Chapitre 62

Le contentement planait sur le visage de Délia. Ils avaient fini par atterrir sur le canapé après un méli-mélo de jambes et de soupirs. Elle avait l'impression que son corps venait de révéler sa vraie nature au contact de Rob. Une nature sauvage et libre. Elle ne savait pas que le sexe pouvait ressembler à ça. Waouh... Comment avait-elle pu ignorer cela pendant autant d'années ? Elle comprenait enfin pourquoi le monde entier en faisait une obsession. Si le sexe était une maison, elle n'en avait jusqu'à présent visité que le cagibi, mais Rob venait d'en ouvrir toutes les autres portes, tout du moins les portes des plus belles pièces. Elle avait envie qu'il continue à lui faire explorer d'autres sensations, qu'il prolonge sa visite jusqu'à l'épuisement. Il savait si bien où poser ses mains pour attiser l'excitation. Il y avait une telle alchimie entre leurs corps que ç'en était étourdissant.

Mais évidemment ce n'était pas envisageable. Rob était marié. Délia était en couple. Peut-être pourrait-elle explorer les positions que Rob lui avait découvrir avec Arnaud ? Peut-être pourrait-elle maintenant éprouver ces mêmes sensations avec son petit ami ? Mais quelque chose lui disait que ce ne serait pas pareil. Son corps n'épousait pas celui d'Arnaud avec la même évidence, leurs peaux n'étaient pas le prolongement l'une de l'autre, elle ne tressaillait pas de désir dès qu'il la touchait.

Elle se colla contre Rob. Elle savait que sa mauvaise conscience, d'un instant à l'autre, s'abattrait sur elle tel un oiseau charognard pour la dépecer de son bonheur immédiat. Mais, pour le moment, l'extase de son corps la détournait de toute pensée néfaste. Son cerveau paraissait hors-circuit ou réduit à ses fonctions les plus primitives. Une main s'aventura entre ses cuisses et elle ne put réprimer un gémissement. Son corps en voulait encore.

***

Évidemment son cerveau et sa mauvaise conscience finirent par se réactiver. Cela devait bien finir par arriver. Et lorsque cela arriva, elle regarda autour d'elle en se disant qu'elle avait un sérieux problème. Pourquoi mais pourquoi n'avait-elle pas téléphoné à Ambre ou à sa mère pour leur annoncer la bonne nouvelle de son roman ? Pourquoi avait-il fallu qu'elle accourt ici ?

Elle se revoyait, quelques heures plus tôt, au téléphone avec Jérôme Astier. La journée qui promettait d'être parfaite. Le coup d'œil au calendrier pour mémoriser la date exacte du miracle. Maintenant elle se souviendrait toujours de cette date qui serait aussi celle du jour où elle avait couché avec un autre qu'Arnaud.

Elle ne parvenait pas à se trouver des circonstances atténuantes comme lorsqu'elle avait embrassé Julien. Certes, Arnaud était à des milliers de kilomètres. Certes, Rob était séduisant. Certes, elle n'avait couché qu'avec un seul garçon dans sa vie et il y avait cette curiosité légitime de se dire « Comment ce serait avec un autre ? »

Mais il fallait regarder la réalité en face : cela n'excusait rien. Elle avait trompé un homme qu'elle aimait et qui ne le méritait vraiment pas. Et pourtant si c'était à refaire, elle le referait. Oh, elle était vraiment une horrible personne ! Pourquoi était-elle capable d'éprouver des sentiments pour deux personnes à la fois ? Pourquoi n'était-elle pas comme tout le monde ?

Quelques minutes plus tard, alors qu'ils s'étaient rhabillés, ils se comportèrent comme si de rien n'était. Comme s'ils ne venaient pas de vivre un moment génial mais moralement répréhensible. Personne ne posa sa main sur son front en se lamentant : Oh mon Dieu, j'ai fait une connerie ! Si Délia n'avait pas ressenti au plus profond de son corps la trace de ces sensations nouvelles, elle aurait pu croire que s'envoyer en l'air avec Rob n'avait été qu'un fantasme de son esprit.

Finalement, se comporter comme des amis était la seule attitude à adopter. La seule qu'elle pouvait supporter pour mettre en sourdine la voix de sa mauvaise conscience. Encore une fois, ils étaient sur la même longueur d'onde.

Le temps avait passé si vite que l'encre du ciel teintait déjà toutes les fenêtres de l'igloo, rendant encore plus savoureuse la sensation d'être abritée, bien au chaud, en bonne compagnie. Rob partit réchauffer deux crèmes brûlées au four tandis qu'elle buvait un verre d'eau, assise sur le canapé en grattouillant le ventre de Toundra.

Soudain un bruit la fit sursauter, comme si un oiseau s'était heurté au carreau.

Elle se pencha légèrement en avant pour dévisager l'écran qui vibrait sur la table basse. Elle entendit Rob approcher à grands pas derrière elle tandis qu'elle découvrait le nom de la personne qui venait jouer les trouble-fête. Ou plus exactement de la personne qui venait lui rappeler qu'elle n'était pas ici chez elle.

Elle jeta un regard affolé à son amant pour le prévenir de ce qui l'attendait. Rob brassa l'air d'un petit mouvement de tête qui semblait dire : Je gère. C'est mon problème.

Une fois de plus, elle admira sa capacité à garder son self control. Pour sa part, elle avait les mains moites et le cœur aussi calme qu'un tsunami, alors que ce n'était même pas à elle de décrocher.

Elle éteignit la cigarette qu'elle avait allumée, comme s'il se pouvait que des effluves interdites traversent le combiné et parviennent jusqu'à Aspen. Puis, ramenant ses jambes contre sa poitrine, elle se pelotonna dans le canapé pour se faire toute petite, insoupçonnable. C'est à peine si elle osait encore respirer.

Accoudé à la cheminée, Rob lui tournait le dos. Il parlait calmement en ponctuant sa conversation de petits hochements de tête :

– Oui... Bien sûr... Non je ne saurai pas te rejoindre... C'est déjà oublié... Oui, je t'assure... Alors comment sont les pistes ? Tu as essayé la noire ?

Délia remarqua qu'un chou à la crème s'était égaré entre les coussins du canapé. Sans doute avait-il valsé quand ils avaient éclaté de rire. Elle souleva le coussin pour le déloger. Soudain Toundra qui ronflait profondément se dressa d'un bond et se mit à japper.

– Qu'est-ce que tu dis ? demanda Rob en se retournant pour faire de gros yeux à sa chienne. Non, je ne sais pas ce qu'elle a. Je suppose que tu lui manques.

Toundra se mit à aboyer comme une bête enragée en jetant un regard affamé à Délia.

– Tu vois, elle te dit bonjour, commenta Rob tandis que Toundra, les babines perlant de salive, partait à l'assaut du chou à la crème.

Délia reçut un coup de griffe sur le sein et laissa s'échapper un petit Aie ! Rob lui adressa un regard inquiet tout en haussant le ton :

– Ah, c'est vraiment génial !

Délia ouvrit la paume, laissant le chou rejoindre l'estomac de Toundra. Mon Dieu ! Ce chien avait bien failli la dénoncer ! Il était pourtant si calme d'habitude. Peut-être percevait-il le stress de son maître.

Pourtant, si on se fiait uniquement à sa voix, Rob paraissait parfaitement détendu. Maître dans l'art de déguiser ses émotions.

Elle posa la tête sur l'accoudoir, un léger sourire aux lèvres à l'idée que Vanessa était à des années-lumière de se douter qu'elle venait de s'envoyer en l'air avec son mari sur ce canapé. C'était regrettable pour elle, mais après tout : Qui part à la chasse perd sa place.

– Bisous. Je t'aime...

Toute ombre de sourire, toute once de sentiment de supériorité disparut du visage de Délia. Elle se sentit abasourdie. Pourtant il n'y avait rien de surprenant à ce qu'un homme murmure Je t'aime à sa femme pour clore une conversation. C'était normal ; elle ne pouvait pas lui en vouloir.

Mais ces mots donnaient corps à Vanessa bien plus que ses affaires de beauté éparpillées dans la salle de bains ; ces mots prenaient plus de place dans la pièce que la photo de leur mariage ; ces mots avaient une résonance plus métallique que le frôlement de l'alliance contre sa peau.

Elle se sentit submergée par un sentiment d'impuissance comme si elle venait de se prendre un mur dont elle avait toujours connu l'existence, mais qui devenait maintenant palpable, désagréablement réel.

Ce qu'elle venait de partager avec Rob, toutes ces choses qui lui avaient paru aussi nouvelles qu'une première fois, elle réalisait à présent que Rob l'avait déjà vécu un nombre incalculable de fois avec sa femme. Et sans doute ces mots résonnaient-ils à l'oreille de Vanessa pendant l'acte.

Oh non, elle n'avait pas envie d'y penser ! Ces mots incarnaient une route sans issue, un panneau de signalisation « Stop ! », un lac glacé où se mourrait toute possibilité d'avenir.

Ces mots, c'était la petite morsure de la réalité.

L'espace d'une seconde, elle souhaita qu'une avalanche de neige déboule sur les pistes d'Aspen au moment où Vanessa s'y trouvait.

Lorsque Rob raccrocha, elle ressentit clairement que leur bulle avait été éventrée. Personne ne songea à manger les crèmes brûlées qui refroidissaient dans le four. La réalité avait grignoté tout sentiment de bonheur, il ne restait plus que ce noir regret qui teintait les carreaux.

Regret de ne pas avoir ouvert les yeux sur Rob plus tôt.

Vanessa était encore à Aspen et pourtant elle paraissait avoir déjà déposé ses valises, reconquis le cœur de Rob.

– Quand rentre-t-elle ?

– Dans trois jours. Elle veut qu'on fête l'anniversaire de sa mère tous ensemble.

Elle faillit répliquer « Il va falloir que tu rachètes une bouteille de champagne », mais elle n'était plus d'humeur à plaisanter.

– D'accord, murmura-t-elle.

Ce « D'accord » cristallisait ce qu'ils savaient l'un et l'autre : ils avaient chacun une moitié et personne n'avait l'intention de mener une double vie. Ils s'étaient permis d'assouvir leur désir, portés par un élan d'inconscience, par l'immédiateté du moment ; probablement aidés aussi par les effets désinhibants de l'alcool. Mais s'ils décidaient de se revoir, cela deviendrait prémédité. Ce ne serait plus un dérapage. Ce serait une liaison. La nuance était mince et pourtant, aux yeux de leur conscience, il existait une différence fondamentale entre être infidèle quelques heures et mentir pendant des mois.

Lorsqu'elle se dirigea vers la porte, Délia eut l'impression que c'était le fantôme de Vanessa qui la poussait du bout du pied pour la mettre dehors.

Sur le perron, elle savoura son accolade tandis que Rob l'embrassait sur les deux joues, tout en exerçant une légère pression sur sa taille, contact infime qui exprimait une tendresse nouvelle, qui confirmait que leurs corps s'étaient rencontrés et n'étaient pas prêts de s'oublier. Mais lorsqu'il déclara « Rentre bien ! » et non « À bientôt, loulou ! », elle comprit que leur amitié était bel et bien finie. Aucune amitié n'était possible après ça. Leur petit jeu de séduction amicale avait trouvé son dénouement. C'était logique, parfaitement compréhensible, et pourtant l'idée qu'elle ne le reverrait probablement plus jamais lui asséna un coup au cœur. Elle se demanda si l'année prochaine lorsqu'elle verrait apparaître cette même date sur le calendrier, elle la marquerait d'une pierre blanche ou d'une pierre noire.

Arnaud n'appela pas ce soir-là ni les jours suivants et, pour la première fois depuis qu'il était parti, elle fut soulagée de ne pas avoir de nouvelles. Tant qu'elle ne lui parlerait pas, elle pourrait laisser sa mauvaise conscience en berne. Cette histoire resterait comme un passager clandestin : quelque chose qui existe, mais qu'on ne voit pas ou sur lequel on ferme sciemment les yeux.

Lorsqu'il finit par appeler quatre jours plus tard, elle avait si bien cloisonné son esprit que sa voix ne la trahit pas. Tout du moins, l'espérait-elle.

https://youtu.be/-_se0qkQfsM

Je parie que personne ne connait cette chanson, mais elle colle parfaitement à la situation de Délia vis-à-vis d'Arnaud. J'aime beaucoup les paroles, même si elles peuvent prêter à débat. Et comme Rob est fan de Goldman, c'est une chanson de circonstances !

PS : Pour des raisons exceptionnelles, je ne pourrai pas poster plus d'un chapitre ce week-end. Je vous remercie de votre compréhension.

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