Chapitre 50
Après deux heures de conduite où il y eut autant d'éclats de rires que de cris d'épouvante (provenant uniquement de Délia), elle acheva un dernier créneau devant la maison de Rob.
– Eh bien, tu vois, ce n'était pas si catastrophique ! commenta-t-il.
– Oui, sauf quand j'ai pris le tournant en quatrième vitesse et qu'on est parti en dérapage incontrôlé. Les klaxons bourdonnent encore dans mes oreilles. J'avais l'impression d'être sur la rivière sauvage, tu sais, comme dans les parcs d'attraction où tu as juste envie de hurler : Nooooooon ! Ça va trop vite ! Pitié !
– Mais tu as su manier ton volant pour te redresser et tu n'as pas freiné, ce qui aurait été pire. Tout le monde commet des erreurs. Le plus important, c'est d'avoir les bons réflexes pour éviter un accident.
Elle détacha sa ceinture :
– Je suis quand même contente d'en avoir fini pour aujourd'hui. Tiens, tu as vu ta maison ?
La porte d'entrée avait disparu. À la place se trouvait une belle véranda.
– Toundra a dû s'amuser avec la télécommande. C'est pas grave, on va rentrer par la véranda.
La véranda embaumait un parfum d'agrumes. Deux rangées de citronniers rayonnaient dans leurs pots en faïence, encadrant une table et des chaises de jardin, ainsi que deux transats repliés. Délia les toisa avec envie. Oh, s'alanguir sur un transat et laisser le soleil la dorloter, elle n'aurait pas pu imaginer meilleure récompense !
– Tu veux qu'on s'installe au jardin ? proposa Rob qui avait surpris son regard émerveillé. C'est sans doute l'une des dernières journées ensoleillées de l'année.
– Oui ! piailla-t-elle. Avec un verre d'alcool. Enfin, si tu en bois aussi.
Ils transportèrent les transats à travers la maison et pénétrèrent dans le jardin par la porte d'entrée. Le jardin était encadré par de hautes haies de laurier et s'étalait tout en longueur. Il n'y avait pas de fleurs, ce qui était plutôt normal vu la saison. Néanmoins, la vue de ce terrain arracha à Délia un petit cri de ravissement. Elle s'élança sur la pelouse jonchée de feuilles mortes, se sentant terriblement envieuse vis-à-vis de Vanessa.
Rob disparut à l'intérieur pour revenir avec un plateau contenant deux verres, des biscuits apéritifs et un petit bol d'olives qu'il posa sur la pelouse. Puis il se mit à déplier les deux transats.
– Lequel tu veux ?
L'un était un tissu, l'autre en plastique avec un coussin rembourré. Délia avait l'impression d'être Cléopâtre devant élire un trône. Elle s'installa sur le coussin rembourré. Mon Dieu, qu'on était bien ! Elle aurait juste aimé pouvoir ôter ses vêtements, s'offrir toute entière aux derniers rayons de l'année. Elle fit un nœud à son tee-shirt, dévoilant son ventre et retroussa le bas de son pantalon.
– Ça ne te dérange pas ? demanda-t-elle en se tournant vers Rob.
– Bien sûr que non.
Sur ce, il ôta son tee-shirt comme pour se mettre au diapason. Elle ne put s'empêcher de remarquer qu'il était bien bâti.
– Tu fais toujours du sport ?
– Cinquante pompes matin et soir, et petit footing matinal. J'ai aussi installé une barre de traction dans mon bureau. Certaines habitudes ne se perdent pas facilement. Heureusement je ne dors plus avec mes chaussures.
– Tu dormais avec tes chaussures à l'armée ?
– Oui. Il fallait être dehors en moins de trente secondes lorsque l'alarme se déclenchait pour une simulation d'attaque. Et trente secondes c'est à peine le temps qu'il faut pour lacer des rangers. Donc le mieux c'était de dormir avec.
– Je ne sais pas comment tu as pu supporter tout ça.
– Oh, il y a des gens qui supportent ça toute leur vie. C'était une expérience, je ne regrette rien. Au moins ça me permet de profiter à fond des moments comme celui-ci, dit-il en passant les bras derrière sa nuque. Ah, t'as vu, la maison bouge !
Effectivement la porte d'entrée était en train de se déplacer vers la droite. Très vite elle disparut dans la haie, laissant place à un mur.
– On ne risque pas de se retrouver coincés ?
– Tu n'as pas envie de dormir à la belle étoile ?
– Non, sérieux. Je n'ai pas envie de mourir de faim dans ton jardin.
– Il y a un pommier tout au fond. Je pense qu'on peut tenir quelques jours.
Délia savait qu'il plaisantait, néanmoins elle fut rassurée lorsqu'il ajouta :
– Ne t'inquiète pas. Toundra aura faim avant nous. Et elle est assez maligne pour savoir que si elle m'emprisonne au jardin, elle n'aura rien dans son écuelle.
En effet, au bout de quatre minutes, un bout de vitre apparut, puis la véranda toute entière. Le museau de Toundra était collé à la vitre et ses pattes martelaient le carreau.
– Moi qui croyais que mes chiens étaient bizarres... s'esclaffa Délia.
– Je crois qu'elle veut nous rejoindre, lança Rob en se levant de son transat.
Toundra s'avança dans l'herbe avec une démarche nonchalante. Ça se voyait que c'était le chien de Rob. Il y avait quelque chose de commun dans leurs caractères. Un mélange de placidité et de sagesse. Ce n'était pas le genre de chien à aboyer pour un rien. Mais c'était aussi un chien amusant, capable de vous faire rire. Tout comme Rob.
– Au fait, qu'est-ce que tu fais exactement ? demanda-t-elle en se relevant pour boire une gorgée. Tu m'as dit que tu étais infographiste, mais je ne sais pas en quoi ça consiste.
– Je crée des sites web, enfin je collabore pour créer le design du site. Les banderoles, l'interface, tout ça. Je crée aussi des logos et des affiches publicitaires. Ce qui est confortable avec ce boulot, c'est que je peux travailler essentiellement depuis chez moi. Et toi, tu travailles dans une agence de voyage, c'est ça ?
Elle se laissa retomber à l'horizontale. Cette journée semblait trop belle pour être entachée d'un mensonge. Et puis qu'avait-elle à craindre de Rob ? Certes, il pourrait le répéter à Julien et à Thibault... Tant pis. Elle n'avait jamais menti à Rob et elle ne commencerait pas aujourd'hui.
– En fait, j'ai changé de boulot. Je suis l'assistante d'une femme qui pense que les plantes parlent à notre subconscient, annonça-t-elle en riant d'elle-même.
– Pourtant, tu as fait l'université, non ?
– Oui, mais mon diplôme ne sert à rien. À moins de vouloir enseigner la philo, ce qui n'est pas mon cas.
– Tu pourrais reprendre des études. Qu'est-ce qui te plait vraiment ?
– Non, je ne me sentirais pas le courage de reprendre un cursus de plusieurs années. L'université, ça va une fois, quand tu ne sais pas ce qui t'attend. Une fois que tu sais, c'est impossible de ne pas se sentir découragée.
– À vrai dire, je n'en sais rien. Je n'ai pas fait d'études, confessa Rob. J'ai juste suivi une formation de deux ans en cours du soir.
– Et c'est toi qui as la super baraque avec la cuisine américaine et le jardin.
Ils sourirent tous les deux. Le soleil dardait sa lumière sur leurs visages clos, enrobant chaque mot de cette lenteur paisible qui caractérise les jours de ciel bleu. Lorsque leurs lèvres conservaient le silence, leurs visages ressemblaient à des anges avachis sur des nuages cotonneux, n'ayant aucun souci dans l'existence.
Une sonnerie vint rompre le charme. Rob décrocha son portable.
Le prénom qui s'échappa de sa bouche fut comme un nuage noir qui venait d'obscurcir le ciel.
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