Chapitre 57

– Eh bien, voilà ! déclara Rob tandis que Délia achevait de tourner le volant pour se garer en marche arrière. Je crois que tu es prête pour passer ton permis.

Elle esquissa un petit sourire crispé et coupa le moteur. Elle avait évité de lui poser la question pendant ces deux dernières semaines, de peur que cela la déconcentre. Mais l'incertitude était inapaisable. Chaque fois qu'elle se trouvait en présence de Rob, la question se heurtait aux parois de son cerveau comme un oiseau enfermé dans une cage.

Elle aurait peut-être dû appliquer les conseils d'Hélène jusqu'au bout. Mais dormir sur la dépouille de Désirée n'avait eu qu'un seul effet : elle s'endormait en pensant à Julien et ses rêves étaient peuplés de lui. Les matins avaient un goût de tristesse et d'abandon, soit tout le contraire de l'effet escompté. Elle avait le sentiment de se détacher d'Arnaud et non de Julien. Peut-être était-ce parce que la fleur avait été offerte par Arnaud que le sort était inversé ? Ou peut-être que ses sentiments étaient trop coriaces pour qu'on puisse les éroder ? Effrayée par son incapacité à bannir Julien de son esprit, elle avait finit par jeter le bulbe comme s'il était maudit.

– Tu as eu des nouvelles de Julien ces derniers temps ? demanda-t-elle en s'efforçant d'adopter la même voix que si elle l'avait questionné au sujet de la pression des pneus ou de la vérification du niveau d'huile moteur.

Ce n'était pas facile dans la mesure où le seul fait de prononcer le prénom de Julien lui donnait toujours une intonation fragile, soucieuse. Elle aurait dû l'appeler Farigoulette ; sa voix aurait été plus gaie et désinvolte.

– Pas vraiment. Tu sais, on n'a pas l'habitude de se téléphoner tous les jours. Et puis il est très occupé maintenant.

– C'est vrai, monsieur est devenu une star ! commenta-t-elle avec âcreté.

– Non, je ne parlais de ça, mais du fait qu'il s'est toujours impliqué à fond dans ses histoires d'amour. Au point d'en oublier le reste du monde.

Délia resta sans voix.

– Thibault ne t'a rien dit ? s'étonna Rob.

Elle lui jeta un regard en biais, mi-curieuse, mi-craintive.

– Non, je ne l'ai plus vu depuis un certain temps. Qu'est-ce qu'il était censé me dire ?

– Julien sort avec sa sœur.

– Laquelle ?

Mais Délia connaissait la réponse. La nymphette des bois, évidemment. Elle se concentra sur son reflet dans le rétroviseur de gauche. Elle ne voulait pas que Rob voie ce visage où se lisaient le choc et la colère.

– Si je n'étais pas déjà marié, je serais jaloux, continua-t-il. J'avais mis une option sur Sarah quand elle avait à peine huit ans. Thibault avait promis qu'elle tomberait folle amoureuse de moi à force d'entendre vanter mes mérites. Julien était déjà en transe lui aussi.

– Je me rappelle, je trouvais ça dégoûtant que vous fantasmiez sur une gamine.

– Oui mais maintenant la différence d'âge se voit à peine. C'est l'avantage quand on grandit.

Ou l'inconvénient, pensa Délia.

– Ça fait longtemps qu'ils sont ensemble ?

– Ça s'est fait peu après le tournage du clip. Julien avait perdu contact avec Thibault, tu sais. La dernière fois qu'il avait vu Sarah, elle était encore au lycée. Et puis voilà qu'elle débarque en espèce d'Amazone. Je n'ai pas besoin de te faire un dessin. Tu as vu le costume...

– C'est quand même un peu contradictoire, objecta-t-elle d'un ton agacé. Il écrit des paroles qui dénoncent le sacre de la beauté, alors qu'il est comme n'importe quel garçon. Il ne s'intéresse qu'aux apparences !

– Là, tu es un peu dure. Sarah est vraiment quelqu'un de chouette. D'ailleurs, c'est sa personnalité qui l'a séduit. Pendant le tournage, elle lui a avoué qu'elle détestait sa musique. Elle lui a balancé ça alors qu'il était en train de la masser. Il a trouvé ça impertinent et d'une rare sincérité. Ça l'a fait craquer.

Bien sûr, bien sûr. Il a dû adorer. J'aurais dû lui dire qu'il chantait comme un pied.

– Tu ne t'en es pas rendu compte ? ajouta Rob. Ils n'arrêtaient pas de se dévorer des yeux le lendemain.

Elle éluda la question en ouvrant la portière.

– J'ai froid, dit-elle. Je prendrais bien un chocolat chaud.

Elle claqua la portière d'un geste rageur et se dirigea vers l'igloo géant. Le ciel était bas, d'un blanc laiteux, annonçant une prochaine averse de neige. Elle pouvait presque sentir le premier flocon déployer ses arêtes de givre dans son cœur. L'automne aurait beau lutter de toutes ses forces, sa magie s'évanouirait, chassée par l'hiver qui finirait par tout unifier d'un silence blanc.

***

– Est-ce que Julien t'a invité avec Thibault pour regarder le clip avant qu'il ne soit diffusé ? demanda-t-elle alors qu'elle était accoudée au bar à contempler les volutes de fumée qui émanaient de sa tasse.

Maintenant qu'elle avait mis les pieds dans le plat, autant connaître toute la vérité.

– Oui, répondit Rob, mal à l'aise.

– Et pourquoi il ne m'a pas invitée ?

– Il pensait que c'était une mauvaise idée, que tu ne le supporterais pas.

– Pourquoi ?

– Parce que Sarah était là.

L'image du canapé se précisa. C'était comme si elle se trouvait dans la pièce, juste derrière eux. La chevelure chocolat de Sarah blottie contre les boucles de Julien ; Thibault et Rob assis de part et d'autre. Et sur l'écran, elle battait frénétiquement des ailes, désespérément, inutilement.

– Et pourquoi ça m'aurait dérangée ? J'ai un copain ! riposta-t-elle.

– Je sais. On a tenté de le convaincre, Thibault et moi, mais il était persuadé que la situation serait tendue.

– Il aurait quand même pu me téléphoner.

– Je sais, mais il est comme ça. Quand quelque chose l'embarrasse, il préfère ne rien dire. Il pense que tu as encore des sentiments pour lui et il croit te rendre service en t'évitant. Je sais, c'est ridicule. Après toutes ces années, il faudrait que tu aies un grain pour ne pas être passée à autre chose. À mon avis, c'est à cause de toutes ces lettres de fans qu'il reçoit. Ça doit lui donner l'impression que le monde entier est amoureux de lui.

Délia commençait à comprendre. Alors comme ça Julien savait. Sa clairvoyance n'avait jamais faibli. Transparente elle avait toujours été, transparente elle resterait. Son cœur était entre les mains du géant telle une boîte à musique dont il contemplait les ressorts. Elle pouvait trafiquer la mélodie, se donner n'importe quel air, lui verrait toujours ce qui se tramait dans ses entrailles.

À cause de son talent de médium, il n'y aurait pas de retrouvailles, pas de soirée télé-canapé, aucune réconciliation possible entre les trois amis.

Elle pensa à la forêt, à mille lieues d'ici, où leurs initiales étaient gravées dans l'écorce d'un chêne. C'était rassurant de penser que dans cent ans, ces lettres seraient toujours là. Quelque part, ils étaient unis à jamais. Elle n'avait pas besoin de le constater de ses propres yeux pour savoir que grandirait avec elle la blessure de l'écorce.

Julien pensait lui rendre service en disparaissait. Il ne voulait pas semer la zizanie dans sa vie, dans son couple, mais il l'avait fait malgré lui.

Rob remarqua que Délia avait la tête de quelqu'un qui vient d'être écrasé par une enclume. Elle se tenait ratatinée sur le comptoir, le visage blême. On aurait dit qu'elle allait se disloquer d'une minute à l'autre.

– Ça va ? Tu veux t'asseoir ?

Une image ne la quittait pas : Sarah dans le canapé blottie entre les trois garçons. Sarah qui avait pris sa place. Son cœur n'était plus qu'une immense crevasse.

Rob lui empoigna le bras et la dirigea vers une chaise. Puis il lui apporta un verre d'eau.

– Tu sais, dit-il, je crois que Julien a un problème avec les filles.

– Sans blague...

– Je veux dire qu'il a du mal à s'engager. Il n'a vraiment été amoureux qu'une seule fois et ça l'a tellement blessé. Elle l'a largué au bout de six mois, juste après qu'il ait perdu sa virginité. Il s'est senti trahi. Après ça, il y a eu plein d'autres filles mais jamais rien de sérieux. Je crois qu'il voulait se protéger.

– Alors tu penses que Sarah est juste une passade ?

Le soulagement filtrait à travers sa voix et la posture de ses épaules qui s'étaient soudainement redressées.

– Non, je crois qu'avec Sarah, c'est différent. Il la connait depuis le berceau, il a toujours été un peu amoureux d'elle en secret. Je ne crois pas qu'il commencerait quelque chose avec elle s'il savait que c'était voué à l'échec. Il ne ferait pas ça à Thibault.

– Et c'est censé me consoler ?

– Tout ce que je dis, c'est qu'il ne faut pas lui en vouloir.

Elle le dévisagea un instant. Son regard soucieux, bienveillant, ces iris d'un brun doré qui semblaient avoir capturé la lumière de l'automne. Le grain de beauté délicatement posé sur le rebord de la lèvre supérieure. Ces lèvres pleines qui jamais ne prononçaient la moindre phrase cruelle, qui jamais ne vous meurtrissaient de silence.

Si elle avait été intelligente, c'est de lui dont elle serait tombée amoureuse, pas de Julien. Cela lui aurait épargné tant de souffrances. D'ailleurs c'est sur lui qu'elle avait jeté son dévolu la première fois qu'elle avait rencontré les deux garçons. C'est vers lui que son instinct l'avait guidée en premier lieu. Elle aurait dû s'en tenir à sa première impression, chercher à mieux connaître Rob ; ils étaient faits pour s'entendre, c'était évident.

– Je vais rentrer, déclara-t-elle. Cette journée m'a tuée. Enfin, je veux dire, conduire m'a fatiguée, se rattrapa-t-elle.

– Tu veux que je t'accompagne pour passer ton permis ou tu y vas avec ton copain ?

Elle hésita un instant, n'arrivant pas à déterminer qui était le plus susceptible de la déconcentrer. Arnaud ou Rob ? La réponse ne paraissait plus si évidente tout à coup.

– Je crois que j'irai avec ma meilleure amie, finit-elle par répondre en esquissant un faible sourire. Merci pour tout, Rob.

Elle l'embrassa sur la joue et, pour la première fois, ce geste ne lui parut pas anodin.

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