Chapitre 45

Lorsque Rob s'éveilla et s'aperçut qu'il tenait Délia dans ses bras, il eut un sursaut d'incertitude. Était-il en train de rêver ? Il pressa la main de Délia. Elle semblait bien réelle. Aussitôt il s'écarta comme si sa femme l'observait en ce moment dans une boule de cristal. Délia se retourna et lui sourit :

– Bien dormi ?

– Oui. Désolé si... Je n'ai pas fait exprès.

Il paraissait mal à l'aise.

– On n'a rien fait de mal, énonça-t-elle, et ce fut comme si la voix de Julien filtrait à travers ses lèvres.

Cela la poussa à se demander si le « bien » ou le « mal » d'une situation n'est pas uniquement déterminé par les intentions qui y préludent. Elle ne se sentait pas coupable d'avoir dormi avec Rob parce qu'elle n'avait rien prémédité, rien désiré. C'était le hasard qui l'avait amenée ici. En revanche... Non, ne pas gâcher cette journée par des remords qui viendraient bien assez tôt. Aujourd'hui le ciel était pur et sa conscience sans péché.

Elle regagna sa roulotte en pensant qu'il avait fallu attendre ce moment, cette nuit impromptue dans les bras de Rob pour réaliser combien il lui avait manqué durant toutes ces années.

***

La clairière avait perdu de sa superbe. Délia dut contourner plusieurs flaques d'eau pour arriver jusqu'à une grande tente blanche sous laquelle était servi le petit déjeuner. Elle était nerveuse à l'idée de croiser Julien. Le jour trop souvent s'était montré traître vis-à-vis de la nuit, avait nié ce que l'obscurité avait promis. Néanmoins, Julien savait qu'elle n'était pas célibataire. Son baiser signifiait forcément quelque chose.

Elle avisa un buffet débordant de viennoiseries, fit semblant de s'y intéresser tout en cherchant un visage familier parmi la foule d'inconnus qui dévoraient leur croissant.

Déçue de ne trouver personne, elle ressortit de la tente, un croissant en main, s'apprêtant à rejoindre sa roulotte où, peut-être, Julien viendrait la trouver.

En milieu de chemin, elle remarqua Thibault qui sortait de la forêt en courant. Elle le reconnut à son short blanc, le même que celui qu'il portait à la salle de sport. Elle lui fit un petit signe et il ralentit en s'approchant d'elle.

– C'est pour moi ? demanda-t-il en désignant le croissant.

– Oui.

Elle le coupa en deux et lui offrit la plus grosse part.

Lui faire la bise, contempler ses yeux bleus de si bon matin était si plaisant qu'elle pouvait bien lui céder la moitié de son croissant. L'échange était équitable.

– Alors Julien t'a bien massé hier ? ironisa-t-elle avec un brin d'amertume.

– J'ai refilé le massage à ma sœur.

Le visage de Délia se décomposa.

– Je n'allais tout de même pas me faire masser par Julien ! ajouta-t-il en roulant de gros yeux.

Alors pourquoi as-tu donné la bonne réponse au blind test ? eut-elle envie de hurler. Si tu ne voulais pas de ce massage, tu n'avais qu'à te taire ! Mais Thibault avait trop l'esprit de compétition. Quel que soit le prix mis en jeu, il aurait cherché à gagner. Il agissait toujours sans penser aux conséquences.

Ils se mirent à marcher vers la tente. Délia ne faisait plus attention aux flaques et éclaboussa son pantalon une bonne dizaine de fois.

– Au fait, ta sœur, elle est célibataire ? demanda-t-elle avec un soupçon d'agressivité.

– D'habitude, c'est plutôt les mecs qui me posent cette question, s'amusa Thibault. Et oui, aussi bizarre que cela puisse paraître, elle n'a pas eu beaucoup de petits amis. Elle est trop exigeante ou alors ça ne l'intéresse pas plus que ça. Je ne l'ai jamais vue brancher un mec.

Voilà des paroles rassurantes !

– Mais elle doit beaucoup se faire brancher, n'est-ce pas ?

– A qui le dis-tu ! Je ne compte plus le nombre de fois où elle m'a demandé de me faire passer pour son petit ami. Le problème c'est que ça éloigne autant les gros lourdauds qui pourraient la draguer que les filles qui pourraient m'intéresser. Dès qu'une fille me voit avec ma sœur, elle croit qu'on forme un couple et elle se décourage. C'est sans doute pour ça que je suis encore célibataire.

Délia acquiesça. Elle avait eu cette illusion à la salle de boxe. Leur beauté formait une sorte d'aura repoussante. Ils étaient si parfaitement assortis que cela ne donnait pas envie de s'approcher.

– J'adore ma sœur, mais elle est toujours fourrée avec moi, se plaignit-il en passant le seuil de la tente. Ça m'arrangerait bien qu'elle se trouve un mec. Pourquoi pas Julien ? Ils iraient bien ensemble, tu ne trouves pas ?

Non ! hurla Délia à l'intérieur d'elle-même.

– Bof, marmonna-t-elle.

Elle avait envie de répliquer « Il m'a embrassée », mais cela aurait été malvenu. Et puis cela lui donnait-il le moindre droit sur Julien ? Ce moment intime de massage avec Sarah n'avait-il pas éclipsé ce baiser ? Qui du massage ou du baiser l'avait emporté aux yeux de Julien ?

Un baiser volontairement offert a plus de valeur qu'un massage injustement gagné, estima-elle.

Il ne restait plus de croissant. Délia se rabattit sur un petit pain au sésame et une portion de confiture. Thibault prit un café. C'était la première fois qu'elle le voyait boire du café. Détail insignifiant, certes, mais qui marquait le poids des années.

– Au fait, qu'est-ce qui s'est passé hier avec Sandrine ?

– Oh... (Il avala une gorgée de café.) C'est une longue histoire et pour préserver la dignité de Sandrine je ne te la raconterai pas.

Un petit sourire creusait sa fossette. Il mourrait d'envie de cracher le morceau, c'était évident.

– Il y a eu un combat de catch entre ta sœur et Sandrine, tenta-t-elle de deviner.

– Non. Sarah ne se battrait jamais. Elle est bien plus intelligente.

– Donc ça a un rapport avec Sarah.

Thibault soupira :

– OK. Je me suis éclipsé dans la caravane avec Sandrine, mais Sarah a fait une crise parce qu'elle ne pouvait pas rentrer. J'avais pourtant mis une chaussette sur la porte.

Délia cligna des yeux :

– Une chaussette sur la porte ?

– Ben oui, tu sais quand... Tu ne connais pas ce truc ? C'est un signal pour dire : « N'entrez pas, je suis en pleine action. »

Elle se mit à rire :

– Désolée, je n'ai jamais eu recours à ce truc. Tu aurais dû savoir que ça énerverait ta sœur. Alors, qu'est-ce qu'elle a fait ?

– Elle a hurlé que si on ne sortait pas dans cinq secondes, elle prendrait une photo de nous par la fenêtre et la publierait sur Instagram. Sandrine a paniqué. Elle a attrapé ses boucles d'oreilles et elle est sortie comme une furie.

– C'est bizarre. Pourquoi elle a pris ses boucles d'oreilles et pas son pantalon ? Quand je l'ai croisée, elle était en culotte.

– Peut-être parce que ses boucles d'oreilles valaient 800 euros et qu'elle les avait confectionnées elle-même.

– C'est quand même bizarre comme réaction. Tu vas la revoir ?

Thibault manqua de recracher son café.

– Tu rigoles ? Elle a trente-trois ans !

– Et alors ?

– J'ai pas envie qu'elle me mette la pression pour que je lui fasse un gosse parce que son horloge biologique lui monte au cerveau.

– Elle ne veut peut-être pas d'enfant.

– Toutes les femmes veulent des enfants.

Elle haussa les sourcils, énervée par cette remarque injuste, sexiste, qu'elle avait pourtant si souvent entendue et qui sonnait comme un reproche personnel. Néanmoins elle ne voulait pas rentrer dans le débat.

– Si tu le dis, marmonna-t-elle, mal à l'aise.

– Moi aussi, j'en veux, ajouta-t-il. Mais pas maintenant. Sandrine, c'était juste un coup d'un soir. Je m'en fiche complètement. Pourquoi tu me regardes comme ça ? On dirait que je te choque. Tu n'as jamais eu de coup d'un soir ?

– Euh...

Elle haussa les épaules.

– Sérieux ? insista-t-il en la dévisageant avec insistance. Ça ne t'est jamais arrivé de coucher avec un mec que tu ne reverrais pas le lendemain ? Juste pour le fun.

Elle esquissa une petite mimique qui exprimait la gêne et la négation.

– Je suis en couple depuis cinq ans, se justifia-t-elle.

– Ah oui, c'est vrai. Mais on ne dirait pas.

– C'est censé être écrit sur mon front ?

– Non. Mais tu n'as pas parlé de ton copain une seule fois.

– C'est Rob qui nous a interdit de penser à nos soucis personnels.

– Alors ton copain est un souci ?

Elle dut faire un effort surhumain pour ne pas lui sauter à la gorge. Il avait l'art de mettre les pieds dans le plat.

– Je vais me chercher un verre d'eau, dit-elle pour esquiver la discussion. Tu veux quelque chose ?

Il resta un moment silencieux tout en la fixant du regard avant de lâcher :

– Toi.

Elle se figea. Il éclata aussitôt de rire et elle comprit que c'était une plaisanterie. Une mauvaise plaisanterie. Pourtant elle ne pouvait nier avoir ressenti un petit frisson durant le quart de seconde où elle l'avait cru.

Alors qu'elle se servait à la fontaine à eau, elle aperçut Rob et Julien qui s'approchaient. Son cœur se lança dans une chorégraphie acrobatique, faite de sauts de joie et de plongeons dans les méandres du doute. Elle ressentit de la déception lorsque Julien lui tendit la joue, même si elle savait qu'il ne pouvait rien lui offrir de plus, ici, en public. La lumière du jour n'avait pas capturé son sourire. Son regard, en revanche, n'était ni plus ni moins que le regard habituel de Julien.

– J'ai eu une idée pendant cette nuit, annonça-t-elle.

Elle vit leurs visages s'illuminer tandis qu'elle leur proposait de graver leurs noms et la date du tournage dans l'écorce d'un arbre en souvenir de cette journée. Elle avait repéré un chêne centenaire durant sa balade en forêt avec Julien. Cet arbre lui avait immédiatement fait penser au géant : le chemin pour y parvenir était long et semé d'embûches, mais il surpassait tous les autres.

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