Chapitre 26

Délia était rentrée du travail la peau endolorie. Mais cette fois ce n'était pas la faute d'Hélène. Elle avait passé l'après-midi à arracher des racines de gentiane et à pincer des courges – activités qui a priori paraissaient sans danger. Elle n'avait pas remarqué que le soleil dardait ses flèches acérées et qu'au lieu de prendre une jolie teinte caramel comme elle le pensait, sa peau se rapprochait, au fil des heures, de la couleur d'une écrevisse. À présent, son visage était dur comme du cuir et de fines ridules étaient apparues sous ses yeux comme si elle avait pris dix ans d'un coup.

Elle se tartina le visage de gel d'aloe vera – un remède miracle préconisé par Hélène – et partit s'affaler sur son lit. Elle se coucha sur le dos pour ne pas salir l'oreiller et ferma les yeux. Dans la cour, des adolescents riaient et parlaient bruyamment. Elle distinguait des gloussements féminins au milieu de la voix grave et fanfaronne des garçons. Bizarrement, leur tapage ne la dérangeait pas. Ils se taquinaient. Ils vivaient leur jeunesse. Elle ne pouvait pas leur en vouloir pour ça.

Elle toucha prudemment son visage. Sa peau semblait avoir bu tout le gel d'aloe vera. Elle se tourna sur le côté tout en glissant une main sous l'oreiller.

– Qu'est-ce que... ?

Elle poussa un juron en extirpant une enveloppe. Elle reconnut immédiatement l'encre bleue. C'était la lettre qu'elle avait archivée dans la fougère. Quand Arnaud comprendrait-il qu'elle ne pouvait plus supporter la vision de ces lettres ? À chaque fois cela lui faisait comme un coup de marteau sur le cœur.

Elle remarqua que l'enveloppe était déchirée. Arnaud avait donc pris connaissance de son contenu. Elle inspira profondément. S'il l'avait lue et avait malgré tout jugé bon de la placer sous son oreiller, c'est que cela devait être important. Une lueur sournoise d'espoir lui chatouilla le cœur. Se pouvait-il qu'un éditeur ait accepté son roman ?

Les bonnes nouvelles n'arrivent jamais par la poste, lui rappela la petite voix de la raison. Mais la lueur d'optimisme ne s'éteignit pas pour autant.

Dehors un cri aigu retentit, puis s'ensuivit des protestations féminines, entrecoupées de rires masculins. Une bataille d'eau venait de commencer.

Elle déplia la lettre, tiraillée entre un avant-goût de défaite et un invincible espoir. Elle fut étonnée de voir apparaître la même encre bleue que sur l'enveloppe. La lettre avait été rédigée à la main. La lueur d'espoir commençait à crépiter, prête à se transformer en feu de joie. Si un éditeur avait pris la peine de lui écrire de sa propre plume, c'était plutôt bon signe, non ?

Chère Délia,

Elle marqua une pause avec un étrange pressentiment. Cet en-tête était trop familier. Toutes les lettres qu'elle avait reçues auparavant commençaient par « Chère Mademoiselle Lafleur ». Il y avait quelque chose qui clochait.

Tu as aujourd'hui l'âge que j'avais lorsque je vous ai quittés, toi et ta mère. Tu dois sans doute me détester, mais acceptes-tu de lire cette lettre jusqu'au bout ? Je te dois des excuses pour toutes ces années de silence, mais à l'époque il ne me semblait pas y avoir d'autre solution.

Quand tu es née, j'ai décidé de cesser de parcourir le globe dans le cadre de mon travail d'auteur de guide de voyages pour prendre un emploi plus routinier. C'est ce que ta mère souhaitait et cela semblait également logique à mes yeux. Je ne pouvais pas être un bon père en étant absent neuf mois sur l'année. Sauf que j'ai toujours aimé voyager. J'ai toujours ressenti l'appel de l'ailleurs. Rester enfermé dans un bureau tous les jours, derrière une vitre, ne me convenait pas. J'ai tenu bon, jusqu'à ce que je réalise que je n'avais qu'une vie et que je ne pouvais plus nier ce que je ressentais au fond de moi.

Cependant, il y avait toi et ta mère... 

Dans mon esprit, l'envie d'être un bon père s'opposait à mon besoin de voyager, de me sentir libre. La seule façon d'assouvir l'un était de nier l'autre, de faire comme si je n'avais pas de famille. Si j'étais parti tout en gardant contact, cela aurait été trop dur. Alors oui, c'était égoïste et je peux comprendre que tu ne puisses me pardonner. À l'époque, j'étais jeune et je n'ai pensé qu'à sauver ma peau. Oui, j'ai commis une erreur en partant sans laisser de trace, mais je n'aurais de toute façon pas été un bon père si j'étais resté. J'aurais été quelqu'un d'aigri, je ne t'aurais rien apporté de bon.

Je suis parti m'installer en Amérique. Les premières années, j'ai beaucoup voyagé, rédigé de nombreux articles sous un nom de plume, contemplé d'innombrables vues à couper le souffle. Mais parfois lorsque je me trouvais face à une vue magnifique je pensais : « Si seulement Délia pouvait voir ça, elle aussi. » J'essayais de te chasser de mon esprit parce que je ne pouvais pas vivre mon rêve si je me laissais envahir par la culpabilité.

Aujourd'hui je vis en Floride. Je porte des tongs même en décembre. J'ai la vue sur la mer et la possibilité de me baigner chaque jour si je le veux.

Mais le temps a passé et mes rêves ont changé. Aujourd'hui mon rêve serait de savoir ce que tu es devenue, si tu acceptes de reprendre contact. Tu trouveras mon adresse au verso de l'enveloppe. Et même si tu ne veux pas de moi dans ta vie, sache que je t'ai toujours gardé une place dans mon cœur, même si je n'ai pas réussi à être le père dont tu aurais rêvé.

P.S. : Au cas où tu te demanderais comment j'ai obtenu ton adresse, j'ai gardé contact avec un vieil ami de l'autre côté de l'Atlantique qui a mené son enquête.

Délia sentit une larme rouler sur sa joue. Elle avait longtemps persisté à croire que son père était vivant, puis elle s'était résignée à accepter l'hypothèse de sa mort. Et voilà qu'elle avait la preuve sous les yeux qu'il était en vie. Et qu'il se souvenait d'elle. Bien sûr qu'elle voulait le connaître. Bien sûr qu'elle lui pardonnait. Comment aurait-elle pu ne pas lui pardonner alors qu'elle le comprenait ? Elle aussi, si elle en avait eu l'occasion, aurait fui dans un pays où on porte des tongs en hiver.

L'appel de l'ailleurs, elle l'avait senti battre comme une colombe déchaînée, se fracassant les ailes sur les parois de son cœur, tout au long de son adolescence. Il avait fallu qu'arrive Arnaud pour qu'elle accepte l'idée qu'elle pouvait être heureuse quelle que soit la météo et l'endroit où elle vivait. Néanmoins son père aurait dû laisser un mot pour éviter à sa mère de sombrer dans l'alcoolisme et la dépression. Pour ça, elle lui en voulait. Mais pour le reste... il était exactement comme elle l'avait rêvé.

Elle retourna l'enveloppe et poussa un cri. Puis elle se mit à pleurer. Un torrent de sanglots secouait son corps lorsqu'Arnaud apparut. Elle leva vers lui un regard chargé de haine :

– Tu l'as déchirée ! s'écria-t-elle entre deux sanglots. Il y avait son adresse au verso. Et toi, tu l'as déchirée !

Il lui prit l'enveloppe et constata à son tour que seule la moitié du code postal et la fin du nom de la rue étaient lisibles.

– Je suis vraiment désolé, bafouilla-t-il. Mais si je ne l'avais pas ouverte, elle serait encore dans la fougère. Je ne pouvais pas savoir que l'adresse était au verso. Je n'ai lu que la première phrase.

– Je te déteste ! hurla-t-elle tandis qu'elle ressentait, pour la première fois de sa vie, le manque d'un père lui tirailler le cœur.

– Je suis vraiment désolé. Je vais aller fouiller le salon pour voir si je retrouve le bout manquant.

Il sortit de la pièce, l'air penaud. Elle s'allongea sur le lit et relut la lettre trois fois. Les chamailleries dans la cour avaient pris un écho sinistre. L'écho du temps qui passe, des années perdues qui ne se rattrapent guère. Elle sentait toute son enfance remonter à la surface, formant un nœud dans sa gorge, toutes ces fois où elle avait dit « Je n'ai pas de père », parfois même « Il est décédé » avec un air détaché, toutes ces larmes qu'elle n'avait pas versées à l'époque perlaient à présent de ses yeux, diluant l'encre bleue.

Cette lettre semblait tombée du ciel. Quelque part, elle se sentait heureuse, mais la frustration l'emportait. L'idée que son père lui tendait la main après toutes ces années et qu'elle ne pouvait la lui tendre en retour était un sentiment horrible.

Elle regarda les minutes s'écouler sur le réveil. Au bout de vingt minutes, elle sut que l'adresse était perdue à jamais.

Soudain son téléphone se mit à sonner sur la table de chevet. Elle jeta un œil à l'écran qui indiquait « Numéro inconnu ». Elle n'avait pas envie de parler à qui que ce soit, mais une idée démente lui traversa l'esprit et, comme s'il se pouvait que ce fut son père à l'autre bout du fil, elle décrocha.

– Allo ? murmura-t-elle, la voix saturée de chagrin.

– Délia ? C'est Julien.

Il n'avait pas besoin de le préciser. Elle avait reconnu sa voix dès la première nanoseconde et son chagrin avait aussitôt diminué de moitié.

– Je te dérange ? ajouta-t-il.

Il avait sans doute perçu l'étrangeté de sa voix. Elle écarta le téléphone pour renifler et sécher ses larmes d'un revers de main.

– Non. Tout va bien, dit-elle d'une voix plus assurée.

– Est-ce que ça te dirait de venir visiter le studio demain ? Je sais que je te préviens à la dernière minute, mas il y a un créneau qui s'est libéré juste avant mon enregistrement.

Elle remarqua que sa main tremblait. La proposition était plus que tentante. Julien avait toujours eu le don de faire disparaître tout ce qui existait autour de lui. À son contact, on oubliait tous ses problèmes, sans doute car Julien était un problème à part entière.

Elle était censée travailler le lendemain, mais elle pourrait toujours prétendre qu'elle était malade. De toute façon, elle ne pouvait pas lui dire non. Jamais elle n'en avait été capable. Julien et le mot « non » étaient deux entités incompatibles.

Après avoir accepté, elle rangea précieusement la lettre dans sa commode avant de rejoindre Arnaud qui était allongé dans le canapé du salon, des écouteurs sur les oreilles. Ses cheveux étaient en pétard et il avait l'air triste.

Elle tira sur l'un des cordons. Arnaud sursauta, puis se mit immédiatement à bredouiller :

– Je n'ai rien trouvé et comme c'est le jour des poubelles et des cartons...

– Est-ce que tu pourrais me conduire à la gare demain ? l'interrompit-elle.

Il retira son second écouteur puis se frotta l'oreille comme s'il avait mal entendu.

– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de partir en Floride à la recherche de ton père.

– Ce n'est pas ça. Je vais visiter un studio d'enregistrement.

Il la sonda du regard, l'incitant à continuer.

– C'est Julien qui m'a invitée.

– Hum, fit Arnaud tandis que sa bouche esquissait une mimique de travers. C'est ta vengeance par rapport à la lettre ?

– Pas du tout. Je n'ai jamais vu de studio d'enregistrement. J'ai juste pensé que ça me changerait les idées.

– Hum.

– Je suis désolée si j'ai été dure avec toi. Je sais bien que c'est ma faute. Si j'avais ouvert cette lettre lorsque je l'ai reçue, tout ça ne serait jamais arrivé.

– C'est toi qui l'as appelé ?

– Non. C'est lui.

– Hum.

Délia trépigna d'agacement.

– Bon, écoute, si ça te dérange que j'y aille, dis-le tout de suite au lieu de grogner comme un morse!

Arnaud resta silencieux deux secondes.

– Non, c'est bon. Je t'y conduirai.

Après l'histoire de la lettre, il ne se sentait pas en droit de lui refuser quoi que ce soit.

– Tu sais, si tu veux retrouver ton père, ajouta-t-il, tu pourrais poster un message sur internet. Il doit y avoir des forums consacrés à la recherche de parents disparus.

– Hum, fit-elle à son tour, comprenant enfin le sens de cette interjection.

C'était ce qu'on disait face à un sujet épineux lorsqu'on sentait que le moindre mot prononcé pourrait dégénérer en dispute.

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