Chapitre 44
Une fois seule, elle hésita à se regarder dans le miroir.
Elle avait envie de vérifier ce que Julien avait vu. Mais, d'un autre côté, cela valait-il la peine de vérifier ce qu'elle était impuissante à changer ? Si jamais elle découvrait que son maquillage avait coulé ou que son front était en train de peler à cause du froid, cela ne souillerait-il pas la grâce de ce moment passé avec Julien ? Elle se connaissait suffisamment pour savoir que cela gâcherait tout ce qu'elle venait de vivre. Et pourtant se voiler la face lui paraissait encore pire. Il fallait qu'elle sache le souvenir que Julien avait emporté dans sa caravane. L'image qui, une fois au lit, le bercerait... ou le terroriserait.
Il n'y avait pas de miroir dans la roulotte. Elle sortit de sa valise un petit miroir de poche et l'approcha de la lumière avec le sentiment qu'elle courait à sa perte. Elle s'appréhenda d'abord par morceaux, le menton, un bout de joue, l'œil droit, l'œil gauche de façon à se prémunir d'un trop grand choc. Ne décelant rien de catastrophique mais ne parvenant pas à se faire une idée de l'ensemble, elle éloigna le miroir.
Elle avait le nez rouge, les joues colorées, les pupilles dilatées par l'alcool, les lèvres légèrement gercées. Mais bon Dieu ! Elle s'était rarement trouvée aussi jolie. Ses yeux paraissaient immenses. Intenses. Elle se reconnaissait à peine. Son visage, qui n'avait jamais possédé la moindre force d'expression, surtout à cette période de l'année, semblait doté de parole et ses yeux brillaient comme deux obsidiennes.
C'était la première fois qu'une ballade dans le froid lui dessinait ce visage-là. En même temps, elle ne se regardait pas souvent dans le miroir après une ballade dans le froid. Si ça se trouve, cela produisait toujours cet effet-là.
Non, elle était convaincue que le reflet qu'elle admirait à cet instant précis n'avait jamais existé auparavant.
Rassurée, elle autorisa mentalement Julien à penser à elle. Ce visage-là, il pouvait le garder et le contempler autant de fois que l'envie lui en prendrait.
Elle se démaquilla, enfila son pyjama et se coucha sous les draps, persuadée que le sommeil l'emporterait rapidement au pays des rêves.
Mais le sommeil ne vint pas. La nuit, en revanche, déposait des gifles de vent glacé sur ses joues. Elle alluma la lumière et constata que la fenêtre du toit était restée ouverte. Elle soupira.
Lorsqu'elle avait découvert sa roulotte, elle avait eu un coup de foudre pour cette fenêtre qui lui avait fait songer au toit ouvrant d'une décapotable, et avait eu l'excellente idée de se hisser sur son lit pour y passer la tête. Elle s'était vite aperçue que la comparaison avec la décapotable s'arrêtait là, car il manquait la vitesse et la route gorgée de soleil. Sans compter qu'elle avait à peine réussi à sortir le bout de son nez et que la fenêtre était restée bloquée lorsqu'elle avait tenté de la refermer. Elle s'était dit qu'elle réglerait ce problème plus tard. Sauf que Plus tard finit toujours par devenir Maintenant. Et maintenant elle avait l'impression que son lit était un iceberg flottant sur la banquise.
Elle se leva pour faire une nouvelle tentative, mais bien évidemment elle n'avait pas acquis des forces herculéennes au cours de cette journée, et la fenêtre resta insensible au fait qu'elle avait absolument besoin de dormir pour préserver la fraîcheur de son teint. Quelle stupide idée son esprit avait-il eu d'associer cette fenêtre au toit ouvrant d'une décapotable ! Autant associer une marre à une décapotable ! C'est vrai, elles sont toutes les deux à ciel ouvert. Mais ce n'est pas une raison pour se jeter dans la marre !
Lorsque les premières gouttes de pluie se firent sentir, elle emporta sa couette et se réfugia sur le sol. Mais le vent s'allia à la pluie et elle se retrouva harcelée par la tempête. De toute façon, le sol était trop dur pour parvenir à dormir.
Elle aurait pu aller trouver Julien. Il avait sans doute les forces requises pour débloquer cette fenêtre. Mais son intuition lui murmurait que le reflet qu'elle avait contemplé dans le miroir s'était à présent dissipé et elle n'avait pas envie d'imprimer son nouveau visage sur la rétine de Julien. Car si le reflet de tout à l'heure avait été causé par un état de béatitude, il y avait fort à parier qu'à présent elle avait la tête d'une folle furieuse.
Néanmoins, il lui fallait de l'aide, incontestablement. Elle enfila des bottes en caoutchouc qu'un bienfaiteur avait glissé dans sa roulotte, et ouvrit la porte. Le vent se jeta sur elle comme s'il l'attendait tapi derrière la porte depuis un bon bout de temps. Elle retourna chercher un caraco qu'elle noua par-dessus son pyjama. Elle évita de jeter un œil au miroir ; il ne fallait pas tenter le diable.
Dehors, la tempête l'accueillit à bras ouverts. Elle descendit les marches de sa roulotte. Quelques mètres plus loin, elle remarqua une silhouette qui marchait pieds nus dans la boue, les cheveux dressés par le vent, en culotte et débardeur. Elle relativisa aussitôt sa situation. Il y avait pire que d'avoir une fenêtre bloquée : il y avait être bloquée dehors sans vêtement. Mais qui cela pouvait-il être ? La silhouette semblait chercher quelque chose dans la boue. Délia se demanda un instant si cela ne faisait pas partie d'une mise en scène. Néanmoins, nulle trace de caméra à l'horizon.
Elle braqua sa lampe de poche et reconnut soudain Sandrine qui leva vers elle un regard mortifié. Elle hésita un instant, puis baissa sa lampe de poche et s'éloigna discrètement. Après tout, chacun sa croix.
Elle longea Du côté de chez Swann, indécise. Thibault était sans doute apte à l'aider. Mais ouvrir la porte de la caravane de Thibault supposait de prendre le risque de se faire pousser dans la boue par Sarah – c'était probablement ce qui était arrivé à Sandrine. Et même si elle ne se faisait pas rembarrer, elle offrirait sa mine déconfite à deux témoins qui étaient la grâce incarnée. Elle avait moins de scrupules à déranger Rob.
Rob l'accueillit chaleureusement, comme elle l'avait prévu. Des trois garçons, c'est le seul en qui elle avait toujours eu une confiance aveugle. Elle avait toujours eu confiance en Julien pour lui briser le cœur ; elle avait toujours eu confiance en Rob pour la remettre debout.
Elle s'était toujours sentie à l'aise avec lui et le temps n'avait pas démenti cette impression. Ils rigolèrent ensemble quand Délia raconta qu'elle avait pris sa roulotte pour une décapotable et qu'elle était maintenant contrainte d'en subir les conséquences. Elle n'aurait jamais osé raconter cela à Julien ; elle aurait eu trop peur qu'il la prenne pour une idiote. Elle n'aurait probablement pas dévoilé cette anecdote à Thibault non plus. Mais Rob était le seul à qui elle n'avait jamais menti. C'était facile d'être honnête avec lui, car il ne vous jugeait pas ou s'il le faisait, c'était en silence et toujours avec une grande indulgence.
Elle pensait qu'il l'aiderait à refermer cette maudite fenêtre, mais Rob lui proposa de prendre son lit.
– Je vais dormir par terre, déclara-t-il.
– Je te le déconseille. On sent les lattes de bois, c'est super désagréable et ça m'étonnerait pas qu'il y ait de la moisissure.
– Dans ce cas, tu ne peux pas dormir par terre non plus.
– Non.
– Alors...
Leurs regards dévièrent vers la couchette.
– Ça te dérange ? murmura Délia.
Rob hésita quelques secondes.
– Non, finit-il par répondre.
– Après tout, ce n'est que moi ! lança-t-elle, désinvolte, avant de se glisser dans la couchette, côté fenêtre. Et je ne prends pas beaucoup de place ! conclut-elle.
Néanmoins, Délia aurait pu être aussi maigre que Nicole Ritchie dans sa période anorexique, cela n'aurait rien changé au fait que cette couchette avait été conçue pour accueillir une seule personne. Lorsque Rob prit place à son tour, elle sentit ses jambes la toucher.
– Ça va, tu as assez de place ? murmura-t-il, un peu gêné. Puis ils se souhaitèrent bonne nuit.
Délia réalisa assez rapidement qu'il n'était pas plus aisé de s'endormir contre un garçon – qui n'était d'ailleurs plus un garçon mais un homme – que sous une fenêtre hurlante de vent. Certes, elle était au chaud – ah ça pour être au chaud ! le corps de Rob dégageait tellement de chaleur qu'il semblait radioactif. Mais elle sentait son souffle dans sa nuque et, bien que celui-ci soit plus imperceptible que le sifflement du vent, elle était incapable d'en faire abstraction.
Lorsque la main de Rob se posa sur son bras, elle ne sut comment réagir. Ce geste ne voulait rien dire pour lui puisqu'il dormait. Mais pour sa part, elle était parfaitement réveillée. Pouvait-elle accepter cette main ? Elle faillit la retirer délicatement, puis se ravisa. Après tout, ce n'était que la main de Rob. Même si cela ne ressemblait pas à la main de Rob. Cela ressemblait à la main d'un homme marié. Elle sentait le métal de l'alliance contre sa peau. En fin de compte, cela était nettement plus grisant que si ça avait juste été la main de Rob.
Elle retrouvait une sensation longtemps oubliée, aussi douce que violente, les petits papillons dans le ventre, le vertige de ne pas connaitre l'issue d'une situation, un parfum subtil d'interdit et de tentation.
Les bras de Rob, les lèvres de Julien, les compliments de Thibault créaient l'illusion – délicieuse, incomparable illusion – qu'à nouveau elle avait seize ans, qu'à nouveau elle pouvait choisir.
Elle s'endormit avec la sensation de leurs bras qui se refermaient sur elle telles des branches s'entortillant dans ses cheveux, son cœur crépitant dans sa poitrine telle une feuille morte, savourant la délicieuse petite ivresse d'exister aux yeux de trois garçons.
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