Chapitre 42
Ils traversèrent les sous-bois buissonnant de fougères, escortés par la mélodie des feuilles mortes qui craquaient sous leurs pas. Le faisceau de la lampe de poche balayait le sentier. Délia se tenait derrière Julien, le suivant dans maints détours, avec l'impression qu'ils allaient se perdre mais que cela n'avait pas d'importance.
Le géant était en ces lieux comme s'il avait grandi ici, poussé ici, à l'instar de ces arbres recouverts d'une écorce impénétrable. Si elle avait dû choisir un décor pour représenter sa personnalité, elle n'aurait pas pu trouver mieux. Julien était une forêt à lui seul. Tout en lui était cimes inatteignables, racines inextricables, recoins obscurs et lumière tamisée.
Ils longèrent un bosquet de bouleau étincelant de blancheur. Puis Julien avisa un petit sentier de terre qui semblait s'enfoncer dans le néant. Il leva sa lampe de poche, révélant une succession d'ormes qui formaient une arche.
– C'est par là.
Le sentier descendait abruptement, disparaissant sous un tapis de ronces et de pierres. En fait, cela ne ressemblait pas à un sentier. On aurait dit que Julien venait de couper à travers bois, bien décidé à ce qu'ils ne retrouvent jamais le campement.
La forêt respirait bruyamment. Murmures d'arbres, d'oiseaux et de créatures non identifiables. Délia voyait à peine où elle mettait les pieds. Pourtant elle n'avait pas peur. Jusqu'à ce qu'elle trébuche sur une pierre et se sente partir en vol plané. Elle se raccrocha in extremis au bras de Julien. Ils entendirent la pierre délogée dévaler la pente, puis plus rien. Comme si elle avait été aspirée par le vide.
– Ça va ? Tu n'as rien ?
Elle lâcha le bras de Julien et tenta de se redresser dignement :
– Plus de peur que de mal.
À ce moment se produisit une chose qui donna à Délia l'envie de bénir la pierre qui avait manqué de lui coûter la vie. Julien lui prit la main, prétextant que c'était plus prudent. À partir de ce moment, elle ne sentit plus les ronces, n'entendit plus les cris d'épouvante lancés par d'invisibles créatures. Réduite à l'unique sensation de cette main chaude qui enlaçait la sienne, elle en oublia les obstacles qui se présentaient et reçut une brassée de feuilles en pleine face. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où Julien l'emmenait, mais elle avait l'impression que c'était un endroit où personne n'était jamais allé.
Ils avancèrent doucement, heurtant de temps à autre une pierre qui s'en allait rouler dans le néant. Soudain, au détour d'un bosquet de hêtres, le paysage s'éclaircit.
Une vallée s'étendait à leurs pieds, traversée par une rivière. Quelques fermes, une route bordée de lampadaires, des prairies à perte de vue, il n'y avait rien d'extraordinaire dans ce paysage. Pourtant, Délia en fut éblouie. Tout en bas était si minuscule, semblable à des constructions de lego, que l'on se sentait tel un démiurge contemplant le monde après l'avoir créé. Ce sentiment était renforcé par l'immensité du ciel qui leur faisait face ; d'un bleu outremer parfait. La nuit rampait à leur rencontre.
Il l'aida à descendre jusqu'à un renfoncement rocheux qui formait comme un banc autour duquel s'élevaient quelques buissons de genêt.
– C'est beau, souffla-t-elle.
– Oui, j'adore cette vue. On se sent minuscule et tout puissant à la fois, n'est-ce pas ?
Délia opina. S'asseyant sur les roches, elle remarqua un petit tas de cendres noires, vestige d'un feu, qu'elle fit mine d'ignorer. Elle n'aimait pas l'idée que d'autres personnes étaient venues ici avant elle, avaient respiré cette vue, ressenti quelque chose de similaire. Ce moment avait la pureté d'une première fois.
Julien se tenait encore debout, fasciné par la vue. Une brise légère transportait son odeur jusqu'aux narines de Délia. Une odeur verte, émouvante, insupportablement délicieuse.
– C'est ici que j'aurais dû t'embrasser.
Elle eut l'impression qu'elle venait de basculer dans le vide. Un vide douillet comme si son cœur traversait une succession de nuages. Elle faillit ouvrir la bouche pour déclarer « Il n'est jamais trop tard », mais elle se ressaisit en voyant que Julien était toujours absorbé par la vue.
– C'était trop risqué, enchaîna-t-il. Avec le poids du costume, tu aurais pu tomber. Mais c'est dommage. Cette vue... ça aurait été parfait.
Il parlait du faux baiser, bien sûr. Du clip vidéo. C'était sans doute la raison pour laquelle ce baiser avait été si décevant. Julien était mécontent, la scène ne correspondait pas à ses espérances, alors il l'avait bâclée. Certainement, s'il l'avait embrassée ici, il aurait mis plus de cœur à l'ouvrage.
– J'aurais accepté si tu me l'avais demandé...
– Non, c'était trop dangereux. Et puis où aurait-on mis les caméramans ? Il n'y a de place que pour deux personnes ici.
Ah oui, les caméramans... Pourquoi oubliait-elle toujours les caméramans ? Pour elle, c'étaient des parasites. Pour lui, la condition sine qua non au moindre rapprochement.
Il vint s'asseoir à côté d'elle sur le rocher. Elle se concentra sur le ciel qui s'assombrissait, cherchant un sujet de conversation qui raviverait le passé, rappelant à Julien ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre. À supposer qu'elle ait été quelque chose pour lui, un jour. Rien n'était moins sûr.
– Est-ce que ta vie ressemble à ce que tu espérais lorsque tu avais seize ans ?
Julien laissa échapper un petit soupir amusé en secouant la tête.
– Alors là pas du tout. Déjà à la base je voulais devenir architecte. Quand j'étais petit, je voulais construire une seconde tour Eiffel, puis des cathédrales. Puis des stades de foot. Puis des maisons. J'ai un peu revu mes ambitions à la baisse au fil des années.
– Qu'est-ce qui t'a fait changer de voie ?
– En fait, je voulais devenir architecte parce que mon père est architecte. Ensuite, j'ai voulu trouver un métier qui me correspondait vraiment. Et j'ai découvert qu'il y avait d'autres moyens de laisser une trace que de construire des maisons.
Il arracha une branche de genêt qu'il se mit à décortiquer :
– Et aussi je me voyais marié avec un enfant. Tu vois, rien de ce que j'imaginais n'est arrivé.
– Quand je pensais à toi... murmura Délia. (Elle hésita une seconde. Était-ce une bonne idée de lui confier une chose pareille ?) Je voyais le berceau et l'alliance, acheva-t-elle.
– C'est vrai ? s'enquit-il d'un ton curieux.
Il paraissait intéressé. Délia laissa les images qui peuplaient son esprit affluer.
– Tu portais toujours un costume. Je suppose que c'est l'image que l'on se fait des adultes. Bleu marine ou noir, ça dépendait de mon humeur. Par contre, pour les chaussures, je n'ai jamais su t'imaginer avec autre chose que tes veilles Van's pourries.
– Et pour cause ! s'amusa Julien en agitant ses chaussures. Qu'est-ce que tu voyais d'autre ?
Ta femme avait une sale tête. Elle mourrait broyée dans un accident de voiture. Je venais à l'enterrement. Je te consolais. Et on ne se quittait plus.
– Ta femme avait un voile sur la tête. Un voile bleu clair comme la Vierge Marie. Je ne vous voyais jamais de face. Vous étiez toujours de dos, penchés sur le berceau. Il était bleu lui aussi. C'était un garçon. Un futur Julien qui allait faire bien des ravages.
Ça aussi, elle l'avait vu. Un jour où elle était d'humeur clémente.
– C'est tout ? Tu n'as rien vu d'autre ?
Bien sûr qu'elle avait vu d'autres choses. Certaines fois, l'alliance était à son doigt et le berceau était le sien.
– Non, c'est tout ce que j'ai vu.
Délia aurait aimé oser demander s'il avait vu quelque chose la concernant. Mais il était peu probable qu'il ait pensé à elle ces dernières années. Il avait dû utiliser son imagination à des fins plus utiles que lui peindre une vie.
En contrebas, les contours du paysage disparaissaient à mesure que la nuit déroulait son velours. Julien se leva et accrocha le cordon de la lampe de poche à une branche, de façon à former un dôme de lumière. Délia contempla la façon dont ses boucles formaient des arabesques dans sa nuque.
Lorsqu'il se retourna, un sourire songeur flottait sur ses lèvres.
– Quand je pensais à toi... entama-t-il, propulsant à nouveau le cœur de Délia dans un vide moelleux. Je te voyais toujours dans ta chambre, allongée sur ton lit, en train d'écrire. De temps en temps, tu mordillais ton stylo, en rage contre toi-même parce que tu ne trouvais pas les bons mots, et tu levais les yeux au plafond pour trouver l'inspiration. C'est débile, je sais.
– Non, pas du tout, continue.
Délia était troublée. C'était exactement ce qu'elle faisait lorsqu'elle écrivait son roman.
– Tu étais toujours pieds nus, avec les ongles vernis. Tu vois, je suis plus poétique que toi, je ne t'ai jamais imaginée avec de vieilles baskets pourries.
– Mais parce que je n'en ai jamais porté ! protesta-t-elle. Ce n'est pas de la poésie, c'est du réalisme. Continue...
– Dans la stéréo, il y avait une chanson des Cocoon Trash. La première qu'on a écoutée ensemble. Et... Je suis obligé de continuer ?
– Oui, asséna-t-elle. Moi je t'ai tout raconté.
– Tu finissais toujours par froisser ce que tu venais d'écrire et par le jeter à la poubelle en geignant que tu n'y arriverais jamais. Ensuite, tu ouvrais la fenêtre et tu montais sur le rebord. Il y avait des cerisiers à perte de vue. Et tu t'envolais dans une brume de fleurs roses.
– Quoi ?
– Je te l'ai dit, mon imagination est plus poétique que la tienne.
Son petit sourire moqueur était de retour.
– Tu n'as jamais rien vu, n'est-ce pas ?
– Si. J'ai vu tout ce que je t'ai dit. Sauf qu'à la fin, tu n'ouvrais pas la fenêtre. Tu allumais une cigarette et tu disparaissais sous la fumée.
Elle grimaça.
– Et donc tu pensais que pendant toutes ces années je restais cloîtrée dans ma chambre à fumer ? Tu ne m'as jamais imaginée mariée ou conduisant une décapotable ? Fais attention à ce que tu dis si tu ne veux pas que je t'assomme avec une branche !
Elle fit mine de ramasser quelque chose, mais ne trouva rien de plus menaçant qu'une brindille.
– Je me doutais bien que tu avais déménagé et que tu avais séduit un nombre incalculable de garçons, mais je n'avais pas tellement envie de penser à ça. C'était plus rassurant de t'imaginer dans ta chambre en train d'écouter les Cocoon Trash. On aime avoir l'impression qu'on peut retourner dans le passé.
Elle frémit. Il savait trouver les mots justes. Il n'avait pas perdu cette qualité qu'elle avait toujours admirée chez lui.
– Tout était plus simple quand on avait seize ans, soupira-t-elle.
– Je ne crois pas que c'était vraiment plus simple avant. À l'époque, la vie me paraissait très compliquée. Je crois que le passé ressemble toujours à un âge d'or. Il suffit de se dire que notre présent sera l'âge d'or de nos trente ans. Un jour, on se dira qu'on avait de la chance d'être ici.
Oh, elle n'avait pas besoin d'attendre ses trente ans pour en prendre conscience ! Ça ressemblait déjà à un âge d'or.
Elle faillit le lui dire, mais elle conserva un air mystérieux.
Il glissa un bras autour de ses épaules. Pour quelle raison ? Elle l'ignorait. C'était peut-être l'effet du clair de lune. La nuit les avait toujours rapprochés, détruisant toutes les barrières que le jour érigeait entre eux.
Elle le dévisagea et, pendant une fraction de seconde, elle crut apercevoir dans son sourire, dans son regard, une approbation secrète, une sorte d'invitation à s'approcher. Elle connaissait ce regard-là. Tout du moins croyait-elle le reconnaître. On n'était jamais sûr de rien avec Julien.
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