Chapitre 34

Le matin du jour J, Délia se leva avant le soleil. Une fois parée, coiffée et maquillée, elle demanda à Arnaud de faire un détour par le centre commercial pour apporter la touche finale à sa métamorphose. La Dignité ne pouvait se passer d'un parfum haut de gamme. Délia avait toujours sacralisé les odeurs, persuadée qu'elles étaient telles de petites sentinelles se glissant dans le cerveau pour modeler les émotions : désir, répulsion, fascination. Les odeurs avaient un impact qu'il ne fallait pas sous-estimer pour faire bonne impression.

N'ayant malheureusement pas les moyens de débourser 100 euros pour un flacon, Délia avait l'habitude de se rendre chez Planète Parfum où les testeurs étaient à portée de main. Une petite giclée par-ci, une petite giclée par-là et la voilà parfumée pour la journée.

Lorsqu'elle découvrit les stores déroulés le long de la devanture, elle se frotta le nez, contrariée. Une petite pancarte informait que le magasin était exceptionnellement fermé pour cause d'inventaire. Délia resta immobile, incapable de renoncer. Dans son cerveau se déroulait la liste des choses indispensables à faire avant son départ et la case « Planète parfum » continuait de clignoter, en attente. Elle se rappela soudain qu'il y avait une autre parfumerie, plus loin dans la galerie. C'était un endroit luxueux où il était impossible de s'approcher d'un testeur sans quémander l'aide d'une vendeuse. Néanmoins, cela valait la peine d'essayer.

Deux minutes après avoir fait son entrée dans la boutique aussi étincelante que déserte, Délia comprit qu'il y avait un problème. Six vendeuses se tenaient retranchées derrière leur comptoir et pourtant aucune ne l'avait encore interpellée. Elle avait pourtant pris un air hagard, le nez en l'air, errant comme une cliente cherchant vaguement quelque chose. Elle avait jeté de petits coups d'œil emplis de détresse aux vendeuses pour leur signifier son grand besoin d'être conseillée. En retour, elle n'avait récolté que des regards qu'elle aurait pu qualifier de désobligeants.

Une seconde personne passa le seuil du magasin. Une vieille dame parée d'un ensemble fleuri et d'un petit sac-à-main doré. Aussitôt une vendeuse quitta son refuge et se dirigea vers elle d'un pas alerte :

– Madame De Boissieu, que puis-je faire pour vous ?

S'ensuivit une conversation passionnante à propos d'un rouge à lèvres trop foncé. Délia observa la scène, stoïque, avant de reporter son regard vers les cinq autres vendeuses qui semblaient toujours scotchées avec de la glue. « Hé oh ! Je suis là ! » avait-elle envie de hurler.

Lorsqu'une troisième cliente fit son entrée, recevant immédiatement la sollicitude d'une vendeuse, Délia sentit la rage lui monter au nez. En fait, tout le monde ici avait compris qu'elle repartirait les mains vides, voilà pourquoi on la traitait comme une lépreuse.

Parce qu'elle n'avait ni sac-à-main Vuitton ni bijoux clinquants ni l'air de sortir de Dallas, tout le monde en déduisait qu'elle n'avait pas d'argent. Et même si c'était la stricte vérité, ce n'était pas une raison pour l'ignorer de façon aussi ostentatoire.

Prise d'un subit aplomb, elle se dirigea vers la vendeuse qui lui paraissait la moins antipathique, une grande perche aux cheveux courts.

– Excusez-moi, Madame, je peux vous demander un renseignement ?

Cette phrase déclencha immédiatement chez la vendeuse un réflexe de Pavlov. Grand sourire illuminé, regard prévenant, ses bras remuèrent tout à coup et ses semelles se déscotchèrent du carrelage. C'était impressionnant.

– J'aimerais respirer un parfum d'Hermès, continua Délia. Eau d'orange verte.

La vendeuse hocha la tête et quitta précipitamment son présentoir, l'invitant à la suivre jusqu'au rayon hommes.

– Euh, balbutia Délia. C'est un parfum masculin ?

Elle n'avait rien lu de tel dans Cosmopolitan qui présentait cette essence tel « un vent d'agrumes vivifiant ».

– C'est un parfum mixte, lui répondit-on en lui plaquant sous le nez une petite languette en carton.

Délia n'avait pas eu le temps de préciser qu'elle désirait « tester le parfum sur sa peau pour en éprouver l'alchimie ». Le petit discours qu'elle avait soigneusement préparé resta calfeutré au fond de sa gorge tandis qu'elle humait la languette. Elle devait sans doute faire une tête bizarre car la vendeuse enchaîna :

– C'est pour vous ? Si vous voulez, j'ai quelque chose d'autre, dans le même style, en plus féminin.

Délia ne voulait rien « dans le même style ». Elle voulait ce parfum-là, mais sur sa peau et ses vêtements. Cependant, la vendeuse s'était déjà remise en mouvement et elle n'eut pas la force de protester. En chemin, elle précisa qu'elle voulait quelque chose de rafraichissant, mais pas trop adolescent.

– J'ai 25 ans, précisa-t-elle.

– J'ai ce qu'il vous faut.

La grande perche avait l'air sûre d'elle. Elle cueillit un flacon cristallin dans un dégradé arc-en-ciel. Délia remarqua que l'étiquette affichait 119 euros, ce qui la ravit. À ce prix-là, ce devait être un jus exceptionnel. En tout cas, la vendeuse ne tarissait pas d'éloges :

– C'est dans le même style, frais, aérien, mais ça fait moins eau de Cologne, moins cheap.

La vendeuse s'empara d'une languette en carton. Délia sentit que c'était le moment de jouer le tout pour le tout :

– Euh, est-ce que je pourrais le tester sur moi ? Pour voir comment ça se marie avec ma peau ?

Contre toute attente, la vendeuse acquiesça d'un air radieux :

– Oui, vous avez raison. D'ailleurs comme ça vous pourrez en tester la tenue.

En trois secondes, Délia se retrouva aspergée. Littéralement aspergée, comme si la vendeuse tenait absolument à vider son testeur. Elle entendit vaguement des mots tels que « basilic », « tomate », « mandarine », bref des concepts qui étaient à mille lieues de ce qu'elle respirait. Ça puait la cocotte. C'était infect. Écœurant. Aussi éloigné de l'idée de Dignité qu'une gazelle peut l'être d'un chou de Bruxelles. C'était un parfum de pouffiasse, voilà tout.

– La tenue est excellente, vous verrez. À la fin de la journée, vous sentirez toujours aussi bon.

Délia hésitait entre étrangler la vendeuse, lui faire boire son jus de pouffiasse jusqu'à empoisonnement ou lui sourire poliment en prétendant qu'elle repasserait plus tard. À grand regret, elle choisit la dernière option.

Une fois dans la voiture, lorsqu'elle referma la portière, la réaction d'Arnaud ne se fit pas attendre.

– Pouaahh ! Qu'est-ce qui s'est passé ?

Délia se mordit les lèvres pour ne pas pleurer, regardant fixement devant elle. Même dans ses pires scénarios catastrophes – et Dieu sait qu'elle était douée d'imagination en ce domaine –, la catastrophe ne survenait pas si tôt.

– Je suppose qu'on n'a pas le temps de faire un saut à la maison pour que je me change ?

Arnaud secoua la tête négativement.

– C'est si terrible que ça ? marmonna-t-elle, se tournant vers lui.

Un sourire, vite réprimé, se peignit sur les lèvres d'Arnaud.

– Tu veux la vérité ou... ?

Délia fit non de la tête.

– Tu sens rudement bon, ma chérie !

Elle esquissa un vague sourire, tout en continuant à se mordre l'intérieur des joues. Il ne fallait pas qu'Arnaud devine à quel point elle était dévastée. Pour lui, ce n'était qu'un détail. Pour elle, c'était des jours et des jours de préparation réduits à néant.

Il mit le moteur en marche tandis qu'elle ôtait son pull et ouvrait la fenêtre. Le tenant du bout d'une manche, elle laissa le vêtement prendre l'air, espérant dissiper cette puanteur. Après une heure d'autoroute, son pull embaumait un délicieux mélange de jus de pouffiasse et de pot d'échappement. Et dire qu'il y avait des gens qui déboursaient 119 euros pour cette insanité. Mais où allait le monde ?

Elle décida de rester en tee-shirt, même si elle crevait de froid et que ses tétons pointaient sous le tissu tels deux grains de raisins. Maintenant il n'y avait plus qu'à prier pour que le soleil sorte de sa tanière et que ses tétons regagnent la leur.

***

Elle embrassa Arnaud avant de se diriger à toute hâte vers le car, son sac sur l'épaule. Elle avait mal au cœur alors que le trajet n'avait même pas encore débuté. Elle monta dans le car complètement paniquée à l'idée de croiser une tête familière. Pas maintenant, pria-t-elle tout en scrutant d'un œil inquiet les quelques passagers. Ne reconnaissant personne, elle se dirigea vers le fond et se ratatina sur son siège. La voiture d'Arnaud était encore là. Elle lui envoya un baiser à travers la vitre, suivi d'un petit signe de la main, mais elle ne parvint pas à esquisser le moindre sourire.

Cinq minutes plus tard, elle vit entrer une touffe de cheveux noirs. Elle se recroquevilla davantage sur son siège. En toute honnêteté, elle aurait préféré faire le voyage dans la soute à bagages. Ce n'était pas le moment propice pour des retrouvailles.

Elle avait toujours eu le mal des transports durant les longs trajets. Elle se voyait mal lui parler alors qu'elle avait le teint vert et l'œil vitreux. Sans compter qu'elle avait déjà la nausée grâce au super jus de pouffiasse. Pour incarner la Dignité, il était préférable qu'elle incarne d'abord l'invisibilité, le temps du trajet.

Un bref éclat de rire et quelques mots suffirent à la convaincre que la catastrophe était imminente. C'était bien Thibault qui venait d'entrer dans le bus. Elle vit la touffe de cheveux noirs avancer entre les sièges, se rapprochant de plus en plus de l'endroit où elle se tenait retranchée, comme si Thibault était un serial killer à qui elle devait à tout prix échapper. Des relents de parfum capiteux lui montaient encore aux narines. Elle retint son souffle tandis qu'elle commençait à apercevoir le haut de son front.

Plus que quelques secondes et elle verrait apparaître ses yeux, ses yeux d'un bleu rieur qui la découvriraient en train de se cacher comme une gamine.

Elle était au bord de l'asphyxie lorsqu'elle le vit s'asseoir deux sièges devant elle.

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