Chapitre 64

Elle resta un instant à contempler la misère dont les larmes roses gisaient dans un amas de terreau au pied de la télévision. Cette même télévision par laquelle tout avait commencé. Elle eut un flash instantané du visage de Julien, puis de celui de Rob. Même les choses les plus belles, qui paraissaient indestructibles étaient vulnérables, sujettes aux intempéries.

Elle avait besoin de prendre l'air elle aussi. Elle se dirigea vers la porte et tenta de la claquer plus violemment qu'Arnaud ne l'avait fait.

La caresse du soleil ne lui apporta pas le moindre réconfort. Elle aurait aimé marcher d'un pas pressé pour évacuer de son esprit cette conversation, mais elle semblait évoluer au ralenti, comme si la vérité était un boulet de canon qu'elle traînait au pied.

Il y avait des couples partout. C'était une épidémie. D'habitude, elle ne les remarquait pas. Sa rupture lui avait rendu la vue. Elle était tentée de changer de trottoir chaque fois qu'elle surprenait un regard complice ou deux mains enlacées.

Elle emprunta la rue derrière l'épicerie en direction du terrain vague. À cette heure-ci, l'endroit était soit un havre de solitude propice à la relaxation, soit le terrain de jeu des jeunes crétins. Ce qui, vu son état de nerfs, pourrait lui être tout aussi bénéfique. Avec un peu de chance, un crétin la draguerait lourdement et elle pourrait se défouler en lui balançant toutes les insultes du monde. Elle éprouvait le besoin de s'en prendre à quelqu'un d'autre qu'elle-même. Elle lui cracherait à la figure tout le venin de sa défaite.

Elle entendit des rires et des bruits de frappe bien avant de voir apparaître la dizaine de jeunes crétins qui avaient pris possession du terrain. Certains étaient assis par terre, une canette à la main ; d'autres taquinaient du pied le ballon.

Maintenant qu'elle était sur place, elle n'était plus aussi sûre de vouloir les provoquer. Elle jeta un œil à sa tenue. Elle portait un jeans et un tee-shirt court qui laissait apercevoir un centimètre de peau. Ce n'était sans doute pas suffisant pour attirer leur attention.

Elle décida de traverser le terrain d'un pas tranquille pour atteindre le centre d'éducation canine qui se situait juste derrière. Elle pourrait se calmer en observant les chiens apprendre les bonnes manières.

Elle était à mi-chemin lorsqu'une voix rocailleuse s'éleva :

– Hé ! Mais regardez qui vient nous encourager. C'est ma petite poulette !

Les dernières syllabes avaient été étirées d'une façon vulgaire. Elle sentit le feu de la rage lui monter à la gorge. Cette manie qu'ils avaient de l'appeler poulette ! C'était insupportable !

Elle s'arrêta subitement, leva une main en l'air comme pour les saluer et lança d'une voix tonitruante :

– Hé ! Salut, mon petit dindon !

Elle avait prononcé le dernier mot en l'imitant, étirant les syllabes avec excès, ce qui indiquait clairement qu'elle était en train de se foutre de leur gueule.

Le silence se fit sur le terrain. Personne ne s'attendait à ce qu'elle riposte. Elle les avait pris à leur propre jeu.

Soudain l'un d'eux – le plus grand – recula puis shoota dans le ballon qui se dirigea droit sur Délia. La force avec laquelle la balle heurta ses tibias lui fit comprendre que, si elle pouvait leur rendre la pareille verbalement, physiquement elle ne faisait pas le poids.

Elle regarda la balle en se demandant si elle était censée la leur renvoyer. Elle savait très bien qu'elle était incapable de frapper dans un ballon et de lui faire parcourir une telle distance.

– Alors qu'est-ce que t'attends ? T'aimes les boules, non ?

Ils éclatèrent tous d'un rire débile. Qu'est-ce qu'ils étaient pathétiques !

– Si vous croyez que c'est comme ça que vous allez séduire une fille, vous êtes vraiment à côté de la plaque ! hurla-t-elle. Bande de crétins !

Elle décida qu'elle s'était suffisamment défoulée et reprit son chemin. Mais sa vision périphérique ne manqua pas de l'informer qu'un crétin traversait le terrain à grandes enjambées. Elle pressa le pas, tandis qu'elle le sentait approcher dans son dos. En temps habituel, elle aurait commencé à paniquer. Mais son cœur était déjà saturé de tant de sentiments que la peur ne parvenait pas à s'y frayer une place.

Elle entendait son souffle saccadé à présent. C'était trop tard. Il valait mieux se retourner et lui faire face plutôt que de lui offrir l'occasion de poser une main sur son épaule – ou ailleurs.

Elle pivota et se retrouva face à un tee-shirt barré du logo d'une marque de sport. Il était vraiment très grand.

– T'as un problème avec moi, poulette ?

– Non. Aucun. C'est juste que je n'apprécie pas les gens de ton espèce.

Il écarquilla les yeux, puis se tourna vers ses amis :

– Putain ! Vous avez entendu, les mecs ? Elle est raciste.

Des protestations s'élevèrent. Un murmure de rébellion s'empara du terrain. Le malaise était palpable. Tous les corps paraissaient vibrants d'électricité.

Elle remarqua soudain la peau basanée du garçon qui lui faisait face et comprit que ses paroles avaient été mal interprétées.

– Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, tenta-t-elle de se rattraper, tout en remarquant que les autres crétins se dirigeaient vers elle, faisant front commun. Je ne parlais pas de la couleur de ta peau, je parlais de votre comportement en général.

– Et qu'est-ce qu'il a notre comportement ?

– Vous vous comportez comme des mâles en rut. Vous n'avez aucun respect.

Cela faisait tant d'années qu'elle retenait le fond de sa pensée que prononcer ces mots à haute voix lui procura un certain soulagement. Qui dura une demi-seconde. Le temps de voir se peindre un rictus sur les lèvres du grand crétin avant qu'il se retourne vers ses acolytes.

Elle les vit hocher la tête à peu près au même moment. Douze hochements de tête unanimes. Elle ne comprenait pas ce qui était en train de se passer, à quoi ils consentaient silencieusement, mais, tout à coup, le vent de la panique lui gonfla les jambes et elle se mit à courir pour s'échapper du terrain vague. Des rires tonitruants et des remarques dégradantes emplissaient ses oreilles. Elle entendit vaguement des éloges adressés à son « joli petit cul ».

Elle se sentait encore plus mal qu'avant. Si un jour on décernait la palme de la réaction la plus stupide après une rupture, c'est elle qui gagnerait assurément.

Une fois dans la rue, elle reprit peu à peu son souffle. Elle marcha jusqu'à la boulangerie et s'assit sur un banc. Le dimanche, quand il faisait beau, elle venait parfois déjeuner sur ce banc avec Arnaud. Il choisissait toujours une viennoiserie fourrée à la crème pâtissière, et ses baisers avaient le goût du sucre et de la vanille. Elle avait envie de pleurer, de hurler, mais rien ne sortait. Elle était juste sous le choc.

Elle se concentra sur ses baskets pour ne pas voir les couples défiler. Quelques instants plus tard, des pieds se matérialisèrent sous ses yeux. Elle tressaillit en identifiant ces chaussures. Elle releva la tête, à moitié soulagée.

– Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.

– Je prends l'air, comme tu vois.

– Tu pouvais pas choisir un autre banc ? J'étais assis là il y a cinq minutes. Je suis juste parti m'acheter à boire.

Elle ne put s'empêcher de sourire à l'idée qu'ils avaient tous deux choisi ce banc.

– Désolée. On a toujours les mêmes idées.

– Je ne crois pas, non, rétorqua-t-il en s'asseyant à l'autre extrémité du banc. Je n'ai jamais eu l'idée de te tromper.

Malgré ce reproche implicite, le ton qu'il avait employé indiquait clairement qu'il s'était calmé.

Elle laissa passer un silence. Elle ne savait pas si Arnaud lui tendait une perche pour qu'elle s'excuse à nouveau, s'il espérait qu'elle se jette à son cou en implorant son pardon.

– T'as les clefs de l'appart ?

Il lui tendit sa paume. Elle sortit la clef de sa poche, perplexe. Qu'est-ce que ça signifiait ? Il n'allait tout de même pas la mettre dehors ? C'était leur appartement à tous les deux.

Elle se détendit en le voyant se servir de la clef pour décapsuler sa bouteille.

– Est-ce que ton tournage s'est bien passé ? demanda-t-elle. On n'a même pas eu l'occasion d'en parler.

Il avala une longue gorgée, puis resta silencieux et elle devina que ce n'était pas les mots qu'il avait espéré entendre.

– Oui, c'était dément, finit-il par répondre. Le réalisateur était super exigeant, mais j'ai appris plein de choses. Je pense que le film va cartonner. Tu vas me regretter quand tu verras ma tête affichée sur tous les arrêts de bus.

– Certainement.

Il lui jeta un regard et elle perçut la trace de son amour au milieu d'un torrent de rancœur. Il n'a jamais été aussi beau, pensa-t-elle douloureusement. Elle sentait qu'il ne tenait qu'à elle d'abolir les mots définitifs qu'il avait prononcés. Il lui laissait une dernière chance de s'en tirer.

Mais elle savait que cela ne servirait à rien. Elle aurait beau s'excuser cent mille fois, les choses ne seraient plus jamais comme avant. Il n'y avait pas de retour en arrière possible.

– C'était déjà fini avant que je parte en tournage, n'est-ce pas ?

Elle hésita un instant. De peur de le blesser. De peur de regarder la vérité en face.

– Je crois que oui, admit-elle. Mais je ne le savais pas encore.

Elle tendit la main pour lui subtiliser sa bouteille et avala une gorgée d'alcool.

– Je ne veux pas qu'on se déteste, murmura-t-elle. Après tout ce qu'on a vécu...

Il secoua la tête d'un air irrité :

– Tu es vraiment naïve, Délia. Bien sûr que je te déteste.

Il se leva et ajouta d'une voix plus douce :

– Autant que je t'ai aimée.

Il lui tendit le bras comme pour l'aider à se relever. Elle voulut saisir sa main, mais au moment où leurs doigts se frôlèrent, Arnaud retira sa main. Et elle comprit qu'il avait juste esquissé ce geste pour dire : « Allez, viens, on rentre. »

C'est à ce moment où cette main se déroba – cette main qui l'avait épaulée, soutenue, caressée, consolée –, à ce moment où cette main refusa de la toucher qu'elle réalisa que c'était vraiment fini pour de bon.

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J'espère que vous avez apprécié ces chapitres. J'ai fait de mon mieux pour poster, mais cette fois c'est vraiment le dernier chapitre pour aujourd'hui.

Hâte de savoir ce que vous pensez de cette rupture.

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