Chapitre 59

Cela faisait un mois et demi qu'Arnaud était parti et Délia s'acclimatait mieux que prévu à sa nouvelle vie. C'était étrange mais se passer d'Arnaud n'était pas aussi insurmontable qu'elle l'aurait imaginé. Les trois premiers jours avaient été les plus difficiles. Lorsqu'elle se réveillait le matin, elle avait parfois encore le réflexe de tendre la main, puis elle réalisait que le lit était vide et ça lui faisait un petit pincement au cœur. Mais, pendant la journée, il lui manquait à peine. Ce n'était pas normal. Bien sûr, il lui manquait un peu. Mais pas comme Julien lui avait manqué pendant toutes ces années d'éloignement. Pourtant, si on collait bout à bout toutes les minutes qu'elle avait passées avec Julien à l'adolescence, cela devait faire... Trois mois, tout au plus ? Alors qu'elle avait partagé cinq années de sa vie avec Arnaud. Cinq années à se coucher dans le même lit et à se dire bonjour tous les matins. Ce n'était pas rien. Et pourtant elle n'éprouvait rien de plus qu'un petit pincement au cœur.

Alors que, pour Julien, elle avait su, à l'instant même où elle était tombée amoureuse de lui, qu'elle souffrirait de son absence. Qu'il lui manquerait perpétuellement. Que ce manque serait incurable.

Peut-être qu'elle n'éprouvait pas de vide intersidéral parce qu'elle savait qu'Arnaud accomplissait son rêve et que cette séparation était temporaire. Peut-être aussi parce qu'elle passait beaucoup de temps avec Rob et que sa vie n'était pas dénuée d'une présence masculine.

Oui, ce n'était pas si anormal quand on y réfléchissait. Arnaud ne pouvait pas lui manquer comme Julien, parce qu'Arnaud reviendrait. Oh, il ne faudrait jamais rien comparer à l'ombre de Julien ! Cela faisait germer des doutes inutiles.

***

Ce matin-là, lorsque le téléphone sonna, Délia en déduisit que c'était sa mère. Elle appelait régulièrement depuis le départ d'Arnaud, sans doute parce qu'elle s'imaginait que sa fille souffrait de solitude. En vérité, ces coups de fil étaient plutôt un fardeau et elles finissaient toujours par parler de la météo.

Délia décrocha en se demandant comment elle allait bien pouvoir meubler la conversation puisque, côté météo, rien n'avait changé depuis leur dernière conversation. Le temps était toujours aussi détestable.

– Allo ?

– Je cherche à joindre mademoiselle Délia Lafleur.

La voix à l'autre bout du fil lui fit l'effet d'un électrochoc.

C'était une voix d'homme mûr. Une voix qu'elle ne connaissait pas, mais qui paraissait enthousiaste à l'idée de faire sa connaissance. Un espoir lui traversa le cœur avec la fulgurance d'un éclair. Était-ce... ? Et le mot perla de ses lèvres, mot improbable qui n'avait plus franchi ses lèvres depuis des années. Peut-être même ne l'avait-elle jamais prononcé, tout du moins elle ne s'en souvenait pas.

– Papa ?

L'homme se racla la gorge. Il y eut un court silence embarrassant, saturé d'un suspense insoutenable durant lequel Délia eut le temps d'imaginer tellement de choses qu'elle tomba de haut lorsque la voix déclara :

– Non. Jérôme Astier à l'appareil. Des éditions Astier.

Il lui fallut un peu de temps pour atterrir, mais lorsque son esprit percuta, elle eut la sensation de rebondir jusqu'à cet endroit où se logent les rêves inaccessibles.

– Les éditions Astier ? répéta-t-elle, s'accrochant à ces mots comme à un lambeau de nuage, se demandant si vraiment le-jour-tant-attendu-depuis-la-nuit-des-temps était enfin arrivé.

Elle avait peur de se réjouir trop vite. Une fois, une grande maison d'édition l'avait appelée, elle avait sauté de joie comme une tarée, avant qu'on lui demande si elle acceptait de répondre à un sondage sur les livres qu'elle avait lus ces six derniers mois. Elle l'avait encore en travers de la gorge.

– Oui, les éditions Astier. Je suis directeur de la collection « Primeur » destinée aux premiers romans et nous aimerions beaucoup publier le vôtre.

– Vous voulez me publier ? balbutia-t-elle en jetant un œil au calendrier puis à l'horloge pour mémoriser l'heure exacte de ce miracle.

– Oui. Vous paraissez étonnée. C'est un roman magnifique. Très personnel. Avez-vous contacté d'autres maisons d'éditions ? Attendez-vous d'autres réponses ? Si oui, nous pouvons en discuter. Je pense avoir de bons arguments pour vous convaincre de choisir les éditions Astier.

Délia fut tentée d'éclater de rire en songeant à son classeur pullulant de Malheureusement, suintant de critiques diverses et variées, souvent en contradictions les unes avec les autres. Elle avait envie d'enregistrer cette conversation et d'envoyer la bande son à tous les éditeurs qui avaient broyé son manuscrit comme un vulgaire détritus.

– Hum, j'attends encore d'autres réponses effectivement, mentit-elle stratégiquement parce qu'elle avait lu ce conseil sur Internet. Mais vous êtes mon choix de prédilection, alors je serais ravie de signer chez vous.

Ravie ? C'était un euphémisme. Elle baignait dans un rêve euphorique et délirant. Elle ne parvenait pas encore à réaliser, tout en étant pleinement consciente que la Vie daignait enfin lui accorder ce qu'elle désirait tant. Elle avait le cœur gonflé comme le mat d'un navire un jour de grand vent.

– Alors je peux vous envoyer le contrat ?

– Oui, oui.

– Il y aura quelques améliorations à apporter évidemment, quelques scènes à retoucher, comme c'est le cas avec tous les romans. Je suppose que vous êtes ouverte à le retravailler légèrement ?

– Oui. Je sais qu'il n'est pas parfait.

– Aucun roman ne l'est avant d'avoir été publié. Alors, mademoiselle Lafleur, je vous dis à bientôt. Et n'hésitez pas à m'appeler ou à m'envoyer un mail si vous avez d'autres questions. Je vous souhaite une bonne journée.

Alors ça pour être une bonne journée, c'était une journée digne de figurer au palmarès des meilleures journées de sa vie !

Néanmoins, lorsqu'elle raccrocha, elle se sentie assaillie par la frustration de ne pas pouvoir annoncer la bonne nouvelle à Arnaud. Il était dix heures du matin. Elle n'avait pas le droit de l'appeler. La dernière fois qu'elle avait pris l'initiative de le faire, elle l'avait fait rire et Arnaud s'en était trouvé très contrarié, car c'était le jour où il devait enterrer son père – son père dans le film évidemment. Il s'était fâché parce que Délia l'avait mis de trop bonne humeur, alors qu'il était censé être au bord du gouffre. Depuis ils avaient convenu que c'était lui qui appellerait quand le moment serait propice. Il était possible qu'il n'appelle pas aujourd'hui, ni demain, ni après-demain. Elle commençait à en avoir l'habitude.

Mais, là, elle ne pouvait pas attendre. Elle se sentait comme une bourse pleine d'or qui n'attendait qu'une chose : être partagée, contemplée, admirée. Elle ne pouvait pas garder cette bonne nouvelle pour elle ; l'or allait se ternir. Si elle en parlait à Arnaud dans trois ou quatre jours, ce ne serait plus pareil. Ça n'aurait plus le goût suprême de la victoire.

Elle fit défiler les contacts sur son téléphone. Elle aurait pu appeler Ambre ou sa mère. C'était deux options envisageables. Mais son pouce s'immobilisa sur un autre numéro. C'est lui qu'elle avait envie d'appeler. C'est avec lui qu'elle avait envie de partager cette bonne nouvelle.

– Allo, chouchou ? Est-ce que je peux passer ? J'ai quelque chose à t'annoncer.

– D'accord, loulou.

C'était un code qu'ils avaient mis au point, inspiré de « Un gars, une fille ». S'il l'appelait loulou, cela signifiait que la voie était libre. En un mot : Vanessa n'était pas à la maison.

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