Chapitre 28
[En média : Julien, à imaginer avec des dreadlocks courtes !]
Délia longeait le couloir, émerveillée face aux disques d'or, d'argent et de platine qui scintillaient comme autant de soleils et de lunes sur les murs bordeaux.
– C'est ici que les Cocoon Trash ont enregistré leur premier album, annonça Julien en pointant du doigt un disque d'or.
Elle s'immobilisa, frappée par l'émotion de cette pochette géante qui contenait tant de souvenirs. Le chanteur y apparaissait le regard mélancolique, assis à une table où se trouvaient un sablier, un cendrier et un corbeau. Combien de fois n'avait-elle pas contemplé cette image ? Combien de fois ne s'était-elle pas soignée et torturée grâce à cette musique ? C'était son album préféré, avant que Julien ne l'investisse de tant de sentiments douloureux au point qu'elle renonce à l'écouter.
– C'est dommage que le groupe se soit séparé, regretta-t-elle.
– Oui, c'est vraiment dommage. Pour tout te dire, je ne m'en suis toujours pas remis.
– À ce point ? s'étonna-t-elle en jouant avec la bretelle de sa salopette sous laquelle elle portait un débardeur blanc.
Elle avait cherché un look sympa sur son téléphone en tapant « star sexy en salopette », mais le seul look qui lui avait tapé dans l'œil était celui de Miley Cyrus qui ne portait rien sous sa salopette.
Elle s'était finalement contentée de retrousser les bords aux chevilles et de mettre ses sandales noires à talons. Elle ne se sentait pas vraiment à son avantage dans ce look boyfriend.
– Oui. À ce point que je vais reprendre leur chanson sur mon album de Noël.
– Laquelle ?
– L'Impasse. Mais sache que quoi qu'il se passe, nous resterons une impasse. Car une aventure si belle, ne peut être éternelle, se mit-il à fredonner.
Ces paroles lui donnèrent la chair de poule. Ne savait-il pas que ces mots étaient gravés en elle, indissociablement liés au ronronnement du train, aux collines défilant derrière la vitre chauffée par le soleil, aux bras de Julien ? C'était lui qui lui avait fait découvrir cette chanson, la plage cachée de l'album, alors qu'un train les acheminait vers les plus beaux jardins du monde. C'était lui qui avait glissé dans son oreille ces paroles prémonitoires. Elle se demanda ce que cette chanson symbolisait pour lui. Sans doute était-elle liée à d'autres souvenirs, à une autre journée, à un autre sourire... C'était insupportable de penser qu'il pouvait mettre sur cette chanson d'autres images que les siennes, lui greffer d'autres sentiments. Cette chanson parlait d'eux ! Il ne pouvait pas l'ignorer. Peut-être était-ce précisément la raison pour laquelle il l'avait choisie ?
Elle sonda le visage de Julien, mais ne fut guère plus avancée.
Lorsqu'il la fit entrer dans le studio, elle fut frappée par l'absence de fenêtre. Elle avait l'impression d'être enfermée dans un caisson. Un caisson de bois et de moquette. Heureusement il y avait un palmier, mais ce ne pouvait être qu'un faux. Aucun organisme vivant ne pouvait survivre dans cet endroit confiné. En temps normal, elle non plus n'aurait pu supporter cette pièce. L'absence d'ouverture sur le monde extérieur l'avait toujours rendue claustrophobe. Mais, dans le cas présent, elle se sentait parfaitement bien. La présence de Julien déroulait des kilomètres d'ouverture, déchirait les murs, dessinait un horizon infini.
Il lui raconta quelques anecdotes sur les difficultés qu'il avait rencontrées lors de son premier enregistrement. Il était tellement impressionné qu'il ne parvenait pas à se souvenir des paroles qu'il avait pourtant lui-même écrites.
– Et toi, tu écris toujours ? demanda-t-il.
– Un peu.
Julien plissa les yeux et esquissa un sourire :
– Toujours des poèmes ?
Elle avait la vague impression qu'il la narguait. Comme s'il insinuait qu'elle était incapable d'innover.
– Des poèmes, affirma-t-elle avec un brin d'impertinence. Et des textes.
Elle n'allait tout de même pas lui avouer qu'elle avait écrit un roman dont il était le personnage principal et dont aucun éditeur ne voulait.
– Toujours le même style ?
Qu'est-ce qu'il sous-entendait ? C'est toujours aussi nul ? Dans l'incertitude, elle s'abstint d'acquiescer.
– Je me rappelle que tu écrivais bien, continua-t-il, mais c'était trop larmoyant, trop pessimiste. Enfin ce n'est que mon avis. Tu avais tendance à verser dans l'hyperbole.
Dans l'incertitude de la signification de ce mot, elle s'abstint d'acquiescer. Si seulement Julien pouvait utiliser un vocabulaire moins obscur !
– Si j'ai appris une chose en faisant ce métier, c'est qu'il faut toujours distiller un peu d'espoir dans un texte, même lorsque le sujet que tu traites est sombre. Et si ce n'est pas possible, il faut choisir un autre angle de vue, par exemple voir l'histoire à travers les yeux d'un enfant pour apporter un peu de légèreté ou même faire un peu d'humour noir. Mais ce qu'il faut éviter à tout prix, c'est le pessimisme pur et dur.
Délia n'en croyait pas ses oreilles. Julien était-il en train de lui donner une leçon d'écriture ? Qui était-il pour lui donner des conseils ? OK, il avait écrit quelques chansons qui tenaient la route mais ce n'était pas du Proust, il ne fallait rien exagérer.
– Mon style a évolué, rétorqua-t-elle.
– J'imagine. Ton copain m'a dit que tu avais écrit un roman.
Délia sentit ses poings se crisper. C'est dommage, elle aimait bien Arnaud, mais elle allait devoir l'étrangler dès ce soir.
– La plupart des grands écrivains ont mis dix ans avant de se faire publier, se défendit-elle. C'est le parcours du combattant. Ce sont les plus persévérants qui y parviennent. Certains n'ont connu le succès qu'après leur mort.
– Je suis tout à fait d'accord, même si je ne te souhaite pas une gloire posthume.
Délia prit soudainement conscience d'un fait que son esprit avait jusqu'ici à peine effleuré : si son manuscrit était accepté, il deviendrait un livre et s'il devenait un livre, il y avait de fortes chances pour qu'il se retrouve en librairie ; et s'il connaissait cet heureux chemin, n'importe qui pourrait l'acheter, y compris Julien.
Si on lui avait demandé de remettre son manuscrit entre les mains de Julien, elle se serait enfuie en courant (avec le manuscrit bien sûr, jamais elle ne le lui aurait confié). Or, s'il venait à être publié, il se passerait exactement ce qu'elle ne voulait pas. Songer au regard de Julien passant au crible toutes ces lignes, c'était le comble de la mortification. Délia se sentit soudain soulagée d'avoir accumulé autant de lettres de refus. Finalement mieux valait sans doute connaître une gloire posthume.
– Et ça parle de quoi, ton roman ?
À cet instant, Délia n'aurait pas été contre le fait qu'une météorite transperce le toit. Cela aurait présenté deux avantages. D'abord, elle n'aurait pas eu à répondre à cette question. Ensuite, elle aurait sans doute connu une gloire posthume. Percutée par une météorite alors qu'elle se trouvait dans un studio d'enregistrement en compagnie de Julien Loiseaux, le chanteur à succès du moment, cela attirerait forcément les éditeurs. Il n'y avait qu'à voir le succès de la saga Millénium. Cette trilogie n'aurait jamais attiré autant de lecteurs si l'auteur n'avait pas succombé à une crise cardiaque.
Un silence gênant commençait à s'installer. Le regard de Julien attendait sa réponse.
– Ça parle de...
Elle préférait éviter de mentir. Julien était le détecteur de mensonge le plus puissant de la planète. Par le passé, il s'était souvent amusé à lui tendre un piège pour tester son honnêteté. Comment ne pas mentir tout en épargnant sa dignité ?
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