Chapitre 39
Délia était étendue sur le sol, ses ailes et sa traîne reposant tristement dans l'herbe, tel un oiseau fauché en plein vol. C'était la dernière scène de la journée, si bien qu'elle avait largement eu le temps de récupérer des forces, et d'autant plus de temps pour penser au baiser de Julien.
Ce baiser ne pouvait pas être considéré comme une tromperie. C'était écrit dans le script. Quelqu'un d'autre avait pris cette décision. Que pouvait-elle faire sinon subir cette scène que l'imagination des autres avait élaborée ? Elle n'avait rien choisi, rien imaginé de tel, elle n'était qu'une marionnette entre les mains du réalisateur. Pouvait-on blâmer une marionnette ?
Bon d'accord, il se pouvait que son cœur ait effectué un triple salto arrière à l'idée d'embrasser Julien. Il se pouvait que cette scène ait effleuré son imagination avant même de figurer dans le script. Mais elle n'aurait jamais actualisé cette scène si on ne le lui en avait pas donné l'ordre.
– Tu n'as pas l'air faible ! vociféra le réalisateur. Tu es sur le point de mourir, n'oublie pas ! Allez, on recommence et on se concentre !
C'était la dix-neuvième prise. Le réalisateur trouvait toujours quelque chose à redire sur la façon dont elle marchait avant de tomber dans l'herbe ou sur l'expression de son visage. À ce rythme-là, on n'arriverait jamais à la scène du baiser.
– Qu'est-ce que c'est que ce froncement de sourcils ! Est-ce que je t'ai demandé de froncer les sourcils ? On la refait ! Et on se concentre !
Julien était là, à cinq mètres à peine. Elle s'avança vers lui dans le doux rayonnement de ce jour qui commençait à faner, projetant l'ombre des arbres tout autour d'eux, tels les barreaux d'une prison.
Il portait une veste verte en brocart avec des galons dorés en dessous de laquelle sa chemise à jabot était déchirée comme s'il avait couru dans la forêt pour la retrouver. Son pantalon écru disparaissait sous de hautes bottes en cuir. Il avait l'air sorti d'un autre temps, d'une sorte de rêve baroque. Le vent taquinait ses boucles, faisant disparaître son regard, puis révélant à nouveau ses yeux verts qui la dévisageaient.
Demain il ne serait plus là.
Son visage se figea et elle s'écroula en refermant ses plumes sur ses cheveux.
– C'est bon ! On l'a ! Parfait ! s'écria le réalisateur d'une voix triomphante. Julien, à toi de jouer !
Alors qu'elle était plongée dans l'obscurité, elle entendit des pas qui faisaient craquer les feuilles mortes. Elle n'avait pas le droit de lever la tête ; elle était censée être morte.
Elle sentit une main lui caresser les cheveux tandis que la chanson de Julien se déversait des haut-parleurs : Qu'est-ce que la beauté ? Est-ce cet amour qui me brûle les ailes ou ce visage idéal irréel ?
La lumière caressa ses paupières tandis que Julien soulevait l'une de ses ailes. Elle aurait tellement voulu voir son expression, mais elle n'était pas autorisée à ressusciter avant d'avoir été embrassée.
Elle attendit que la chose se produise. Cette chose inattendue, impossible, mais à laquelle – elle s'en rendait compte maintenant – elle n'avait jamais réellement renoncé.
Elle n'était qu'une marionnette qui n'allait pas bouder son plaisir.
Le bras de Julien se glissa sous son dos pour la redresser. Il aurait sans doute pu la porter à bras tendus, même avec ce costume. Il en avait probablement la force.
Elle sentit son parfum s'intensifier.
Une boucle s'aventura sur son front.
Elle eut à peine le temps de sentir les lèvres de Julien que déjà celles-ci s'éloignèrent. Elle ouvrit les yeux et le dévisagea avec une expression interloquée tandis qu'il lui souriait d'une façon tendre et émerveillée qui ne correspondait pas à son sourire habituel. C'était une expression factice. Elle s'attendit à entendre le réalisateur hurler « Raté ! On recommence ! » Mais pour une fois le tyran ne trouva rien à critiquer :
– Coupez ! C'est dans la poche.
Elle eut envie de protester. Ce baiser était indéniablement raté. Même un aveugle s'en serait rendu compte. Un tel laxisme de la part d'un grand réalisateur était impardonnable. Mais déjà tout le monde applaudissait, non pour consacrer cet effleurage de lèvres mais parce que c'était la dernière scène de la journée et qu'ils allaient enfin pouvoir se reposer. Le soulagement et la satisfaction exsudaient de tous ces corps en liesse au milieu desquels Délia se sentait seule et frustrée. Voilà, la scène était bouclée. Il n'y aurait pas d'autre baiser.
Déjà de petites mains s'affairaient à ôter son costume avec moult précautions mais sans égards pour ses pauvres épaules.
– Tu n'avais pas le rôle le plus facile à jouer, fit une voix derrière elle.
Elle ne pouvait pas se retourner car on lui décrochait les ailes – au sens propre comme au figuré –, mais elle crut reconnaître la voix de Rob. Une seconde plus tard, elle le vit s'agenouiller près d'elle, un sourire compatissant s'étirant sur sa belle mâchoire carrée. Il portait une pelisse de capitaine bleu marine avec un multitude de boutons en cuivre reliés par de fines cordes dorées. Il était très élégant.
– Tu t'en es bien tirée. Ce n'était pas trop difficile ?
Elle ne savait pas s'il parlait du costume ou du baiser.
– Je ne m'étais pas préparée à ça, lâcha-t-elle, ce qui pouvait correspondre au deux.
– C'est sûr. Je n'aurais pas aimé être à ta place. On prépare un bon feu de camp. Ça va te faire du bien.
Elle se rendit compte tout à coup qu'elle grelottait. Évidemment, sans toutes ces plumes, la température avait chuté. Elle accepta la main de Rob qui l'aidait à se relever. Son corps était endolori, mais elle était persuadée que la douleur n'aurait pas été si forte si une autre main l'avait soulevée. Elle chercha Julien des yeux et le vit qui discutait avec son agent tout en faisant des ronds avec son portable à bout de bras.
– Est-ce que ça va ? demanda Rob alors qu'elle se cramponnait à lui.
– Oui. Il faut juste que mon cerveau réintègre l'idée que j'ai deux pattes et non deux ailes.
Rob la dévisageait bizarrement :
– Tu es sûre que ça va ?
– Oui. Pourquoi ?
– Non, c'est juste que j'ai cru...
Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase, car Thibault se précipitait vers eux :
– Finalement, on dirait que j'ai eu le meilleur rôle.
Il portait toujours sa chemise à carreaux entrouverte sur ses pectoraux.
– Pourquoi tu es le seul à ne pas porter de costume d'époque ? demanda-t-elle avec un brin d'acidité.
– Tu as déjà vu un jambon avec une chemise à jabots ?
Elle sentit un sourire lui tirailler la mâchoire.
Thibault glissa un bras autour de la taille de Délia comme si elle était une infirme qui avait besoin qu'on l'escorte jusqu'à sa roulotte.
– C'est bon ! Je peux marcher ! se libéra-t-elle, retrouvant soudain sa vigueur. Où est-ce qu'on prend sa douche ? ajouta-t-elle en regardant aux alentours.
– Tu vois une douche quelque part ? répliqua Thibault.
Elle regarda la clairière, la forêt impénétrable, puis les roulottes.
– J'imagine que tout le budget « confort » est parti dans mon costume.
– Il y a une citerne d'eau là-bas, intervint Rob, et il y a une bassine dans ma roulotte, donc tu dois en avoir une dans la tienne.
– Génial ! s'exclama-t-elle d'un ton sarcastique en se dirigeant d'un pas contrarié vers sa roulotte.
Julien avait omis de la prévenir que les conditions seraient si précaires – pour raison de confidentialité ou par peur de la voir déguerpir. Elle s'était bêtement imaginé qu'ils passeraient la nuit dans un hôtel. Elle avait même amené trois jolies robes pour dîner au restaurant. Quel gâchis !
Après s'être lavée dans des conditions dignes du 18eme siècle et avoir revêtu une tenue humaine, elle songea à envoyer un texto à Arnaud. Elle souleva son portable pour s'acquitter de son devoir, mais constata qu'il n'y avait pas de réseau. Elle reposa son portable, soulagée.
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