Chapitre 48

Le jardin avait revêtu sa parure automnale. Le liquidambar ressemblait à un flambeau dont la pointe flirtait avec le ciel. Chaque fois que Délia le regardait, des souvenirs du feu de camp affleuraient à son esprit. Des bribes de conversations, l'éclat d'un regard, une bouffée d'espoir qui lui gonflait le cœur. Le charme de l'automne paraissait, cette année, supérieur à celui de l'été.

Délia s'empara du Brunfelsia pour le transporter dans la serre. Cet arbuste était trop fragile pour supporter la chute du mercure. Hélène le surnommait « Hier, aujourd'hui et demain », parce que ses fleurs passaient par trois couleurs différentes : violet, bleu puis blanc. C'était un arbre indécis, incapable de choisir une couleur et de s'y tenir.

En matière de sentiments, Délia était comme ce Brunfelsia : son cœur pouvait changer de couleur en l'espace d'une nuit ; il pouvait même arborer deux couleurs à la fois.

Elle avait toujours été incapable de faire des choix. Parfois elle avait laissé des gens sortir de sa vie, non parce qu'elle le souhaitait, mais parce qu'elle avait été incapable de leur dire « Reste ! » ou « Va-t'en ! » C'était peut-être à cause du manque paternel. Elle était incapable de rompre avec qui que ce soit, mais par ailleurs elle acceptait facilement qu'on la délaisse, comme si une mauvaise fée s'était penchée sur son berceau, prédisant que tout homme auquel elle s'attacherait finirait par l'abandonner.

Mais cette vision de la vie était une attitude fataliste, elle le savait. Être adulte signifiait prendre des décisions, ne pas attendre que la vie choisisse à sa place et lui assène le coup de grâce.

Une semaine s'était écoulée depuis le tournage. Elle avait attendu, espéré que Julien l'appelle. Mais il avait probablement mille choses à faire, mille interviews à donner. Il fallait qu'elle trouve un moyen de le contacter. Elle ne pouvait plus attendre.

Depuis le tournage, sa relation avec Arnaud s'était dégradée. En apparence, rien n'avait changé. Arnaud était toujours le même. Celui avec qui elle se sentait bien, celui qui l'avait guérie de Julien. Sauf que Julien était réapparu tel le rejet d'un arbre qu'on croit avoir abattu mais dont la souche continue à déverser une sève souterraine. Et voilà qu'elle se trouvait confrontée à un sentiment étrange : Arnaud n'avait pas changé mais elle ne le voyait plus de la même façon. Julien lui faisait de l'ombre. Face à Julien, Délia avait à nouveau seize ans. Et la Délia de seize ans n'était pas amoureuse d'Arnaud.

Arnaud avait été l'antidote à l'absence de Julien. Mais maintenant que Julien était de retour, il semblait n'exister d'antidote plus puissant que Julien lui-même. Qui mieux que lui pouvait soigner le vide causé par son départ ?

Une fois rentrée, elle consulta l'annuaire en ligne pour trouver le numéro d'Égéide Productions, la maison de disques de Julien. Elle le trouva en moins de vingt secondes. Ce n'était pas si compliqué de contacter Julien, après tout !

Elle se coucha sur le lit, puis s'assit, puis quitta le lit pour s'accouder à la fenêtre, parce qu'il paraissait traître de parler à Julien sur ce lit qui était aussi celui d'Arnaud.

Le regard rivé aux feuilles mortes qui parsemaient la cour, elle appuya sur la touche d'appel.

– Égéide Productions. Que puis-je faire pour vous ?

C'était une voix féminine, aussi rapide et désagréable que celle d'un répondeur téléphonique.

– Bonjour, j'aimerais parler à Julien Loiseaux, articula-t-elle lentement. Pourriez-vous me donner son numéro ?

– Qui êtes-vous ?

– Délia Lafleur. Une très bonne amie.

Un petit rire sarcastique traversa le combiné.

– Bien sûr. Elles disent toutes ça. Au revoir, Mademoiselle.

– Attendez...

Mais la tonalité résonnait déjà. Joindre Julien s'avérait un peu plus compliqué que prévu. Mais elle n'allait pas renoncer au premier obstacle. Furieuse, elle recomposa le numéro.

– Égéide Productions, que puis-je faire pour vous ?

C'était la même standardiste. Elle avait intérêt à être convaincante avant qu'on lui raccroche au nez.

– Je connais Julien depuis dix ans ! hurla-t-elle en adoptant un ton rêche et pressé. D'ailleurs, il ne s'appelle pas Julien Loiseaux, mais Julien Levaux ! Non seulement je suis une très bonne amie, mais je suis aussi la muse de son clip, alors si vous ne me donnez pas son numéro immédiatement, vous aurez des problèmes, je peux vous le garantir !

– Très bien. Voyez avec son agent. Je transmets l'appel.

Eh bien voilà ! Avec ces gens-là, il ne fallait pas être polie, il fallait aboyer.

Au bout de quelques secondes, une voix grave apparut dans le combiné.

– Allo ?

Elle récita son petit discours qui résonna comme une mélodie bancale : « Je suis une très bonne amie de Julien. » Même à ses propres oreilles, ces mots commençaient à sonner faux. Elle avait l'impression qu'on allait de nouveau lui rire au nez, mais lorsqu'elle mentionna le clip, la voix s'exclama :

– Ah, c'était vous, l'oiseau ! Belle prestation !

Elle le remercia poliment, même si elle aurait préféré qu'on se souvienne d'elle en tant qu'être humain. Un jour, peut-être, les gens diraient « Ah, c'est vous, sa petite amie ! » et non « Ah, c'est vous, l'oiseau ! »

Elle sentait la promesse de ce jour en suspension. À ce moment précis, Arnaud n'existait plus. Arnaud n'existait plus parce que Délia avait à nouveau seize ans.

– Désolée, mais Julien n'est pas là pour le moment. Attendez un instant...

Elle entendit un bruit de frottement comme si on étouffait le combiné contre un vêtement. Au bout d'une minute qui lui parut durer une éternité, une autre voix apparut :

– Salut. C'est Julien.

Pourquoi mais pourquoi croyait-il toujours nécessaire de le préciser ? Ne savait-il pas que sa voix était reconnaissable entre toutes ?

– Salut. Tu vas bien ? murmura-t-elle.

– Très bien. Et toi ?

Elle avait l'inconfortable impression de le déranger. Mais elle avait franchi trop de barrières pour parvenir jusqu'à lui. Même si cela ne paraissait pas le bon moment pour lui parler, elle se lança :

– Écoute, à propos de ce qui s'est passé entre toi et moi... Je n'en ai toujours pas parlé à mon copain et...

– Quoi ? l'interrompit-il. Pourquoi tu voudrais en parler à ton copain ?

– Ben, ça le concerne un peu.

– Franchement, je pense que c'est une très mauvaise idée. Il pourrait ne pas comprendre.

– Ça, c'est sûr qu'il ne comprendrait pas.

– Alors pourquoi veux-tu lui en parler ?

La réponse semblait si évidente que Délia ne trouva pas la force de répondre. Julien lui proposait-il une liaison secrète ? Elle n'aurait jamais pensé qu'il serait ce genre d'homme. Il avait tant de principes à l'époque. Voir Julien en secret, peut-être coucher avec lui en secret, c'était pire que rompre avec Arnaud. Est-ce que c'était à cause de sa célébrité ? Est-ce que son agent lui interdisait de s'afficher officiellement avec quelqu'un ? Elle s'apprêtait à lui poser la question lorsque Julien ajouta d'une petite voix :

– J'espère que tu n'as pas cru que... On faisait tout le temps ça avant. Ça a toujours été un jeu entre nous. Tu n'as pas cru que...

Sa voix semblait s'être atrophiée, incapable d'aller au bout des mots. Oh, il n'avait pas besoin d'en dire plus pour que Délia sente son cœur se décrocher comme un petit caillou qui dévale une pente.

– Non, bien sûr que non. Je n'ai rien cru, affirma-t-elle, tentant de préserver sa dignité.

Mais quelque chose avait-il percé à travers sa voix, quelque chose qui avait traversé les années, un sentiment vaillant et indestructible qui parvenait maintenant jusqu'à Julien ? Le géant éprouva le besoin de se justifier :

– Les circonstances s'y prêtaient. Le lieu, la nuit, nous quatre réunis. C'était en souvenir du bon vieux temps.

– Je sais, souffla-t-elle tandis que son cœur continuait à dévaler la pente des années pour revenir au point de départ. Zéro désir, zéro sentiment du côté de Julien.

– Je suis désolé si...

Il s'excusait beaucoup trop. Ça, c'était nouveau. Il ne s'excusait jamais avant. Bizarrement, elle aurait préféré qu'il ne s'excuse pas. Cela lui donnait l'impression qu'il la prenait en pitié.

– Tu n'as pas à être désolé, rétorqua-t-elle avec aplomb. C'était pareil pour moi. Je n'ai jamais eu l'intention de tromper mon copain. C'était juste, comme tu le dis, en souvenir du bon vieux temps.

Elle avait espéré que répéter la sentence de Julien, se l'approprier, la rendrait moins pénible. Mais non. Les paroles de Julien se plantaient en vous tels des dards impossibles à déloger. Ces mots-là continueraient de la poursuivre, elle le savait déjà, et chaque fois qu'elle y penserait, chaque fois que quelqu'un prononcerait une phrase analogue, elle sentirait leur pointe aiguisée refaire surface.

– À ta place, je n'en parlerais pas à Arnaud. Il ne connait pas notre passé. Il ne sait pas que c'est comme ça qu'on fonctionne, que ça ne veut rien dire.

– ...

– Allo ? Délia, tu es toujours là ?

Non, elle n'était pas sûre d'être encore là. Néanmoins, elle se força à répondre, rassemblant les derniers fragments de sa dignité qui gisait six pieds sous terre.

– Oui. Écoute, n'en parlons plus. On se voit toujours pour regarder le clip en avant-première ?

– Oui. Je t'appellerai.

Tout n'était pas perdu. Elle pourrait toujours le conserver en tant qu'ami. Il n'était pas définitivement sorti de sa vie.

– D'accord. À bientôt.

Après avoir raccroché, elle jeta son portable qui atterrit sur le lit, en plein sur le coussin d'Arnaud. Et tout à coup la raison du baiser de Julien lui apparut claire comme de l'eau de roche. Julien l'avait embrassée parce qu'elle était avec Arnaud, parce qu'elle appartenait à un autre, parce que, en théorie, elle était devenue inaccessible. Tant qu'elle serait en couple avec Arnaud, elle conserverait un certain pouvoir d'attraction sur Julien.

Peu importait finalement ce que Julien avait dit, car cette conversation s'était déroulée à la lueur du jour. Le jour, il aimait prononcer de grandes paroles irrévocables. Il avait ce côté grave et indifférent. Mais pas la nuit...

Quand Julien l'appellerait pour regarder le clip en avant-première, elle serait peut-être aussi invitée à dormir avec eux. Et si ce n'était pas le cas, elle trouverait un prétexte pour s'incruster. Elle avait toujours eu l'imagination fertile en ce domaine. La Nuit était son alliée ; elle seule pouvait corrompre les principes de Julien, amadouer son cœur, éventrer les mots qu'il avait prononcés, dissoudre cet énième rejet, cette incurable tristesse.

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