Chapitre 32
L'été semblait s'éterniser. Jamais Délia n'avait ressenti ce sentiment auparavant. L'été lui paraissait toujours trop court, comme de la poudre d'or qui nous file entre les doigts. Cette fois, pourtant, elle était impatiente de voir le Liquidambar revêtir sa robe enflammée, elle souhaitait la mort des fleurs et la décoloration des feuilles. Elle avait hâte que l'automne se faufile pour repeindre le monde.
Les journées de travail étaient toujours aussi animées. Elle n'avait pas le temps de s'ennuyer entre les semis, les boutures, les arrosages et les cueillettes. Mais le jardin en permanence lui rappelait que l'été était là et par conséquent qu'octobre était encore loin.
Octobre, le mois qu'avait choisi Julien pour le tournage de son clip.
Il lui avait annoncé les dates deux semaines plus tôt lors d'un bref coup de fil. Elle avait ensuite reçu les modalités sur son adresse mail, mais le mail provenait de la maison de disques, pas de Julien. Deux cars seraient affrétés pour conduire les participants dans un lieu tenu secret, à 200 km de là.
La lettre de son père résonnait encore dans sa tête. Chaque mot était ancré en elle comme une brûlure. Mots doux chargés de regrets, mots qui appelaient une réponse que Délia écrivait dans sa tête à défaut de pouvoir le faire sur du papier. Elle avait longtemps hésité à en parler à sa mère, puis avait fini par juger qu'elle ne pouvait pas garder cette information pour elle. Elle ne lui avait pas montré la lettre, parce que c'était la seule chose qu'elle détenait de son père, le seul cadeau qu'il lui ait jamais offert en quelque sorte, et elle voulait que personne d'autre ne se l'approprie. Mais elle avait révélé à sa mère l'existence de cette missive, la preuve absolue qu'il était vivant.
Mme Lafleur avait manqué de faire un malaise. Délia l'avait fait asseoir tandis que sa mère se tenait le cœur en répétant : « Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible » et puis « C'est vraiment vrai ? Il va bien ? » Elle n'avait pas paru en colère, juste choquée, étourdie comme n'importe qui le serait face à un fantôme reprenant vie. Délia avait tenté d'obtenir des informations sur les amis de son père, puisque selon la lettre il existait une personne en France qui savait tout depuis le début. Mme Lafleur lui avait cité des prénoms, mais aucun nom de famille, aucune adresse, rien de concret qui permette de retrouver cette personne. Toutes ces années d'alcoolisme avaient effacé un pan de sa mémoire. Voyant à quel point ces questions perturbaient sa mère, Délia avait décidé d'abandonner son interrogatoire pour la laisser en paix.
Certains jours, la peau du ciel était si bleue qu'elle semblait vibrer de promesses. D'autres jours, elle ployait sous un amas de nuages gris et Délia avait l'impression de contempler son propre chagrin.
L'humeur d'Arnaud était aussi changeante que la météo. La plupart du temps, il était drôle et joyeux, égal à lui-même. Mais parfois il lui prenait la tête pour un rien et son ton devenait agressif, comme chargé d'une accusation implicite. Délia n'aurait su dire si c'était le caractère de Joshua qui commençait à le contaminer ou l'approche du clip qui le rendait nerveux. En revanche, au lit, rien n'avait changé malheureusement. Arnaud était toujours aussi tendre et prévisible.
De retour du jardin, Délia déposa un panier rempli de tubéreuses sur le plan de travail. Les fleurs ivoire semblaient comploter un plan secret du fin fond de leur corolle.
Hélène consultait son agenda d'un air soucieux.
– C'est un désastre, annonça-t-elle. Il y a beaucoup trop d'hystériques et de musiciens cette année. Je n'aurai jamais suffisamment de tubéreuses pour soigner tout le monde. Il va falloir faire un choix et laisser tomber certains patients.
– Pourquoi ne plantez-vous pas plus de tubéreuses ? questionna Délia en plaçant les fleurs dans un vase, tout en jetant un œil au miroir pour vérifier l'état de son bronzage.
– C'est trop tard. Elles ne germeraient pas avant l'année prochaine. Et puis je ne peux pas augmenter ma production de tubéreuses, sinon nous nous égarerions en permanence dans le jardin. Respirer trop de tubéreuses fait perdre le sens de l'orientation.
Délia hocha la tête. Elle était habituée à ne plus s'étonner des discours que proférait sa patronne. À l'entendre, certaines plantes pouvaient vous rendre courageux, d'autres vous faire tomber amoureux.
– Le parfum de la tubéreuse est très puissant, poursuivit Hélène. Louis XV en était tellement écœuré qu'il n'osait plus s'aventurer dans son jardin après en avoir planté.
– Par peur de s'y perdre ?
– Non, par peur d'attraper la migraine. La tubéreuse est une plante très intéressante en pharmacopée, mais son parfum est un handicap. Il nous faut donc faire un choix. Soigner les hystériques ou les musiciens, conclut-elle en refermant son agenda.
Délia se permit de donner son avis :
– Les hystériques en ont davantage besoin, il me semble.
Hélène esquissa une moue dubitative.
– Imagine que je soigne un musicien et qu'il compose un air qui procure bonheur et joie de vivre à des milliers d'auditeurs, n'aurais-je pas alors contribué au bien-être de plus de personnes que si je soigne une seule hystérique ?
– Oui mais comment savoir si votre musicien ne va pas composer une ode mélancolique qui va déprimer des milliers d'auditeurs ? Et qui sait s'il ne restera pas à jamais un artiste maudit inconnu du public ? Le succès est quelque chose de tellement incertain. Il me semble que l'hystérique est un choix plus sûr.
– Oh, avec les hystériques, on n'est jamais sûre de rien ! rétorqua Hélène. Un jour, elles sont hystériques, le lendemain elles ont mal au foie. Leur guérison est aussi incertaine que l'accès à la gloire.
– Il me semble que votre choix est déjà fait. Vous préférez les musiciens.
– As-tu déjà vu une hystérique ? Ce sont des personnes à fleur de peau. Je ne peux pas dire à une hystérique que je ne peux rien pour elle, cela empirerait son état.
Délia se frotta le front. Elle commençait à avoir la migraine face à ce problème sans solution.
– N'y a-t-il pas d'autres remèdes que les tubéreuses ? Il y a tellement de fleurs dans ce jardin...
– Je pourrais utiliser la capucine, mais ce n'est pas la panacée. Ce ne serait pas honnête de ma part.
Délia était prête à rendre les armes et à laisser Hélène se débattre seule avec ce dilemme, lorsqu'une idée lui traversa l'esprit :
– Et si vous offriez des bulbes de tubéreuses aux hystériques ? Vous pourriez leur donner les instructions pour les planter et les cultiver, cela les occuperait et peut-être les calmerait un peu. En tout cas, moi je trouve que le jardinage est l'activité anti-crise de nerfs par excellence.
Hélène considéra Délia avec un air solennel.
– Cultiver son propre médicament. C'est une excellente idée ! Et très appropriée pour une hystérique qui fabrique en quelque sorte sa propre maladie. Excellent, excellent, répéta-t-elle plusieurs fois en posant une main respectueuse sur l'épaule de Délia. Merci de ton aide.
Elle la regarda au fond des yeux.
– Je l'ai su dès le premier jour qu'il y avait quelque chose dans ce crâne.
Délia se sentit honorée, même si elle aurait aimé qu'Hélène ne soit pas la seule personne à percevoir son intelligence au premier coup d'œil.
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Ce chapitre est un chapitre transitoire sur l'été. Dès le chapitre prochain, on passe en automne ... Et qui dit automne dit... clip de Julien !
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