Chapitre 25

Dimanche, Délia décida d'assister à tout l'entraînement d'Arnaud. Elle n'avait aucune envie de remonter sur un ring, mais il était clair que le Tigre connaissait Thibault. Il y avait donc de fortes chances pour que Thibault fréquente cette salle de sport. Elle voulait en avoir le cœur net.

Par mesure de discrétion, elle opta pour un pantalon noir et un tee-shirt basique.

Cette fois, elle prit place sur un banc à proximité des vestiaires. Ainsi quiconque entrerait dans cette salle passerait dans son champ de vision. Il ne fut pas facile d'expliquer à Arnaud pourquoi elle choisissait ce banc qui se situait à plus de soixante mètres du ring où il s'entraînait.

– Je voudrais observer le combat de loin, prétexta-t-elle. Tu sais, c'est comme avec les tableaux : selon que tu t'approches ou que tu recules, ça ne donne pas le même rendu.

– Je crois plutôt que c'est le Tigre qui te fait peur, sourit Arnaud.

– Oui, il y a un peu de ça, admit-elle, sautant sur l'occasion pour noyer le poisson. Surtout, dis-lui bien que je me suis cassé le tibia.

– Si tu t'étais cassé le tibia, tu aurais un plâtre.

– Alors dis-lui que j'ai mes règles et que je suis dans l'incapacité de lui montrer mon vrai visage.

– Sérieux ?

– Non, soupira Délia. Dis-lui simplement que j'ai mal au poignet.

– Ne t'inquiète pas. J'ai bien compris que tu ne voulais plus monter sur le ring. Je ne te laisserai plus entre ses griffes, cette fois.

Il déposa un bref baiser sur ses lèvres en tenant son visage en coupe.

– Bon courage ! lui lança-t-elle alors qu'il partait vaillamment rejoindre son bourreau.

Une fois débarrassée d'Arnaud, elle scruta la salle et remarqua plusieurs hommes aux cheveux noirs, mais aucun ne lui inspirait un sentiment de familiarité. Elle avait toujours été persuadée que si un jour elle venait à croiser l'un de ses anciens amis, elle le sentirait au plus profond d'elle-même, même si leur apparence avait changé. Par dépit, elle se concentra sur le short mauve d'Arnaud qui s'agitait au loin.

Au bout de trente minutes, quelqu'un sortit des vestiaires. C'était l'homme aux cheveux noirs qu'elle avait remarqué l'autre fois. Il portait un short blanc et un tee-shirt noir, la tenue la plus sobre qu'elle ait observée depuis qu'elle était assise sur ce banc. Ses jambes étaient poilues et musclées. Même si elle n'avait pas eu le temps d'apercevoir son visage, car il avait immédiatement viré à droite, elle sut, aux battements de son cœur, que c'était lui. Ou plutôt elle en était presque sûre. À 98 %.

Les deux pour cent d'incertitude résidaient dans le fait que sa carrure avait considérablement changé. Les frêles épaules d'adolescent contre lesquelles elle s'était blottie autrefois s'étaient étoffées. Les biceps avaient doublé de volume, mais la silhouette restait gracieuse.

Elle décida de changer de banc pour se rapprocher de lui. Pas trop quand même, mais suffisamment pour le voir frapper avec acharnement dans un sac de jute. Malheureusement, elle se rapprocha par la même occasion du ring où officiait le Tigre. Arnaud lui fit un petit signe comme pour la remercier de venir l'encourager.

Avec ce nouvel angle de vue, il était impossible de ne pas établir de comparaison.

Arnaud dans son short mauve avec ses bras maigres effectuait des gestes maladroits évoquant un flamand rose en parade nuptiale.

Il ne dégageait pas une once d'agressivité, au point qu'elle se demandait encore pourquoi on lui avait attribué ce rôle et si la production n'allait pas finir par engager une doublure pour les scènes de combat.

Thibault dans son short immaculé, avec ses cheveux de jais et ses muscles saillants, avait l'attitude du guerrier romain prêt à défier Ben-Hur. Il aurait été parfait pour le rôle de Joshua. Sans conteste, il aurait crevé l'écran et déclenché des évanouissements dans la salle.

Elle éprouva soudain une tendresse infinie envers Arnaud qui s'obstinait à apprendre la boxe sans jamais craindre de se couvrir de ridicule. Il s'acharnait, il y croyait, et c'était touchant. Il finira par y arriver, espéra-t-elle, tout en redoutant qu'il ne soit pas à la hauteur du rôle qu'on lui avait confié.

Une odeur féminine détourna son attention. Une fille venait de prendre place à côté d'elle. Elle avait de très beaux cheveux, brun chocolat, qui tombaient en vagues sensuelles autour de son visage. Malgré sa minceur, sa robe rouge moulante et incrustée de strass révélait des courbes affolantes. De toute évidence, elle n'était pas venue boxer.

Délia ressentit une pointe d'agacement pour cette pimbêche vers laquelle tous les regards masculins, à n'en pas douter, finiraient par converger. Elle regretta aussitôt de ne pas avoir profité de son statut de fille perdue dans une salle de boxe. Même si cela l'avait mise mal à l'aise la dernière fois, elle préférait être zieutée par cinquante machos qu'être la cruche assise à côté de la fille que tout le monde matait.

Elle tenta d'ignorer cette bombe atomique et se concentra sur Arnaud, l'encourageant du regard, lorsqu'elle entendit une voix masculine qui heurta sa mémoire.

Elle tourna légèrement la tête. La bombasse tendait une gourde à l'homme aux cheveux noirs. Son cœur se mit à battre tellement fort qu'elle eut peur que Thibault ne l'entende. Car à présent elle en était sûre à deux mille pour cent. C'était bien son ex-petit ami qui se tenait à moins d'un mètre d'elle. Elle dut lutter pour contrôler son regard qui semblait irrésistiblement attiré. Elle ramena ses cheveux devant son visage pour conserver son anonymat et regarda droit devant, faisant mine d'être captivée par Arnaud, tout en laissant son oreille traîner.

– C'est qui le nouveau ? demanda la fille.

– J'en sais rien. Mais je n'ai rien à craindre. Il boxe comme une fillette.

– Mais pourquoi le Tigre l'entraîne ?

Oh mon Dieu, ils parlaient d'Arnaud !

– Alors là, autant demander au Pape pourquoi il croit en Dieu, répliqua Thibault avec sarcasme. Quand je pense qu'il a refusé de m'entraîner. À mon avis, il a peur qu'on le détrône. C'est pour ça qu'il a choisi cette mauviette. Comme ça, il peut faire semblant de passer le flambeau à la nouvelle génération, tout en s'assurant que personne ne lui fasse de l'ombre.

– C'est vraiment dégueulasse.

– Je m'en fous. Je n'ai pas besoin de lui.

– Mais quand même...

– J'y arriverai sans lui, j'te dis. Bon, mes muscles sont en train de refroidir. Tu finis à quelle heure ?

– Mon cours se termine à 20 heures.

– OK, je te retrouve à la sortie.

Délia entendit un bruit de baiser avant de voir des escarpins à talons aiguille passer devant elle en cliquetant. À quelle sorte de cours pouvait-on aller dans cette tenue ?

Elle était frustrée de n'avoir pas regardé Thibault. Elle n'aurait pas voulu qu'il la reconnaisse – pas dans ces circonstances, alors qu'elle devait souffrir la comparaison avec l'autre pimbêche. Mais combien aurait-elle aimé contempler son visage, ses yeux incroyablement bleus, son sourire ensorceleur, sa bouche, oh rien que d'y penser, elle se sentait toute retournée ! Nul sentiment là-dessous, c'était juste un caprice de gourmandise. Thibault était le genre de garçon qu'on ne pouvait se lasser de regarder. Le genre de garçon dont la moindre ébauche de sourire suffisait à vous liquéfier.

Elle aurait bien aimé ressentir cela, encore une fois. Arnaud était très beau – elle n'avait rien à reprocher à son physique – mais l'effet était différent. Sa beauté était de celles qu'on admire tranquillement, comme on contemple un tableau ou une sculpture au musée. Tandis que la beauté de Thibault provoquait un choc immédiat, un choc aussi délicieux que traumatisant.

Dans la voiture, Délia se sermonna. Il ne fallait pas chercher à revoir Thibault. Car si elle revoyait Thibault, elle aurait envie de retrouver Rob. Et si elle revoyait Rob...

Elle sentait poindre la nostalgie d'un sentiment qui avait enivré son adolescence : le délicieux et incomparable sentiment d'être une fille parmi trois garçons. Mais elle n'avait plus seize ans. Ce qui était un jeu innocent hier deviendrait aujourd'hui un pêché malsain. Car aujourd'hui ils avaient tous vingt-cinq ans. On ne pouvait pas flirter à vingt-cinq ans de la même manière qu'à seize ans. Ces dix années avaient créé un fossé qui semblait la séparer à tout jamais de cette envoûtante sensation d'être la seule fille vers laquelle tous les regards convergent.

Elle regarda Arnaud, concentré sur la route. Elle savait qu'elle avait fait le bon choix. Mais pourrait-elle se contenter d'un seul garçon jusqu'à la fin de ses jours ? Est-ce que sa collection de baisers était close pour toujours ? Si la réponse était oui, alors elle mourrait en ayant à son compteur une seule expérience de l'acte sexuel. Jamais elle ne pourrait comparer avec un autre garçon...

Une vision lui effleura l'esprit, très brièvement mais suffisamment pour la troubler. Il fallait tuer ce genre de fantasme dans l'œuf. Certes, aujourd'hui, Julien s'était sans doute départi de son côté prude – c'était le seul garçon qui à l'adolescence n'affichait aucune impatience de passer à l'acte, affirmant qu'il attendait « celle dont il serait vraiment amoureux ». Cet apparent désintérêt du corps féminin avait toujours insufflé à Délia une irrésistible envie de lui sauter dessus. Mais il ne s'était jamais rien passé. Pendant des années, elle avait été persuadée que la possibilité de connaître le corps de Julien lui avait à jamais été retirée. Persuadée de ne jamais connaître l'alchimie de leurs peaux.

Mais maintenant...

Elle se détestait d'avoir de telles pensées. Elle se tourna vers Arnaud pour s'imprégner de sa beauté. N'importe quelle fille se serait damnée pour faire l'amour avec lui. Elle avait pour elle seule un acteur au physique d'éphèbe, fidèle et gentil de surcroît. Elle devait cesser immédiatement de laisser son esprit voguer sur les eaux du fantasme. L'herbe n'est pas plus verte ailleurs, tout le monde le sait bien.

De toute façon, quand bien même elle l'aurait voulu, jamais Julien n'aurait voulu d'elle. Alors taisons le désir, taisons la nostalgie, taisons l'éventail infini des possibilités qui s'offriraient à elle si aujourd'hui elle était encore amie avec Rob, Thibault et Julien.

– Ça te dérange si je n'assiste pas aux prochains entraînements ? demanda-t-elle d'une voix soucieuse.

– Quoi ? Ça ne t'excite pas de me voir boxer ? répliqua Arnaud d'un air faussement vexé.

Elle ne put réprimer un sourire.

– Tu pourras toujours me faire une démonstration à la maison.

– D'accord. Comme tu veux.

Elle posa sa main sur le poing d'Arnaud qui enserrait le levier de vitesse.

Elle se sentait soulagée.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top