Chapitre 29
Elle respira un grand coup avant de déclarer :
– Il paraît que ça porte la poisse de révéler le contenu d'un manuscrit avant qu'il ne soit publié.
Julien hocha la tête d'un air entendu.
– OK, comme tu veux. Moi non plus je n'aime pas trop parler de mes projets avant qu'ils n'aient abouti.
Délia poussa un grand cri intérieur de soulagement. Elle s'en était bien tirée.
– Qu'est-ce que tu vas enregistrer aujourd'hui ? lança-t-elle, désireuse de faire dévier la conversation vers un sujet moins délicat.
Un enthousiasme mêlé d'inquiétude changea l'expression de Julien.
– Un single inédit. Ça s'intitule Qu'est-ce que la beauté ? D'ailleurs, toi qui es calée en philosophie, tu pourrais sans doute me donner ton avis. C'est une chanson qui s'inspire du sublime kantien.
Délia avait beau avoir fait quatre années de philosophie, le sublime kantien ne lui évoquait guère de souvenir immédiat. Elle avait toujours détesté Kant, si bien que la première chose qu'elle avait faite lorsqu'elle avait obtenu son diplôme était d'oublier tout ce que ce maniaque obsessionnel avait pu écrire. Et à présent tout ce dont elle se rappelait au sujet de Kant, c'est qu'il faisait sa promenade tous les jours à la même heure et qu'il était si ponctuel que les ménagères réglaient le temps de cuisson de leur rôti sur son passage. Très utile pour briller aux yeux de Julien.
Elle acquiesça comme si elle maitrisait la philosophie de Kant sur le bout des doigts. Ce n'était certainement pas une bonne idée d'acquiescer, car cela eut pour seul effet d'encourager Julien à poursuivre sur le sujet :
– J'aime beaucoup la distinction qu'il fait entre beauté pure et beauté adhérente. C'est toujours d'actualité, tu ne trouves pas ?
Beauté pure, beauté adhérente... Qu'est-ce que ça voulait dire encore ? Délia avait l'impression d'avoir appris ces termes dans une vie antérieure. Sans doute si elle se concentrait finirait-elle par retrouver quelques bribes de textes mémorisés par cœur. Mais comment se concentrer face à Julien ? Arghh !! C'était pire que de passer un examen oral. Pourquoi fallait-il qu'il s'approprie le seul domaine où elle était censée être plus cultivée que lui ?
Elle acquiesça de nouveau pour noyer le poisson. Que pouvait-elle faire d'autre sinon acquiescer comme une idiote ?
– Tu ne vois pas du tout de quoi je parle, n'est-ce pas ?
Une petite lueur moqueuse s'était allumée dans son regard. Une lueur familière qu'elle espérait ne plus jamais devoir affronter.
– Non, pas du tout, avoua-t-elle, prenant à nouveau conscience qu'elle portait une salopette.
Cette salopette accentuait son sentiment de ridicule. Il ne lui manquait plus que la casquette avec une hélice sur la tête pour avoir l'air d'une totale demeurée.
Heureusement, Julien lui épargna un sourire triomphant et se contenta de lui expliquer ce qu'elle était censée déjà savoir :
– La beauté adhérente, c'est quand tu trouves que quelque chose est beau parce que ça correspond aux normes, à ce que la société juge être beau. La beauté pure, c'est l'intuition. Tu trouves que quelque chose est beau parce que ça t'apaise, que tu te sens en harmonie avec ce que tu vois ou entends. Tu ne dis pas « c'est beau » pour plaire aux autres, pour faire comme tout le monde. Personne ne peut te contredire en te disant « c'est vrai » ou « c'est faux ». Ça ne s'appuie sur rien d'autre que sur ton sentiment intime.
– Et donc c'est de tout ça dont parle ta chanson ?
– Oui, enfin ça reste une chanson, ce n'est pas un débat philosophique. Disons que c'est l'idée de départ. Certaines choses t'apparaissent belles pendant un moment, mais ça ne dure pas, ce n'est qu'une illusion. Et puis il y a la vraie beauté, les valeurs essentielles de la vie. Enfin, dit comme ça, ça fait cliché. Tu veux l'écouter ?
Elle n'eut pas le temps de réagir que Julien s'était déjà éloigné pour attraper une guitare. Et maintenant il s'installait sur un haut tabouret comme s'il allait chanter. Délia était horrifiée.
Il se mit à caresser sa guitare, jeta quelques accords puis entonna :
Qu'est-ce que la beauté ?
Est-ce mon émerveillement face au ciel étoilé
Ou le déhanchement de ce corps endiablé ?
Qu'est-ce que la beauté ?
Est-ce une âme étincelante de pureté
Où un regard qu'on ne peut oublier ?
Qu'est-ce que la beauté ?
Est-ce cet amour qui me donne des ailes
Ou ce mannequin, idéal irréel ?
Délia était au bord de l'implosion. C'était une chose de regarder Julien chanter sur un écran de télévision, ce qui permettait de crier, de gémir, de se rouler par terre ou de sauter comme une possédée pour dissiper l'onde de choc. Mais toutes choses étaient exclues lorsque Julien se tenait à un mètre de vous, vous transperçant de son regard vert.
Elle regrettait amèrement qu'il ait changé de coupe de cheveux. C'était tellement plus facile de soutenir son regard lorsque celui-ci était à moitié occulté par un cortège de boucles. Mais maintenant... Toute sa beauté était révélée en un clignement de cils. L'entièreté de son visage ne vous quittait pas des yeux. Délia baissa légèrement le regard pour contenir son trouble, mais ce ne fut pas mieux. Car son regard se posa sur les mains de Julien. Des mains immenses qui apprivoisaient les cordes de la guitare. Ces mains l'avaient touchée autrefois... Elle avait toujours trouvé les hommes qui jouaient d'un instrument terriblement sexy, la guitare remportant la palme d'or. Alors Julien à la guitare...
Elle envisagea de sa cacher derrière le palmier. Bien sûr, cela aurait paru bizarre, mais si elle restait là, à tenter de soutenir son regard pendant qu'il chantait, elle allait tomber en syncope, ce qui serait somme toute encore plus bizarre.
Heureusement, Julien jeta un dernier riff en concluant : « Et ainsi de suite... » Elle fut soulagée qu'il ne lui demande pas son avis sur la chanson, car la moitié des paroles s'étaient dissoutes dans le studio avant d'atteindre son cerveau.
Il fit disparaître le maudit instrument dans un coin de la pièce. Délia sentit la pression baisser d'un cran. Sans sa guitare, Julien était déjà moins impressionnant.
– Je vais bientôt tourner le clip de cette chanson. Ça te dirait de jouer dedans ?
C'était forcément une blague. Julien la narguait, elle en était sûre. Elle resta stoïque. Elle ne lui ferait pas le plaisir de hurler comme une groupie « Oh mon Dieu ! C'est génial ! » pour qu'il la charrie juste après.
– Tu préfères peut-être lire le script avant ? insista-t-il, l'air on ne peut plus sérieux.
Elle acquiesça. Elle ne savait pas pourquoi elle avait acquiescé. Elle se foutait complètement des détails du script. Elle avait passé la moitié de son adolescence vautrée sur un canapé à regarder MTV, fantasmant d'être la fille assise au volant d'une décapotable, cheveux au vent, ou bouclant sa valise avant de claquer la porte au nez du chanteur. Elle trépignait d'impatience. Julien pouvait tout lui demander. Même de porter un abat-jour sur la tête comme dans le clip de Kylie Minogue.
– En fait, je ne l'ai pas ici, s'excusa Julien. Mais je peux te le résumer. Ça commence par une scène style garden-party du 18ème siècle avec des costumes d'époque mais en version plus débraillée, robe à frou-frou pour les femmes, chemise à jabot et pantalon en taffetas pour les hommes. On joue à colin-maillard. Tout le monde tourne autour de moi et dès que je touche quelqu'un, il se métamorphose en arbre, en animal ou en objet. D'autres se transforment en créatures mythologiques qui vont rejoindre la forêt. Moi, je ne me rends compte de rien puisque j'ai les yeux bandés. La dernière personne que je touche, c'est une fille et elle se transforme en aigle. Lorsque j'enlève mon bandeau, je me rends compte qu'il n'y a plus personne, juste des arbres, un piano et un aigle volant au-dessus de moi. Ce serait ton rôle si tu acceptes.
– Je ne suis pas sûre d'avoir bien suivi. Quel rôle je suis censée jouer ?
– L'aigle.
– Mais... Comment ?
– Ne t'inquiète pas, c'est sans risque. Il y aura une grue qui te maintiendra par un fil. Le costume est composé avec de vraies plumes de faucon du Nevada. Avec tes cheveux, ce sera magnifique.
Délia s'était projetée dans de nombreuses tenues lorsque Julien lui avait proposé de tourner dans son clip. En quelques secondes, elle s'était vue affublée de tous les costumes inimaginables, de la working-girl super classe à la bimbo provocante en porte-jarretelles et cuissardes. Mais un costume en plume de faucon du Nevada, ça, elle ne l'avait pas vu venir.
– Pourquoi moi ?
– J'ai envie de quelque chose de vrai, d'authentique. Il faut qu'on sente qu'il y a une alchimie entre les personnages, qu'ils se connaissent. J'ai déjà demandé à Rob et à Thibault de participer. Et puis, honnêtement, aucune fille qui s'est présentée au casting ne m'a plu. Elles étaient toutes trop parfaites. Alors que ma chanson critique justement ce type de beauté. Je veux une fille qui semble sortie de la vraie vie et non d'un clip vidéo, une fille qui ressemble à Madame Tout le Monde.
Délia avait la furieuse envie de rembobiner la conversation pour la stopper au compliment sur ses magnifiques cheveux sublimant le costume en plumes de faucon. C'était une raison suffisante pour qu'il la choisisse. Elle n'aurait pas dû creuser plus loin.
« Madame tout le Monde », c'était le pire compliment qu'on lui ait jamais fait. Néanmoins, il semblait techniquement impossible de refuser. Parce que ses lèvres n'avaient qu'un mot à la bouche :
– Oui.
– C'est vrai ? Oh, ce sera génial ! s'exclama Julien et son sourire sembla irradier toute la pièce. Il faudra que je te présente au producteur pour qu'il valide mon choix, mais comme tu n'auras pas besoin de parler, ça ne devrait pas poser problème. Il y aura deux jours de tournage en octobre, je n'ai pas encore les dates. Tu penses que tu sauras te libérer ?
– J'essayerai, répondit-elle, feignant d'avoir un agenda de ministre.
Elle oscillait entre un bonheur immense à l'idée de tourner dans le clip de Julien et une profonde désolation face à ce Madame Tout le Monde qui lui restait en travers de la gorge.
Une voix résonna comme si elle émanait des murs.
– On commence dans cinq minutes.
Elle tourna la tête et aperçut un type avec une coupe afro dans la cabine de mixage.
– Bon, il faut que je me prépare. Ça m'a fait super plaisir en tout cas. (Il posa une main sur son épaule pour lui faire la bise et elle respira son parfum aux accents de coumarine et de menthe poivrée.) Je t'appellerai.
– Au fait comment as-tu eu mon numéro ? Je t'avais juste donné mon mail.
Il esquissa un mince sourire.
– Tu n'as jamais changé de numéro...
– Oh. C'est vrai.
Alors comme ça Julien avait conservé son numéro pendant toutes ces années. Pourquoi ? Était-ce par paresse ou par choix ?
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Hâte d'avoir vos avis sur ces chapitres avec Julien !
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