Chapitre 63
Mars était arrivé, apportant avec lui ses blancs nacrés, ses roses pastel, ses verts vifs réveillant les arbres, transformant les champs. Le ballet de la nature avait commencé. Pissenlits, pâquerettes, magnolia, muscaris, il n'y avait pas d'échelle sociale, aucune discrimination : les fleurs les plus communes, même celle dites « mauvaises herbes » s'épanouissaient aux côtés des essences les plus recherchées.
Dans la cour, les jardinières de Délia accueillaient elles aussi les ballerines du printemps. Les violettes plantées à l'automne dernier avaient refleuri. Ces fleurs dont Hélène avait dit qu'elles évitaient les hésitations et les discussions stériles. On pouvait dire qu'elles tombaient à point nommé !
Arnaud serait de retour d'un jour à l'autre. La date était encore incertaine. Tristan Birmarck était un réalisateur fantasque et exigeant qui pouvait interrompre le tournage une demi-journée pour aller manger des huîtres avec ses acteurs, ou au contraire prolonger le tournage jusqu'à la nuit tombée si la scène ne lui convenait pas. La date à laquelle Arnaud était censé revenir était donc sans cesse postposée.
Délia avait retrouvé son travail chez Hélène, la quiétude paisible du jardin. Quelle délivrance de se retrouver dans cet endroit plutôt qu'à la maison où elle devait supporter le regard acrimonieux du lit, les reproches de la commode, le jugement de la cuisinière, la pesanteur de toutes ces pièces qui chérissaient Arnaud et semblaient la blâmer. Au jardin, toutes ces fleurs, tous ces bourgeons étaient nés cette année et ne pouvaient donc pas savoir ce qu'elle avait fait l'hiver dernier. C'était un raisonnement stupide, mais c'est ce qu'elle ressentait : toute cette verdeur, cette vie nouvelle purifiait sa conscience, balayait les remords, contredisait l'hiver et par là même le souvenir de la trahison.
Un mardi soir, elle rentra du travail éreintée mais comblée d'une fatigue bienheureuse après avoir passé la journée à semer, bouturer, récolter. Sur le siège passager, un brouillard de gypsophiles et quelques Étoiles de Bethléem lui tenaient compagnie. Il y avait tant de fleurs au jardin qu'Hélène lui permettait d'en cueillir un bouquet de temps en temps.
Elle posa son sac sur le plan de travail de la cuisine et brancha la bouilloire pour se préparer un thé à la vanille. Lorsqu'elle se retourna, elle remarqua une petite enveloppe posée sur la nappe du côté où elle s'asseyait d'habitude. Elle partit en courant vers la chambre après avoir jeté un coup d'œil au salon :
– Où es-tu ? criait-elle comme une petite fille.
Elle ouvrit la garde-robe, regarda dans la douche. Pas de trace d'Arnaud. Pourtant ses valises étaient posées dans la chambre et la petite enveloppe portait son écriture.
Elle décida de retourner dans la cuisine pour ouvrir l'enveloppe. C'était peut-être un jeu de piste. Peut-être qu'il l'attendait dans un grand restaurant et qu'une limousine allait venir la chercher.
Elle déchira l'enveloppe et une miette de papier atterrit sur la nappe. Cela ressemblait à une épluchure de papier journal. Elle la ramassa :
Jean-Marc & Fils. Débouchage WC-canalisations. Services rapides et prix compétitifs.
C'était forcément une blague. Sauf que le côté drôle de la blague lui échappait.
– Je savais que tu avais de l'humour, mais là je suis sans voix ! hurla-t-elle au cas où il se cacherait dans l'appartement.
Quelques secondes plus tard, elle sentit une présence derrière elle. Elle se retourna et se jeta au cou d'Arnaud pour l'embrasser. Puis elle remarqua qu'il avait un hématome.
– Qu'est-ce qui est arrivé à ton nez ?
– Oh, il y avait une scène de combat que j'étais censé mimer, mais ça ne faisait pas très réaliste, alors j'ai dit au type : « Vas-y, ne te gêne pas ! » et il ne s'est pas gêné.
Elle fronça les sourcils :
– Et il t'a cassé le nez ?
– C'est juste une petite fracture. C'est pas grave. Je suis sûr que ça rendra très bien à l'écran, répliqua-t-il en se frottant le nez d'un air satisfait.
– T'es dingue ! le sermonna-t-elle en lui donnant une petite tape sur l'épaule. Vraiment dingue !
– Alors tu apprécies ma surprise ? changea-t-il habilement de sujet en jetant un regard vers l'enveloppe.
– Ta petite annonce pour déboucher les WC ? Oui, c'est charmant. Je suis profondément touchée, ironisa-t-elle en posant une main sur son cœur.
– Quoi ?
Il s'empara du bout de papier, écarquilla les yeux, puis le lui rendit.
– Regarde de l'autre côté.
Elle fit disparaître Jean-Marc & Fils et se retrouva face à une autre petite annonce :
À louer. Charmante maison en pierre du pays. Toiture rénovée, 2 chambres, salon, cuisine, salle de bains, jardin. Proximité transports en commun. Cadre champêtre.
Elle leva les yeux vers Arnaud qui arborait un sourire éclatant.
– On a une visite demain. Moi je l'ai déjà visitée cet après-midi et j'ai payé l'acompte. Si elle te plaît, elle est à toi.
Elle n'arrivait pas à y croire. C'était tellement inattendu.
– On peut se le permettre ?
– Oui, maintenant, on peut. (Il lui décocha un sourire victorieux.) J'ai touché beaucoup d'argent pour ce film et j'ai déjà reçu trois scénarios pour un prochain rôle.
– Et le jardin il est comment ?
– Fleuri.
Elle faillit bondir hors de sa chaise pour lui sauter au cou, mais un souvenir la rattrapa comme des tentacules s'enroulant autour de sa cheville, les tentacules glacés d'un souvenir brûlant.
– Je ne peux pas, opposa-t-elle en s'écorchant la voix.
Il la dévisagea, décontenancé.
– Si elle ne te plait pas, on peut en visiter une autre. Rien n'est encore définitif.
– Non, l'interrompit-elle, ça n'a rien à voir avec la maison. Je suis sûre que la maison est parfaite. C'est autre chose.
Elle n'avait pas prévu de le lui dire si tôt. Elle ne savait même pas si elle avait prévu de le lui dire un jour. Mais maintenant qu'il était là devant elle à lui offrir un jardin sur un plateau d'argent, oh non, elle ne pouvait pas lui faire ça, elle ne pouvait pas lui mentir, elle ne pouvait pas accepter un cadeau qu'elle ne méritait pas.
Sentant le courage lui manquer, elle pensa au conseil qu'Arnaud donnait aux comédiens de la troupe de théâtre qu'il dirigeait à l'université : « Lancez-vous sans réfléchir ! »
– J'ai couché avec quelqu'un.
Elle vit le regard d'Arnaud changer. Il y avait de la haine et de l'incrédulité à parts égales dans ses yeux bleus. Peut-être que dans quelques secondes il n'y aurait plus que de la haine. Peut-être qu'il me regardera toujours ainsi désormais.
– Qui ? Julien ?
– Non.
Délia eut l'impression que son cœur venait de se décrocher de sa poitrine pour s'écraser sur le plancher. Pourquoi cela faisait-il si mal d'avouer qu'elle n'avait pas couché avec Julien ? Ni hier, ni demain, ni jamais. Cela n'aurait pas dû faire plus mal que d'avouer à Arnaud qu'elle lui avait été infidèle. Pourtant prononcer ce « non » lui coûtait davantage. Elle aurait voulu, une seule fois dans sa vie, pouvoir dire à quelqu'un : Oui, Julien et moi...
– Qui ?
– Quelle importance ? répliqua-t-elle en haussant les épaules. Qu'est-ce que ça change que ce soit lui ou un autre ?
– C'est Julien, j'en étais sûr !
Il shoota dans le mur avant de faire volte-face pour dissimuler sa douleur. Puis il attrapa une plante au hasard dans le salon et l'envoya valser à travers la pièce. Délia resta sans voix, incapable de démentir, incapable de réitérer une fois de plus ce « Non, je n'ai pas couché avec Julien » qui lui avait fendu le cœur.
Elle regarda les objets valser les uns après les autres. Elle ne le reconnaissait pas. Jamais il n'avait réagi comme ça. Il lui faisait presque peur. Elle se demanda si c'était vraiment elle qui l'avait mis dans cet état ou si c'était le rôle de Joshua qui continuait à infuser son venin, dénaturant la personnalité d'Arnaud.
Elle aurait dû avaler une touffe de violettes avant de discuter avec lui.
Lorsqu'enfin Arnaud eut détruit tout ce qu'il y avait à détruire, il s'affala dans le divan. Délia était encore sous le choc. Elle resta immobile dans l'encadrement de la porte, son cœur roulé comme un hérisson au fond de sa poitrine.
– C'est bon, je suis calme, annonça-t-il. Dis-moi tout.
– Ce n'est pas Julien.
– Je ne te crois pas. (Il souffla par le nez comme s'il tentait tant bien que mal de se contrôler.) Depuis qu'il est revenu, tu n'es plus pareille. Même si tu ne le revois plus jamais, il sera toujours entre nous. Je ne peux pas vivre avec l'impression d'être un second choix. Tu sais quoi ? Je ne suis même pas surpris. En colère, oui. Mais surpris ? Pas le moins du monde. J'ai toujours su que ça finirait par arriver. (Il lui jeta un nouveau regard haineux.) Pourquoi tu n'essayes même pas de te défendre ?
– Parce que ce n'est pas Julien, se força-t-elle à répondre d'une voix claire et formelle pour qu'il comprenne qu'elle ne cherchait pas à le berner.
Et puis, d'une petite voix fêlée, elle lui livra le bon prénom.
– Quoi ? Rob ? Pourquoi ? s'écria-t-il en se frictionnant les cheveux, mais cette fois le choc paraissait l'emporter sur l'énervement.
Elle fut tentée de courir dans la cour et de bouffer toutes les violettes de ses jardinières pour mettre fin à cette discussion stérile. Parce qu'elle n'avait pas de réponse à lui donner.
– Alors, pourquoi ? insista-t-il. Il est marié, non ? Tu étais tellement en manque de sexe ?
– Non ! protesta-t-elle faiblement.
La façon dont il en parlait rendait cette histoire si sordide. Alors que son souvenir, aussi coupable soit-il, lui paraissait chaleureux, presque beau si elle le contemplait seule face à elle-même. Elle ne voulait pas que Rob soit mêlé au dégoût d'Arnaud, elle ne voulait pas jeter l'opprobre sur cette journée, la réduire à quelque chose d'ignoble. Elle se rendait compte maintenant du fossé entre la façon dont elle avait vécu les choses et la façon dont cela serait perçu si elle tentait de l'expliquer. Tout cela serait sali par un jugement intransigeant, s'appuyant sur les bonnes lois de la moralité. Personne ne pouvait comprendre.
– Tu sais le pire, c'est que j'aurais pu te pardonner pour Julien. Parce que je m'étais préparé à la possibilité que ça arrive et oui, j'aurais pu passer l'éponge si tu m'avais prouvé que tu tenais vraiment à moi. Mais Rob ? Tu ne peux pas me dire que c'était sur le coup de l'émotion parce que c'était ton grand amour de jeunesse.
Elle ne trouvait rien à dire. Il y a quelques mois si elle s'était retrouvée dans une situation pareille, elle aurait tout fait pour se faire pardonner, elle l'aurait supplié, elle lui aurait promis que cela n'arriverait plus jamais. Mais elle se rendait compte qu'elle ne pouvait pas le lui promettre.
– Tu sais quoi ? poursuivit Arnaud. Il y avait des tas de belles filles sur le tournage. J'aurais pu coucher avec une fille différente chaque soir si je l'avais voulu. Mais je ne l'ai pas fait.
– Je suis désolée, balbutia-t-elle.
– Tu es désolée ? C'est tout ce que tu as à dire ?
Elle haussa les épaules.
– Alors c'est fini. Je renonce à toi, cracha-t-il d'un air désabusé. Je ne peux pas être avec une fille qui ne sait pas ce qu'elle veut. J'ai besoin de prendre l'air, ajouta-t-il en quittant la pièce.
La porte claqua violemment. Elle eut envie de saisir tous les objets pour les jeter à terre. Malheureusement Arnaud l'avait déjà fait.
Et elle n'avait plus une seule bougie pour se consoler.
https://youtu.be/4pBo-GL9SRg
Une chanson de circonstances qui dit : "Pourquoi est-ce que toutes les bonnes choses ont une fin ?"
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