Chapitre 69

Heureusement qu'elle était assise ! Sinon l'horreur et l'humiliation l'auraient probablement projetée à terre. Oh, comme elle avait envie de se cacher ! Pourquoi ne lui avait-il pas dit cela au téléphone ?! Pourquoi avait-il tenu à lui infliger cette humiliation ?

Elle frissonna d'effroi en imaginant Julien tenant son roman entre les mains, découvrant toutes ces lignes... Oh mon Dieu ! Qu'avait-elle écrit ? Des bribes de phrases traversaient son cerveau, s'entrechoquant comme autant de petites comètes, ces phrases qu'elle avait trouvées si belles sur le moment lui paraissaient soudainement horribles, grotesques.

Il ne fallait pas qu'elle se laisse démonter par son jugement. Il était capable de l'amener à détester son roman s'il prononçait la moindre parole blessante. Cette publication l'avait rendue tellement heureuse. En aucun cas elle ne devait laisser ses sarcasmes ternir ce petit miracle.

– Écoute, je sais que tu n'es pas fan de mon style littéraire et qu'il y a plein d'imperfections dans ce roman, mais je me passerai de tes critiques pour une fois. Si un éditeur a suffisamment cru en moi pour le publier, c'est qu'il ne doit pas être si mauvais.

– J'ai trouvé que c'était bien écrit.

– C'est vrai ?

Un petit sourire ravi s'étira sur le visage de Délia. Un compliment de la part de Julien, ça n'arrivait pas tous les jours. C'était aussi rare et improbable que de trouver un éclat d'émeraude au fond d'une poubelle.

– Oui, le style est original et touchant. Il n'y a pas trop de clichés. Je ne m'attendais pas à ça de ta part.

– Tu t'attendais à une daube ? répliqua-t-elle d'un ton amer.

Évidemment, le compliment était empoisonné. Comme toujours.

Ils furent interrompus par le serveur qui déposa un verre rempli de glaçons illuminé d'une rondelle de citron avant d'y verser lentement, très lentement le contenu de la bouteille de Perrier. Elle avait hâte de descendre son verre et de se tirer d'ici.

Dès que le serveur s'éloigna, Julien posa les deux mains sur la table, entrelaçant ses poings.

– Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. J'ai été surpris par... le contenu.

Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Elle se rua sur sa paille pour aspirer une gorgée glacée. Néanmoins, elle s'efforça de ne pas baisser les yeux. Il fallait reste digne, crédible, ne pas se compromettre.

– Écoute, lui expliqua-t-elle d'une voix aseptisée en reposant son verre, quand on écrit un roman, on puise forcément dans ce qu'on a vécu, c'est comme du terreau. C'est la base, le substrat. Après l'imagination vient s'immiscer comme une semence. Le mélange des deux donne quelque chose qui n'est ni du vécu ni de l'imaginaire.

– Donc c'est un hasard si le personnage principal s'appelle Julien ?

– Il y a plein de gens qui s'appellent Julien sur cette Terre, tu sais.

– Des gens qui s'appellent Julien « dont le regard se dérobe sous une crinière de boucles » et dont le corps est « tellement grand qu'il faut se hisser sur la pointe des pieds pour goûter à ses lèvres » ?

Entendre ces mots sortir de sa bouche, c'était bizarre, mortifiant et savoureux à la fois, parce qu'il ne les avait pas prononcés d'un ton dédaigneux mais plutôt comme il aurait cité du Shakespeare.

– Bon, d'accord, tu m'as peut-être servi de terreau, mais l'histoire qui a germé n'a rien à voir avec nous. Dans ce roman, il y a une grande part d'imagination. De toute façon, je ne vois pas en quoi ça t'intéresse.

– Je vais me marier dans trois mois, décréta Julien. Alors dans l'hypothèse où cette histoire serait du 100% terreau, j'ai besoin de le savoir.

Il la chercha du regard. Elle baissa les yeux, confuse, ne comprenant pas vraiment où il voulait en venir. Elle avait passé la moitié de sa vie à souffrir pour lui. Pourquoi s'abaisserait-elle, une fois de plus, à dévoiler le fond de son cœur maintenant qu'il allait se marier ?

– Il n'y a pas plus de trois gramme de terreau dans cette histoire, déclara-t-elle froidement avec un soupçon d'hostilité. Mais pourquoi tu tiens tant à ce qu'on parle de ce livre ?

– Eh bien, l'héroïne de ce livre a des sentiments plus profonds, plus constants que les sentiments que je lui aurais attribués si cette histoire était du 100 % terreau.

Elle secoua la tête :

– Bon, on ne pourrait pas arrêter avec cette histoire de terreau, je ne te suis plus !

– D'accord, je vais être franc, Délia, dit-il en desserrant ses poings, approchant ses paumes comme s'il voulait la toucher. J'ai toujours soupçonné que tu avais des sentiments pour moi. Mais je pensais que tu avais tout autant été amoureuse de moi que de Rob, de Thibault, d'Arnaud. Je pensais que c'était ton caractère excessif, que ça n'avait rien à voir avec moi en particulier. L'héroïne de ton livre est différente. Du début à la fin, elle n'en aime réellement qu'un.

Ces derniers mois, Délia avait bâti une digue autour de son cœur. Mieux qu'une digue, un rempart, un bunker dont elle avait banni Julien. Mais tout à coup, elle se sentait menacée. Comme si Julien avait trouvé la faille, l'interstice par lequel s'immiscer.

– Qu'est-ce que ça changerait s'il y avait plus de trois grammes de vérité dans cette histoire ? lança-t-elle avec une petite fêlure dans la voix. Tu vas te marier avec Sarah...

– Non, il est prévu que je me marie avec Sarah parce que Sarah veut se marier. Moi je n'ai jamais aimé les engagements, tu le sais bien. Parfois je me demande si Sarah voudrait se marier avec moi si je n'étais pas devenu quelqu'un de connu. Si tu savais comment elle se moquait de moi quand j'étais ado. Je l'aime, elle est parfaite, mais la question c'est : Est-ce que ça va vraiment durer ? Est-ce que je suis sûr de mon choix ? Est-ce qu'elle voudra rester avec moi jusqu'au restant de mes jours ?

– Et la réponse est... ?

– Dans ton roman.

Elle se rencogna contre sa chaise et lui jeta un regard ombrageux :

– Oh, arrête ! Ce n'est pas le moment de jouer avec moi.

– Qu'est-ce qui te dit que je suis en train de jouer ? Je n'ai pas dit que je voulais t'épouser. Je dis juste que, peut-être, si j'épouse Sarah, je vais passer à côté de quelque chose. Alors j'ai besoin de savoir... Ce roman, est-ce qu'il parle de moi ?

Elle ne savait plus quoi répondre. Bien sûr, cette conversation avait quelque chose d'inespéré. L'idée que Julien puisse vouloir d'elle... Mais elle le connaissait. Il se lasserait rapidement. Ce qui se passait avec Sarah en témoignait. Il ne voulait plus d'elle parce qu'elle voulait l'épouser. C'était tellement évident que ça lui tordait le cœur.

Mais un élan d'inconscience, un cœur battant, une adolescente nichée au creux d'elle-même, la poussa à demander :

– Qu'est-ce que tu insinues ? Que si je me penchais, là, maintenant pour t'embrasser, tu accepterais ?

Tout en le défiant du regard, elle écarta le verre pour avancer ses coudes qui vinrent se nicher entre les paumes de Julien.

– Non. Je parlerais d'abord à Sarah pour lui annoncer que c'est fini.

– Tu quitterais Sarah pour moi ? s'écria-t-elle avec une pointe d'incrédulité dans la voix.

– Oui. Tu as changé, Délia ou je me suis trompé sur ton compte. En fait, on a plus de points en commun que je l'imaginais. Tu es déterminée, tu es une battante.

Délia resta sonnée, comme anesthésiée, sans comprendre pourquoi elle n'éprouvait pas la joie immense qu'elle était censée éprouver. Chaque fois qu'elle avait imaginé ce genre de scénario dans sa tête, elle s'était sentie prise d'un vertige, d'une ivresse euphorique. Et là maintenant que son rêve prenait forme, elle ne ressentait rien. Son cœur était engourdi, comme alourdi par une enclume...

Rob.

Ce ne serait pas la première fois qu'elle le larguerait pour Julien. Mais, cette fois, elle sentait qu'il n'y aurait pas de retour en arrière possible. Lorsque Julien lui briserait le cœur – car cela finirait par arriver, elle n'avait nul doute sur ce point – Rob ne serait plus là pour la consoler. Est-ce que cela valait la peine de sacrifier un avenir heureux avec Rob pour une passion éphémère avec Julien ?

Elle le dévisagea d'un regard empreint de méfiance. Ce visage avait cristallisé tant de désir et d'espérances. Des lambeaux de rêves continuaient à frémir au fond de son cœur, tels des cerfs-volants lâchés au vent, hors de tout contrôle.

Et pourtant leur bruissement n'était rien comparé aux mots qui s'imposaient dans sa tête et qui s'échappèrent de sa bouche comme une évidence :

– Je ne te servirai pas de prétexte pour annuler ce mariage. Si tu as peur de t'engager, c'est ton problème.

Julien eut un mouvement de recul, comme s'il esquivait un coup. Sa mâchoire se contracta. Il n'avait jamais eu l'air aussi abasourdi. Jamais ce qu'elle avait pu dire auparavant n'avait eu la moindre emprise sur lui. Tout ricochait sur son visage, parfois une petite lueur s'allumait, mais il restait toujours profondément imperturbable, hors d'atteinte. Jamais elle ne s'était sentie en position de force comme à cet instant précis. Quelque chose venait de se passer. Un événement sans précédent, imperceptible pour ceux qui les entouraient, dont elle seule pouvait mesurer l'ampleur. Pour une fois, c'était elle qui l'avait désarmé. L'issue de la conversation était entre ses mains, et non plus entre celles de Julien.

Il fit mine d'empoigner sa veste, mais elle murmura « Attends », l'obligeant à écouter la suite.

– Tu m'as posé une question à laquelle je n'ai pas répondu. Oui, ce roman, c'est du 100 % terreau, ou du 100 % vécu si tu préfères. J'ai éprouvé chaque mot, chaque ligne que j'ai écrite. C'est pareil que si on avait exposé mon âme à ciel ouvert. Mais ce que ce roman ne dit pas, c'est que maintenant j'aime Rob. Et je suis persuadée que si tu me veux, c'est précisément parce que tu sens que je ne t'appartiens plus.

– D'accord.

– D'accord ? Je viens de t'annoncer que je t'avais dédié tout un roman et c'est ta seule réaction ? D'accord ?

Il haussa les épaules.

– Tu viens de dire que tu étais amoureuse de Rob. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.

– Je ne sais pas... Que c'est dommage ? Que tu regrettes de ne pas avoir ouvert les yeux plus tôt ?

– Non, tu as sans doute raison. C'est à cause du mariage, j'ai dû flipper. Tu viens de m'épargner la plus grosse connerie de ma vie. Merci.

Cette fois, Délia reçu ses mots de plein fouet, tel un uppercut dans son cœur. Il n'y avait que Julien pour la blesser à ce point par un simple Merci. Mais cela lui donnait aussi la certitude d'avoir fait le bon choix. Il était peut-être doué pour la rendre follement heureuse, mais il était encore plus doué pour l'anéantir. Elle ne voulait pas vivre dans la crainte perpétuelle d'être rejetée. Elle voulait Rob, définitivement.

– Eh bien, de rien, prononça-t-elle d'un ton sarcastique. On se verra au mariage...

Il empoigna sa veste, remit ses lunettes de soleil, lui fit la bise comme s'ils avaient parlé de la pluie et du beau temps, et partit au bar payer l'addition.

Elle contempla un instant la chaise vide en face d'elle. Son parfum flottait encore dans l'air.

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Bonjour à tous,

J'espère que vous avez aimé le chapitre. Je tenais à vous souhaiter un joyeux Noel ! Bon, j'avoue, cette période de l'année n'est pas ma préférée mais pouvoir partager ce tome 2 avec vous l'illumine un peu. J'espère pouvoir poster encore un chapitre demain.

Bisous, bonnes fêtes et n'oubliez pas de porter un toast en mon honneur :-)

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