus allée chez le coiffeur ? Il était vraiment temps qu'elle prenne rendez-vous.
Arnaud retira sa main :
– Qu'est-ce que tu leur as dit exactement ?
Elle fit semblant de faire un effort pour s'en rappeler, puis lâcha :
– Bande de crétins ! Il vous manque des neurones ou vous avez été élevés par des dindons ? Dégagez, sinon j'appelle les flics !
– Waouh...
– Tu crois que j'ai mal fait ? gémit-elle. C'est ma faute, hein ? Je n'aurais jamais dû dire ça.
Arnaud se racla la gorge, tout en lissant ses cheveux. Il remettait toujours ses cheveux en place pour mettre de l'ordre dans ses idées.
– C'est tout ? Tu n'as rien dit d'autre ?
– Je crois qu'il y a un ou deux jurons qui m'ont échappé. J'étais énervée. L'ordinateur venait de bugger. Tu sais dans quel état je suis quand l'informatique me laisse en rade.
À force de remettre de l'ordre dans ses idées, les cheveux d'Arnaud étaient à présent aussi bien coiffés que si aucun incident n'avait eu lieu.
– J'imagine que tu ne sais pas qui était là exactement ?
– Il y avait le gosse du troisième. Ou son frère. J'arrive jamais à les distinguer. En tout cas, il y avait celui du cinquième. Enfin, c'était peut-être le voisin d'en face, ils ont exactement le même blouson. Et...
Délia se prit la tête entre les mains :
– Non, j'en sais rien. En plus, les rideaux étaient tirés. Je les ai à peine aperçus quand j'ai ouvert la fenêtre pour crier. Je n'ai pas pu sortir parce que j'étais en culotte en train de me tartiner de crème. Je suis désolée... C'est vraiment grave pour la voiture ?
Arnaud grimaça un instant. Pourtant il était loin d'être un de ces garçons fous amoureux de leur bagnole au point de la bichonner tous les week-ends.
– Ce n'est pas quelques bosses qui vont l'empêcher de rouler, affirma-t-il en lui caressant le genou pour lui faire comprendre qu'il ne lui en tenait pas rigueur. Ce n'est pas ta faute. C'est eux, les imbéciles. Mais la prochaine fois, essaie d'être plus diplomate.
– Oui, j'essayerai. C'est juste qu'ils me tapent sur les nerfs en permanence. Tantôt c'est leur musique, tantôt c'est les pierres. Et, tu sais, les œufs qu'ils ont lancés... ça sent encore même si j'ai nettoyé trois fois. Je voudrais tellement déménager...
Elle toisa les échantillons de crème accumulés sur la table basse en pensant qu'elle aurait préféré tester une multitude de logements. Arnaud l'attira contre son torse tout en étendant ses jambes sur le canapé pour que leurs corps s'emboîtent parfaitement.
– Ça arrivera, lui promit-il en déposant un baiser sur sa joue. Je te donne ma parole que ça arrivera. Mais pour le moment, tu sais bien que ce n'est pas possible. Alors essaie de prendre sur toi. Rappelle-toi qu'ils ont seize ans...
– J'ai eu seize ans ! protesta Délia. Et je n'ai jamais lancé des pierres ou des œufs sur les façades de mes voisins !
– Oui, mais ça c'est parce que tu n'as pas été élevée par des dindons, répliqua-t-il avec un sourire. Non, franchement, il n'y a pas des choses que tu as faites à seize ans que tu ne pourrais plus refaire aujourd'hui ?
Délia sentit son cœur battre à un rythme inhabituel. Elle n'aurait su dire s'il battait trop vite ou trop faiblement, mais tout son corps réagissait aux paroles d'Arnaud. Elle se redressa légèrement de peur qu'Arnaud perçoive ce changement. Oui, elle avait eu seize ans. Elle n'avait peut-être jamais vandalisé de voiture, mais elle avait vécu dans un monde sans interdit. Elle avait embrassé deux garçons le même soir, blottie entre eux dans un lit ; elle avait volé des baisers à un autre garçon, à défaut de pouvoir lui voler son cœur ; elle avait papillonné de l'un à l'autre sans scrupule, éprouvant un plaisir indéfinissable à établir les règles du jeu. Et ce qu'elle avait vécu avec ces trois garçons avait laissé en elle un impact bien plus profond qu'une bosse sur une voiture.
Elle avait dû mal à croire que les gamins du quartier puissent éprouver autant d'euphorie en jetant des pierres sur ses fenêtres qu'elle en avait eu en passant la nuit auprès de trois garçons.
– On devrait faire installer un système de caméra-surveillance, plaisanta Arnaud. Ça nous reviendrait aussi cher que de payer le loyer d'un autre appartement, mais au moins on saurait qui est le coupable.
Délia nicha sa tête au creux de son épaule, laissant le souvenir de ses seize ans s'éteindre aussi rapidement qu'il l'avait troublée.
– Je suis vraiment désolée pour ta voiture.
– Arrête ! C'est déjà oublié.
Elle lui jeta un regard en biais :
– Tu n'aurais pas quelque chose d'autre à m'annoncer ?
Aujourd'hui, Arnaud devait passer un casting pour le prochain long-métrage de Tristan Birmarck, un réalisateur dont les films cartonnaient au box-office. Tristan Birmack était réputé pour avoir lancé la carrière de nombreux acteurs jusque-là méconnus. Arnaud avait déjà passé un pré-casting un mois plus tôt et avait été retenu en vue de l'audition finale. Cela faisait des semaines qu'il s'imprégnait du rôle de Joshua, un jeune à la dérive qui gagne sa vie en participant à des combats de rue clandestins. Jusqu'au jour où la fille dont il tombe amoureux lui demande de tout arrêter. Délia s'était glissée dans la peau de cette fille pour donner la réplique à Arnaud, si bien qu'elle avait l'impression que le résultat du casting la concernait elle aussi. Avait-elle suffisamment bien entraîné Arnaud ?
Arnaud resta pensif. Ça a dû être une catastrophe, conclut-elle. Elle lui caressa le biceps tout en pensant qu'il manquait cruellement de muscles. C'est clair qu'il n'a pas la carrure pour incarner un boxeur. Ce casting était perdu d'avance de toute façon.
– Eh bien, murmura-t-il d'une voix hésitante, dans la salle d'attente je me suis demandé ce que je faisais là. J'étais cerné par des sosies de Musclor et de Baracuda qui semblaient prédestinés pour le rôle. Ça m'a tellement frustré que quand mon tour est venu, j'étais remonté à bloc et je n'ai eu aucun mal à paraître agressif. J'ai aussi dû donner la réplique à une fille et j'ai joué la scène comme si c'était toi. Je ne sais pas si ça suffira, mais en tout cas j'ai tout donné.
– Ils ne t'ont pas demandé de boxer ?
– Non. De toute façon celui qui obtiendra le rôle suivra un entrainement intensif. Enfin, j'imagine.
Elle tâta son biceps, tandis qu'un sourire se faufilait sur ses lèvres.
– J'ai hâte de te voir à l'œuvre, murmura-t-elle.
Son sourire s'évanouit avec le bruit fracassant d'un objet qui venait de heurter le carreau. Ils sursautèrent tous les deux.
– C'est pas vrai ! Ils recommencent ! Si tu veux t'entraîner aux combats de rue, c'est l'occasion ou jamais, suggéra-t-elle tout en sachant qu'Arnaud n'avait jamais mis son poing sur le nez de quiconque et n'était pas prêt de commencer.
Contre toute attente, Arnaud la prit au mot et se leva en brandissant son poing en l'air. Tout son corps semblait frémir d'excitation.
– T'as raison ! Je vais leur décrocher la mâchoire ! Ils ne vont plus pouvoir manger leurs choco pops pendant deux jours !
Délia fut tellement surprise qu'elle n'eut pas le temps de réagir. Elle regarda son petit ami quitter la pièce en poussant des cris sauvages entrecoupés de jurons. Est-ce qu'il était sérieux ? Il paraissait avoir perdu son sang-froid, ce qui n'était pas pour la rassurer. Ces crétins avaient beau avoir seize ans, ils étaient pour la plupart plus costauds qu'Arnaud.
– Fais attention ! Si tu t'amoches le visage, tu risques de perdre le rôle ! lui cria-t-elle, espérant le raisonner.
Mais son petit ami ne la calculait plus. Soudain elle comprit. Arnaud était encore imprégné par son rôle. Il était devenu Joshua. Et quand Arnaud se glissait dans la peau de quelqu'un d'autre, il n'avait plus aucune limite.
Elle se prit la tête entre les mains, en priant pour que les crétins se soient déjà enfuis. Elle entendit des cris, mais ils provenaient uniquement d'Arnaud et on aurait dit ceux d'une fillette effrayée.
Lorsqu'il réapparut, trois minutes plus tard, il n'avait pas de cocard. En revanche, il tenait à bout de bras une chose longiligne et brillante qui ressemblait à... Un boyau ? Est-ce qu'il avait arraché les boyaux d'un jeune crétin ? Le film d'action semblait avoir viré au film d'horreur.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle d'une voix craintive.
– Une truite, répond Arnaud avec flegme, comme si c'était évident.
– Une...
Elle s'étala sur le canapé en bafouillant, tentant en vain de répéter le mot :
– Une tr... TR...
Des crampes lui cisaillaient le ventre tellement elle riait. Voilà qu'on lançait des truites sur ses carreaux maintenant !
– C'est moins pire que des cailloux, commenta Arnaud en se mettant à rire lui aussi. Quoique... ça empeste vraiment. (Il se boucha le nez en éloignant le poisson mort.) En tout cas, grâce à eux, on ne mourra pas de faim.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top