Chapitre 41

Julien s'était emparé de sa guitare et avait lancé un blind test. Pour le moment, Sarah était en tête, talonnée par Délia, puis par Sandrine. Rob et Thibault arrivaient en queue de peloton. Apparemment les filles avaient une meilleure mémoire musicale que les garçons ou alors elles avaient davantage l'esprit de compétition.

– Celle-là, elle est pour toi, Rob.

Julien lança quelques notes. Les oreilles étaient aux aguets, tentant d'identifier la mélodie. Délia scrutait le visage de Rob, ses yeux en amande où dansait la lumière mordorée des flammes. Soudain, sa mâchoire devenue si virile se décontracta, s'étirant en un sourire qui ressemblait à celui d'un gamin au matin de Noël. Alors elle devina. C'était une chanson de Goldman.

Elle ne fut pas étonnée de voir Rob se lever pour danser autour du feu en rythmant chacun de ses pas par des mouvements de bras, tout en chantant sans une once de justesse :

Comme un bateau dérive

Sans but et sans mobile

Je marche dans la ville

Tout seul et anonyme.

Au refrain, tout le monde mêla sa voix à celle de Rob, même Délia qui avait toujours eu en horreur de chanter en public.

J'm'en fous, j'm'en fous de tout

De ces chaînes qui pendent à nos cous

J'm'enfuis, j'oublie

Je m'offre une parenthèse, un sursis.

C'était étrange, songea Délia, comme durant toutes ces années le répertoire de Goldman ne s'était jamais chargé d'un nuage de mélancolie. Pourtant, il lui était impossible d'entendre une chanson de Goldman sans songer à Rob. Mais ce qui lui apparaissait alors était ce sourire enfantin que Rob arborait à cet instant précis, cette tête d'illuminé qui lui donnait envie de sourire elle aussi. Loin de la déprimer, la voix de Goldman n'était associée qu'à de l'insouciance et des rires.

Lorsque la chanson fut finie, Rob cessa de tourner autour du feu et vint s'asseoir près de Délia.

– Vous avez déjà vu le clip de cette chanson ?

Tout le monde hocha la tête négativement.

– Goldman joue un moussaillon qui fuit son bateau. En fait, c'est l'histoire d'un type qui déserte la marine.

– Ah c'est pour ça que tu aimes tant cette chanson. C'est un peu ton histoire... avança Délia.

Le visage de Rob se durcit tout à coup.

– Pas du tout ! Je n'ai jamais déserté ! s'offusqua-t-il.

– Là, tu viens de l'insulter, surenchérit Thibault.

Délia ne savait plus où se mettre. Elle avait l'impression d'avoir plombé l'ambiance, mais elle ne voyait pas ce qu'elle avait dit de mal. Heureusement, Julien vint à sa rescousse :

– Il n'a pas déserté, il a démissionné. Ce sont deux choses différentes, mais tu ne pouvais pas savoir. La désertion est considérée comme un crime.

– Désolée, Rob.

Rob s'excusa de s'être emporté avant de lui expliquer la nuance :

– Les déserteurs sont des hors-la-loi. Ils quittent l'armée sans y être autorisés. Ils sont recherchés par la police et ils risquent la prison. Moi j'ai démissionné. Je n'ai rien à me reprocher.

– Mais pourquoi certains désertent si on peut démissionner ? interrogea-t-elle, tout en se demandant s'il était bon de s'aventurer sur ce terrain.

– Parce que c'est très difficile de démissionner. D'abord, il faut que l'armée accepte ta lettre de démission, ce qui est rarement le cas. Ensuite, il faut payer. Tout le monde n'a pas les moyens de rembourser ce qu'il doit à l'armée. Moi j'étais encore jeune, donc la somme n'était pas trop importante, mais si j'avais attendu, j'aurais été lié à un contrat de cinq ans et j'aurais sans doute été coincé. De toute façon, quand un soldat veut démissionner, tout son régiment lui met la pression. C'est très difficile d'aller jusqu'au bout de la procédure. La plupart du temps, lorsque quelqu'un veut quitter l'armée, il n'a que deux solutions : soit il déserte, soit il se fait réformer.

– Et qu'est-ce qu'il faut faire pour être réformé ?

– Il faut prouver que tu n'es pas apte physiquement ou moralement. Là encore, c'est le parcours du combattant. L'armée ne lâche pas ses hommes si facilement. J'ai un ami qui a tenté de se faire réformer pour dépression, mais ça n'a pas marché. Le médecin de l'armée a reconnu sa dépression mais a conclu que ça ne l'empêchait pas de travailler. Et il s'est retrouvé affecté aux cuisines.

– À t'entendre, personne ne devrait s'engager dans l'armée.

Rob secoua la tête, comme si elle avait à nouveau déformé ses propos. L'armée était le seul sujet sur lequel il était aussi susceptible.

– Je n'ai jamais dit ça. Je dis juste qu'il faut bien y réfléchir avant de le faire. Il y a trop de jeunes qui s'engagent juste parce qu'ils rêvent de piloter un avion. Et puis toutes ces journées « La défense recrute », j'ai toujours trouvé ça malsain. On ne montre que le bon côté de l'armée. On dissimule la réalité d'un métier. Être soldat, ça doit être une vocation, pas une décision prise sur un coup de tête. Bon, si on changeait de sujet. La Farigoulette, tu nous joues une petite chanson ?

Julien hésita quelques secondes, puis posa sa main sur sa guitare en annonçant :

– J'offre un massage à celui ou celle qui reconnaîtra cette chanson.

Les oreilles de Délia n'avaient jamais été autant à l'affût. Elle n'aurait pas été plus concentrée si elle s'était trouvée face à Julien Lepers dans Question pour un champion. Son cerveau n'était plus qu'un immense juke-box dans lequel il lui fallait piocher le bon titre. Elle lança un regard à ses deux concurrentes. Si l'une d'elles s'avisait de trouver la réponse en premier, elle mettrait le feu à sa roulotte.

Les premières notes se déversèrent dans l'air crépusculaire.

Délia se sentit rassurée. L'air lui était familier. En revanche, Sarah et Sandrine avaient l'air perdues. Elle avait le titre au bord des lèvres. Allez, allez, concentre-toi ! Les mains de Julien sont à ta portée... Une image se forma dans son esprit. L'image d'une jeune fille allongée dans le salon d'un tatoueur. Elle avait déjà le clip en tête. Maintenant il ne restait plus qu'à...

– Aerosmith ! hurla Thibault en levant le poing au ciel. Cryin.

Délia le dévisagea avec un vif sursaut de haine. Depuis quand connaissait-il le répertoire d'Aerosmith ?

– J'ai toujours eu un faible pour Alicia Silverstone, se justifia-t-il.

Ce qui ne fit qu'accroître l'amertume de Délia. Si Thibault aimait cette chanson uniquement pour l'actrice qui y jouait, il n'avait qu'à regarder le clip sans mettre le son comme il avait coutume de le faire autrefois. Ainsi la mélodie lui serait restée étrangère et il ne lui aurait pas coupé l'herbe sous le pied ! Depuis quand bataillait-il pour un massage de Julien ?

– C'est l'un de mes clips préférés, révéla le géant. On n'en fait plus des comme ça.

Malgré elle, Délia vit l'entièreté du clip défiler en accéléré dans sa tête. Alicia faisant des avances à un garçon puis lui assénant un coup de poing pour lui voler sa décapotable. Alicia chez le tatoueur. Alicia se faisant percer le nombril. Puis la scène finale : Alicia se tenant sur la rambarde d'un pont tandis que le connard qui lui a brisé le cœur tente de la raisonner. Elle saute dans le vide, laissant penser qu'elle va se tuer, mais au dernier moment on comprend qu'elle est attachée et elle fait un doigt d'honneur à son ex-petit ami.

C'était l'un des premiers clips qui avait marqué Délia. À l'époque, elle n'était qu'une petite fille qui ne connaissait rien à l'amour. Elle aussi avait fantasmé sur Alicia Silverstone, mais pour d'autres raisons que Thibault. Elle avait rêvé, plus tard, de devenir cette fille-là. Une fille qui ne se laisse pas abattre par le chagrin. Une fille qui prend le pouvoir sur les garçons.

C'était étrange de penser qu'alors qu'ils ne se connaissaient pas encore, chacun rivé devant sa télé, contemplait les mêmes images, y superposant des rêves différents.

– Quand j'étais petite, je voulais me faire tatouer à cause de ce clip, murmura Délia.

– Tiens, en parlant de tatouage, Rob t'as montré le sien ? lança Julien.

Elle se tourna vers l'intéressé :

– Quoi ? T'as un tatouage ? Où ça ?

Rob se retourna et souleva son pull. La lueur des flammes révéla une suite de chiffres et de lettres, ainsi que le bas d'un dessin. Délia se pencha pour soulever le tee-shirt de Rob. Et elle en resta pétrifiée.

Entre ses omoplates, sur toute la largeur du dos, s'étendait un aigle aux ailes déployées.

– Co... Comment ? balbutia-t-elle. Tu as eu une prémonition ?

Rob s'esclaffa en se retournant :

– Non. Le monde ne tourne pas autour de toi, Délia. J'ai fait ce tatouage avec mes potes de l'école militaire. C'est l'insigne et le nom du régiment que j'aurais dû intégrer.

– Et tu ne regrettes pas ?

– Non, j'ai toujours rêvé d'avoir un tatouage. Je m'étais promis de le faire quand j'aurais dix-huit ans. On était quatre à avoir le même. D'une certaine manière, ça me rappelle la chance que j'ai d'être là plutôt que de risquer ma vie aux quatre coins du monde.

Au-delà des mots échangés, il y avait le dialogue de leurs mémoires. Un dialogue secret qui transparaissait à travers chaque regard, chaque sourire. Leurs mémoires étaient heureuses de se retrouver, elles se saluaient l'une l'autre en disant : Je possède un bout de toi et tu possèdes un bout de moi. Cela créait une complicité plus savoureuse encore que celle d'autrefois, car il est plus fort de se sentir lié à quelqu'un par un passé commun que par un unique présent. La chaleur des flammes n'était rien comparée à cette chaleur familière.

Julien scruta l'horizon où le soleil n'était plus qu'un spectre rougissant. Il fit glisser la sangle de sa guitare par-dessus sa tête, puis se pencha vers Délia :

– Avant que la nuit tombe, il faut que je te montre quelque chose. Tu viens avec moi ?

Elle acquiesça d'un mouvement lent comme si son cerveau avait du mal à intégrer l'information.

– Où tu m'emmènes ?

– C'est une surprise.

Il partit chercher une lampe-torche et elle le suivit aveuglément vers la forêt.

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Je ne pouvais pas terminer sans vous mettre le clip dont je parle dans ce chapitre, Cryin' d'Aerosmith, que Délia n'a malheureusement (ou heureusement ?) pas reconnu à temps, sinon elle aurait gagné un massage du géant.

https://youtu.be/qfNmyxV2Ncw

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