Chapitre 55
À cause désespérée, remède désespéré.
Délia inspira un grand coup et appuya sur la sonnette. Quelques instants plus tard, le visage rayonnant d'Hélène apparut. Elle portait son tailleur framboise – celui qu'elle réservait aux clients les plus prestigieux – ainsi qu'une parure de topazes bleues qui illuminait ses lobes d'oreille et son cou.
– Ma chère, entrez.
Délia remarqua qu'elle avait droit au vouvoiement, ce qui indiquait clairement qu'aujourd'hui, elle ne venait pas travailler.
Elle suivit Hélène jusqu'à son bureau en se triturant les mains, oscillant entre un malaise certain et une franche curiosité.
– Vous m'avez donné du fil à retordre ! s'exclama Hélène en poussant la porte. Je n'avais jamais reçu une telle demande. J'ai dû faire de longues recherches. Mais finalement j'ai trouvé !
– Oh, vraiment ? se réjouit Délia. Puis désignant la table de massage : Est-ce que je dois m'allonger ?
– Non, non, prenez plutôt la chaise.
Délia s'assit en face de sa patronne, tentant d'éprouver ce que devait ressentir tous ces clients qui venaient chercher ici remède à leurs maux. Est-ce qu'ils étaient confiants ou est-ce que, tout comme elle, ils se sentaient légèrement humiliés ? Sans doute se disaient-ils qu'ils n'avaient rien à perdre. C'est ce qu'elle s'était dit.
– Donc vous voulez oublier quelqu'un ou plutôt les sentiments que vous avez pour quelqu'un, c'est bien ça ? (Délia inclina timidement la tête.) Un amour de jeunesse, un souvenir récalcitrant, poursuivit Hélène comme si elle faisait le diagnostic du cœur de Délia. J'ai trouvé un cas analogue dans l'œuvre d'Ariston de Sombreval. Le remède date de 1320 et Ariston est mort en 1712, donc on peut dire que ce remède a fait ses preuves puisqu'il a été utilisé sur plusieurs siècles.
Délia doutait que cet argument démontre quoi que ce soit d'un point scientifique. Hélène délaissa ses notes un instant pour la dévisager.
– Est-ce que cet homme vous a déjà offert des fleurs ?
– Non.
La bouche d'Hélène se tordit :
– Oh, ça c'est embêtant. Vraiment, jamais ?
Son regard semblait sous-entendre : Comment avez-vous pu aimer un homme qui ne vous a jamais offert de fleurs ?
– Non, il n'était pas du genre à faire des cadeaux, malheureusement.
Au moment où elle prononça ses mots, un petit sursaut dans sa mémoire fit jaillir une sensation : une tige glissée derrière son oreille. Et elle se revit au cœur des plus beaux jardins du monde, comme si elle se regardait du haut d'un nuage. Le plaisir, la satisfaction sur son visage au moment où Julien avait glissé cette fleur dans ses cheveux.
– Si, corrigea-t-elle. Il m'a offert une orchidée une fois.
Hélène parut rassurée et consulta à nouveau ses notes.
– Alors il vous faudra trouver une orchidée, en prélever le bulbe et le placer avec les racines sous votre oreiller jusqu'à la nouvelle lune.
– C'est tout ?
Hélène acquiesça, visiblement très satisfaite d'elle-même. Délia sortit un billet de cinq euros de sa poche :
– Est-ce suffisant ? demanda-t-elle, même si à ses yeux c'était déjà beaucoup trop pour ce conseil ridicule.
– C'est vous qui voyez, répliqua Hélène en toisant le billet d'un air qui sous-entendait tout le contraire.
Délia sentait bien qu'elle l'avait vexée. Et ce n'était pas son but. Après tout, Hélène avait probablement passé beaucoup de temps à consulter des livres moyenâgeux pour lui dégoter ce remède. Si elle ne la payait pas suffisamment, peut-être qu'Hélène ne la réembaucherait pas au printemps prochain.
Elle sortit deux autres billets de son portefeuille et déclara en tentant de ne pas s'étrangler avec sa salive :
– Je pense que ça les vaut bien.
Tandis qu'Hélène empochait l'argent, Délia ne manqua pas de remarquer que le coin de sa bouche s'était légèrement surélevé en une ébauche de sourire.
Maintenant qu'elle avait déboursé 45 euros pour ce conseil ridicule, autant l'appliquer, sinon elle aurait le sentiment d'avoir balancé son argent par la fenêtre. Après tout, elle avait bien avalé une fleur de violette l'autre jour et Arnaud avait fini par lui pardonner son faux baiser. Cela n'avait sans doute aucun rapport, mais que perdait-elle à essayer ? Hélène avait une clientèle fidèle. Elle avait vu de ses propres yeux des patients venir la remercier d'une guérison miraculeuse, alors pouvait-elle vraiment jeter le blâme sur des méthodes peu rationnelles sans même les avoir testées ?
De retour à la maison, elle consulta l'horloge. Arnaud ne rentrerait pas avant une bonne heure. Elle courut jusqu'à la chambre et se posta devant Désirée et Bienvenue, le regard un brin coupable.
Il suffisait d'en sacrifier une. Elle dévisagea ses deux plantes avec une moue soucieuse.
Bienvenue était une orchidée papillon à petites fleurs jaune pâle.
Désirée avait une allure plus sophistiquée avec sa bouche framboise surplombée de pétales tigrés. Délia l'avait achetée alors qu'elle était encore en bouton, attirée par la promesse de son parfum. Lorsque la plante avait fleuri, elle avait été quelque peu déçue par son apparence de diva capricieuse. Et ce n'était pas qu'une apparence. Telle une star, Désirée avait beaucoup d'exigences : une température de minimum 20 °C le jour, 15 °C la nuit, jamais plus de douze heures consécutives d'ensoleillement, des apports d'engrais réguliers, des vaporisations d'eau minérale quotidiennes en été.
Il fallait faire un choix. Désirée avait réclamé tant d'investissements... Mais Bienvenue paraissait trop innocente pour être sacrifiée.
Elle s'empara de Désirée et l'emmena dans la cuisine. Elle retourna le pot au-dessus de l'évier et se retrouva face à un chignon de racines enchevêtrées autour d'une motte de terre. La plante avait déjà formé des pseudobulbes pour les fleurs à venir. À contrecœur, elle s'empara des ciseaux et sectionna la hampe florale. Aussitôt l'irréparable commis, elle fut prise d'un remords extrême. Que venait-elle de faire ? Et qu'allait-elle bien pouvoir raconter à Arnaud lorsqu'il découvrait qu'elle avait trucidé la plante qu'il lui avait offerte ?
Pour amortir la cruauté de son geste, elle s'empara d'une tasse, la remplit d'eau et y glissa la tête de Désirée. Ensuite, elle passa sous l'eau le bulbe surmonté de son chignon de racines pour le nettoyer, puis le glissa dans un sachet de congélation et courut jusqu'à la chambre le cacher sous son oreiller.
Que ne fallait-il pas faire pour oublier Julien !
De retour dans la cuisine, elle regarda la pauvre Désirée. Après quelques minutes de réflexion, elle en vint à la conclusion qu'elle ne pouvait pas la garder dans l'appartement. Arnaud risquait de poser des questions. Certes, il remarquerait aussi sa disparition, mais cela prendrait sans doute plus de temps que s'il voyait la fleur pataugeant dans un verre sans bulbe ni racines. Et de toute façon qui dit pas de corps, dit pas de coupable.
Elle pourrait faire croire à un cambriolage. Après tout, Désirée était une espèce rare et les collectionneurs d'orchidées étaient tous des timbrés. Tous les membres du Club d'amateurs d'orchidées feraient office de suspect. C'était une idée... Elle avait encore le temps d'y réfléchir avant qu'Arnaud ne rentre du travail.
Après avoir enfilé son manteau, elle s'empara du verre contenant Désirée et quitta la maison. Elle marchait à toute vitesse comme si elle portait un cadavre et qu'un policier, d'un instant à l'autre, risquait de l'interpeller. Elle était prise de sueurs froides à chaque regard qui glissait le long de son bras et s'attardait sur la fleur. Et dire qu'il y avait des gens qui tuaient de vraies personnes... Comment faisaient-ils ? Ce n'était qu'une fleur et, pourtant, elle était dans tous ses états.
Elle avait l'habitude de cueillir des fleurs pour Hélène et de les réduire en bouillie, mais c'était différent. Quand elle arrachait une fleur de bourrache, elle voyait un médicament et non un être vivant rempli de sève ni un cadeau offert par son petit ami. Elle n'avait pas semé ces graines, elle ne leur avait pas promis la vie éternelle, elle avait même l'impression que ces plantes savaient qu'elles n'existaient que pour être arrachées. Mais loin de Désirée d'avoir de telles intentions. Désirée poussait dans l'unique but d'être admirée et choyée. Si ça avait été un chien, ça aurait été un caniche de salon, réclamant une heure quotidienne de brossage et du foie de veau dans sa gamelle.
Elle poussa la grille du cimetière. Enfin un lieu désert. Elle se mit à inspecter les tombes, cherchant les moins fleuries, scrutant les noms, avant de jeter son dévolu sur Astoria De Lapisse, morte 150 ans plus tôt et dont la stèle semblait à l'abandon. À en juger par le petit portrait en noir et blanc sur le médaillon, c'était tout à fait le style de femme à porter une orchidée à son corsage. Sans compter qu'avec un nom pareil – Astoria De Lapisse – elle méritait bien qu'on lui offre une fleur en dédommagement.
Elle déposa Désirée et se dirigea vers la sortie avec empressement. Mais au moment de pousser la grille, elle fut prise d'un doute et fit volte-face. Offrir une orchidée à une morte, c'était vraiment du gâchis. En plus, Désirée n'avait jamais supporté le froid. Elle courut jusqu'à la stèle récupérer la fleur et sortit en toute hâte du cimetière.
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