Chapitre 22
Un nuage passa dans le regard de Julien.
– Non, pas mon studio. Le studio d'enregistrement.
Délia atterrit subitement. Comment avait-elle pu imaginer que Julien l'invitait à entrer chez lui ? Ils n'avaient plus seize ans.
– Oui, ce serait cool, répondit-elle en se donnant un air plus enjoué qu'elle ne l'était. Au fait, quand est-ce que tu t'es mis à chanter ? J'ai été surprise la première fois que je t'ai vu à la télé.
– En fait, c'est venu sur le tard. Après mes études, je suis devenu ingénieur du son. J'ai été embauché par une grande maison de disques. J'étais la personne derrière la vitre qui enregistre les prises, puis qui arrange le morceau. Le problème, c'est qu'ils ne produisaient que des disques merdiques. Et je pèse mes mots. Et moi j'étais censé mixé toute cette merde pour la rendre un peu moins merdique.
Délia ne put réprimer un sourire. Elle connaissait suffisamment ses goûts musicaux pour deviner à quel point collaborer à produire de la soupe commerciale avait dû lui peser lourdement sur la conscience.
– Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi personne ne proposait de meilleures chansons. Alors un jour, en rentrant chez moi, j'ai fouillé dans mes poèmes et j'ai bricolé une mélodie à la guitare. J'ai testé la chanson sur mes sœurs et, au lieu de se moquer, elles ont applaudi. J'ai persisté jusqu'à composer dix chansons. Puis je suis allé voir le directeur artistique et je lui ai présenté les morceaux. Je ne voulais pas les chanter, je voulais juste qu'il les propose aux artistes du label. Mais le producteur m'a ri au nez évidemment en me disant que je n'allais pas lui apprendre son métier.
Pendant qu'il parlait, elle peinait à soutenir son regard. Pour ne pas paraître bizarre ou gênée, elle lui jetait de brefs coups d'œil, mais toujours elle concentrait son attention sur un détail de son visage : sa bouche ou la pointe de ses dreadlocks. Elle ne pouvait pas le regarder dans les yeux plus d'une demi-seconde. C'était au-delà de ses forces.
Néanmoins elle se sentait regardée, épiée par un regard intrigué. Il cherchait sans doute à faire le lien entre hier et aujourd'hui, à déceler dans son visage ce qui restait en elle de la fille qu'il avait connue. Elle ne savait pas s'il trouvait ce qu'il cherchait, mais elle avait l'impression – tout du moins l'espérait-elle – de le surprendre agréablement.
– Alors j'ai été frappé à la porte d'autres maisons de disques. Sincèrement, je ne cherchais pas à être sur le devant de la scène. Je voulais juste qu'un artiste chante mes chansons, mais personne ne daignait lire mes textes, alors je me suis présenté en tant que chanteur. Et là on m'a proposé un contrat. J'ai longtemps hésité avant de signer. Puis je me suis dit que j'étais le mieux placé pour défendre ces chansons et que, de toute façon, il y avait 90 % de chances pour ça fasse un flop et que je reste inconnu du grand public.
– Mais ce n'est pas ce qui s'est passé, conclut Délia en désignant le monde qui les entourait.
Elle n'avait aucun mal à comprendre pourquoi ça avait marché. Julien était un artiste avant même d'avoir composé la moindre chanson. Il avait une personnalité si forte et ce charisme si atypique. Il ne pouvait pas rester inaperçu très longtemps.
– Oui, ça a pris une tournure à laquelle je ne m'attendais pas, confirma-t-il en levant une main comme s'il n'en pouvait rien.
Elle remarqua la montre de luxe qui remplaçait le bracelet en coquillage qu'il portait autrefois.
– Tu as l'air dans ton élément pourtant, fit-elle remarquer.
– Ça dépend des jours. Parfois j'ai peur de faire les mauvais choix. Dans ce milieu, on t'attend au tournant. En ce moment, j'enregistre un album de reprises pour Noël. Pas des chants de Noël, juste des chansons qui ont marqué ma vie. C'est une idée de mon agent. Une chanson pour chaque étape importante de ma vie.
– C'est une bonne idée.
– Tu trouves ? J'ai toujours pensé que les albums de reprises ne servaient à rien. Je n'étais pas très chaud pour le faire au départ. Les reprises, ça donne l'impression de surfer sur le succès des autres. Mais mon agent veut que je reste présent, visible. Enfin, ce sera une façon de rendre hommage aux artistes qui m'ont donné envie de faire de la musique.
– Un petit hommage à Natalia ? lança Délia, un sourire au coin des lèvres.
Julien se mordit les lèvres en souriant.
– Non merci. J'ai déjà donné. Mon duo avec elle sort le mois prochain.
– Oh, fit-elle, désappointée.
Alors l'affaire Natalia n'était pas terminée. On les inviterait sans doute sur les plateaux télé. Tous les deux, comme un couple. Julien avait beau dire ce qu'il voulait, il ne pouvait pas avoir totalement perdu son béguin pour Natalia. Quand bien même elle serait la pire droguée de tout l'univers, son visage ne le reflétait pas. Au contraire, il dégageait une certaine pureté. Avec ses grands yeux bleus, elle avait un côté bébé tigre perdu dans la jungle et ses cheveux donnaient envie de s'approcher pour les caresser. Aucun mec, même le plus déterminé, ne pouvait rester insensible à tant de beauté.
– C'est ta copine qui va être jalouse.
Elle avait lâché cette phrase d'un ton qu'elle espérait dénué de contrariété, même s'il fallait être peu perspicace pour ne pas comprendre que c'était une question dont elle attendait la réponse avec avidité.
– Je n'en ai pas.
– Ah.
Elle sentit ses épaules se relâcher. Julien, célibataire. Quel soulagement ! Elle n'aurait pas à se faire d'horribles films en l'imaginant avec un sublime mannequin. Même si cela n'avait pas d'importance, bien sûr. Il faisait ce qu'il voulait de son corps après tout.
Elle n'aurait su dire si c'était lui qui avait changé ou si c'était elle, mais leurs rapports semblaient redéfinis. Le fait de posséder des souvenirs en commun créait un lien indéfinissable, une complicité immédiate. Elle n'aurait pu prétendre qu'elle se sentait à égalité – elle avait toujours eu une si haute opinion de lui, elle ne pouvait pas le faire chuter de son piédestal en quelques minutes –, mais elle sentait qu'elle était sur le bon chemin. Le chemin qui lui permettrait un jour de regarder Julien dans les yeux sans se sentir toute petite et vulnérable. Elle finirait bien par y arriver.
– Tu es toujours ami avec Rob et Thibault ? pensa-t-elle à demander, même si elle ne pouvait envisager d'autre réponse qu'un oui franc et massif.
– Avec Rob, oui. Avec Thibault, on s'est un peu éloignés. Il travaille de nuit. C'est compliqué. La dernière fois qu'on s'est vus, c'était il y a deux ans, quand il a été sacré vice-champion de kick-boxing.
Délia déglutit.
– J'avais organisé un barbecue dans mon jardin. C'était chouette d'être réunis, ajouta Julien en inclinant légèrement la tête comme si ce souvenir lui caressait la joue.
– Et il fait encore du kick-boxing ? demanda-t-elle d'une voix anxieuse.
– Oui. Il passe tout son temps libre à s'entraîner pour les championnats d'Europe. Je crois qu'il y a ton petit ami qui s'impatiente, dit-il en regardant par-dessus l'épaule de Délia.
Elle jeta un coup d'œil derrière elle et croisa le regard d'Arnaud qui discutait avec un couple. Il la regardait fixement tandis que ses lèvres articulaient des phrases inaudibles. Son sourire n'était qu'une façade.
– Je vais aller le rejoindre, annonça-t-elle, désireuse d'être celle qui partirait en premier. Il est probablement jaloux.
– C'est pourtant lui qui m'a envoyé vers toi.
– Quoi ?
– Quand je suis arrivé, je l'ai croisé et il m'a dit que tu étais au buffet.
Délia fronça les sourcils. Alors ça c'était vraiment bizarre.
– On s'échange nos mails ? proposa Julien en sortant son téléphone.
Elle débita son adresse mail, oscillant entre la joie que tout ce soit passé sans heurt avec Julien et la désagréable impression qu'il n'en serait pas de même avec Arnaud.
Elle s'abstint de faire la bise à Julien, trop consciente que son petit ami la regardait.
Lorsqu'elle rejoignit Arnaud, elle glissa une main autour de ses hanches tandis qu'il la présentait à un jeune couple branché issu de la téléréalité. Elle aurait voulu mettre les choses à plat immédiatement, mais elle ne voulait pas s'afficher. Elle sonda les yeux bleus d'Arnaud, mais elle ne parvint pas à déterminer quel sentiment les animait. Il était très bon comédien.
– Je t'ai vue rire avec ton ex, souffla-t-il dès qu'ils se retrouvèrent seuls.
Il n'avait pas dit « Je t'ai vue discuter », mais « Je t'ai vue rire ». Le reproche se glisse toujours dans les détails.
– C'est toi qui me l'as envoyé, fit-elle remarquer. D'ailleurs, je ne comprends pas pourquoi. Tu agis vraiment de façon bizarre.
– C'est moi qui agis de façon bizarre ? (Son ton était monté d'un cran.) Tu me fais une scène avant de partir pour qu'on soit assortis et finalement tu fais ta soirée toute seule. Enfin, pas toute seule, corrigea-t-il d'un ton sarcastique. Avec ton ex.
– Si tu ne voulais pas que je lui parle, fallait pas me l'envoyer !
– Je ne te l'ai pas envoyé, rétorqua-t-il, agacé. Il est venu me saluer et m'a dit un truc du genre : « Alors tu n'es pas accompagné aujourd'hui ? » J'ai répliqué « Si je suis venu avec ma petite amie » et je t'ai montrée du doigt. C'est tout.
Alors comme ça Julien avait cherché après elle...
– Je suis désolée, marmonna-t-elle. C'est un vieil ami. Je ne lui ai plus parlé depuis quasiment dix ans et on ne s'est pas quittés en très bons termes. Je voulais juste enterrer la hache de guerre.
– Alors maintenant c'est ton vieil ami ? Aux dernières nouvelles, c'était le grand amour de ta vie.
Il lui jeta un regard froid.
– C'est toi le grand amour de ma vie, contra-t-elle en lui ébouriffant les cheveux. Je n'avais que seize ans, on a juste flirté, je n'ai jamais couché avec lui. D'ailleurs tu es bien placé pour le savoir.
Elle lui glissa un regard de connivence, tout en l'entraînant vers la piste de danse recouverte d'une fine couche de sable. Elle ne savait pas si Julien regardait, mais elle ne voulait surtout pas qu'il croie qu'ils se disputaient à cause de lui. Rien de tel que bouger son corps pour dissoudre les tensions. En plus Arnaud était un excellent danseur. Contrairement à Julien.
Arnaud posa les mains sur ses hanches.
– C'est le moment de tout donner, l'encouragea-t-elle tandis qu'elle se collait contre son torse. Montre leur que tu es le roi de la sensualité.
– Je ne crois pas qu'il faut être sensuel pour vendre des ananas, rétorqua-t-il tout en commençant à bouger son bassin.
– Tu m'en veux ? chuchota-t-elle en posant la tête contre son cou. Si ça te dérange, je ne lui adresserai plus jamais la parole.
– Si tu m'assures que c'est vraiment fini entre vous, ça ne me dérange pas.
– C'est vraiment fini, affirma-t-elle sans savoir si elle était en train d'énoncer la vérité ou un mensonge.
Elle ferma les yeux, se laissant guider par les mouvements d'Arnaud qui suivait le rythme de Cheerleader d'OMI. Elle était si bien dans ses bras.
– Accroche-toi, annonça-t-il subitement. On va leur en mettre plein les yeux !
Il la fit basculer à la renverse tout en glissant une main dans son dos. Pendant une demi-seconde, elle eut le temps de voir l'image inversée de Julien qui les regardait.
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