Chapitre 2
Elle fut tentée de laisser la lettre par terre pour que la prochaine pluie l'emporte dans le caniveau, là où seule était sa place.
Depuis qu'elle avait envoyé son roman à une dizaine d'éditeurs, elle collectionnait ce type de lettres qu'elle rangeait dans un classeur qui grossissait comme croît la moisissure. Elle ne savait même pas pourquoi elle les conservait. Les lettres étaient toujours tournées de la même façon :
Nous avons soigneusement examiné votre manuscrit, il nous a paru intéressant, malheureusement...
La suite de la phrase variait selon l'éditeur : malheureusement il ne semble pas pouvoir s'intégrer à notre ligne éditoriale (trois lettres), malheureusement il n'a pas fait l'unanimité au sein de notre comité de lecture (deux lettres), malheureusement nous ne publions que des textes liturgiques et votre manuscrit comporte quelques scènes susceptibles de choquer le pape (une lettre), malheureusement notre agenda de publications est complet jusqu'en 2025 (une lettre provenant d'un petit éditeur canadien).
Délia avait lu sur Internet que les mauvaises nouvelles arrivaient toujours par la Poste. Lorsqu'un éditeur veut de vous, il prend la peine de décrocher son téléphone. C'était donc indubitablement un malheureusement qui l'attendait tapi sous l'innocente blancheur de cette enveloppe.
Fulminant de colère et de désespoir, elle ramassa la missive à contrecœur et l'emporta à l'intérieur. Hors de question que quelqu'un d'autre la lise à sa place et soit témoin de son humiliation.
Qu'allait-on lui sortir comme excuse cette fois ?
Malheureusement votre texte est trop bien écrit pour un cerveau de pigeon, or nous ne publions que pour les pigeons.
Malheureusement mon chien a uriné sur votre manuscrit. Or j'ai une confiance absolue en l'instinct de mon chien.
Malheureusement des termites ont grignoté les fondations de notre maison d'édition, laquelle s'est effondrée. Nous serons ravis d'examiner votre manuscrit lorsque nos nouveaux locaux auront été construits (comptez entre 5 et 10 ans).
Délia émit un « rrr » d'agacement et jeta l'enveloppe dans la fougère géante qui décorait le vestibule.
Elle n'ouvrirait jamais cette lettre. La seule vue d'un malheureusement l'achèverait à coup sûr. Mais qu'ils changent donc d'adverbe ! La prochaine fois qu'elle enverrait son manuscrit, elle y joindrait la liste de tous les synonymes de ce mot : Malencontreusement, hélas, à grande peine. Les éditeurs feraient bien de varier un peu leur vocabulaire avant de critiquer le travail des auteurs !
La perte de son emploi l'accabla tout à coup. C'était facile, un quart d'heure plus tôt, de penser que cela n'avait pas d'importance, de se bercer d'illusions en se raccrochant à l'idée que son roman allait être publié, deviendrait un best-seller dont on tirerait probablement un film, lui garantissant des relevés de compte bancaire à six chiffres. Mais maintenant la réalité venait, sous l'apparence banale d'une enveloppe, de gifler douloureusement ses rêves.
Elle jeta un regard à la fougère. On ne percevait déjà plus de l'offense qu'un minuscule coin blanc, comme si le papier était peu à peu grignoté par la plante. Allez mange ! Tu verras, c'est très bon !
Réfugiée dans sa chambre, Délia passa en revue son étagère. Drapées dans leurs robes pastel, les bougies semblaient implorer, certaines avec audace, d'autres avec timidité : Allume-moi ! Allume-moi !
Son regard s'attarda sur Hélas ! Le problème avec cette bougie, c'est qu'elle ne savait jamais si c'était le bon moment pour la laisser partir en fumée. Et si, dans quelques jours ou quelques années, survenait un événement qui exigeait bien plus que sa peine actuelle de se laisser consoler par le soupir parfumé d'un hélas ? Qui sait quel genre de coup bas lui réservait la vie ?
Elle dévisagea Hélas ! en sondant son cœur, cherchant à déterminer si ce qu'elle ressentait était un hélas passager, un coup de blues dû à la fatigue ou un authentique cri de désespoir qui se devait d'éclore.
Sa décision fut vite prise. Elle souleva la bougie au rose empoisonné et la ramena à la vie, lui offrant la flamme qu'elle attendait depuis pas moins de cinq années.
Dans un premier temps, Hélas ! gémit quelques accords de muguet avant de se métamorphoser en une odeur puissante, musquée et animale.
– Ah, mais ça pue dans cette pièce ! bondit Arnaud qui venait d'ouvrir la porte. Qu'est-ce que c'est ?
Délia s'efforça de cacher sa mine décomposée.
– Hélas.
– Hélas, oui, effectivement. On dirait du crottin de cheval. D'où son nom, sans aucun doute. Hélas, je viens de marcher dans du crottin de cheval avec mes plus belles chaussures.
Délia posa une main sur son ventre en se pliant en deux. Elle avait envie d'éclater de rire et de pleurer à la fois.
– Arrête ! Laisse-moi apprécier.
– Apprécier ? Tu apprécies de humer du crottin de cheval ?
Elle croisa le regard d'Arnaud et le fou rire sortit, nerveux, incontrôlable. Cinq années qu'elle fantasmait sur cette bougie qui, hélas, sentait exactement comme sa poubelle.
– Ça sentait meilleur au début, plaida-t-elle.
Arnaud haussa les sourcils en ouvrant de grands yeux.
– Eh bien, j'espère que ça sentira meilleur à la fin. Sinon, ne compte pas sur moi pour dormir dans cette chambre.
Délia se laissa choir sur le lit et enfouit sa tête dans l'oreiller. Son rire sortait par petits couinements étouffés. Arnaud s'allongea à côté d'elle et cacha son nez sous le second coussin. Elle lui donna une bourrade sur l'épaule :
– Oh, arrête, ce n'est pas si terrible ! (Elle se redressa, une lueur d'espoir passa dans ses yeux.) Tu sens ? On dirait que ça évolue vers du kiwi.
Arnaud éloigna le coussin d'un air méfiant et tendit les narines.
– Du kiwi pourri, tu veux dire ?
Délia fit la moue, avant de céder :
– Bon d'accord, je l'éteins.
Ainsi le problème était résolu. Elle avait respiré suffisamment de hélas pour toute une vie.
Arnaud se leva pour ouvrir grand la fenêtre, laissant des cris d'enfant s'engouffrer. Puis il vint s'asseoir sur le lit et lui prit la main.
– Ta journée s'est bien passée ? demanda-t-il avec une note de pessimisme dans la voix.
Il la connaissait trop bien pour ne pas deviner le parfum de chagrin qui se cachait sous ces effluves nauséabonds. Délia ne sacrifiait jamais de bougie gratuitement. Il fallait que les circonstances soient tragiquement spéciales ou joyeusement extraordinaires.
– On m'a virée.
La bouche d'Arnaud se crispa.
– Pourquoi ?
Délia haussa les épaules. Elle n'avait pas envie de se justifier. Elle aurait préféré rallumer cette bougie et qu'ils continuent à rire encore et encore.
– Je m'en remettrai, ajouta-t-elle pour éluder la question.
La bouche d'Arnaud s'entrouvrit, comme s'il allait protester, lorsque soudain un bruit fracassant les fit sursauter.
– Oh, ces gamins ! hurla Délia en s'approchant de la fenêtre pour la refermer. Ils ont failli tuer Désirée !
Elle ramassa la pierre qui venait d'atterrir sur la moquette.
Désirée et Bienvenue étaient les deux orchidées dont Délia prenait soin comme s'il s'agissait de bébés chiens. Elles étaient le lot de consolation offert par Arnaud pour s'excuser de lui avoir fait miroiter la possibilité d'habiter dans une maison avec jardin. Lorsque le couple s'était mis à la recherche d'un logement, les parents d'Arnaud avaient promis de les aider à s'installer. Délia en avait conclu qu'elle disposerait bientôt d'un hâle parfait grâce au jardin qui entourerait leur nouvelle maison où ses deux chiens, Lollipop et Messie, pourraient batifoler.
Mais la contribution matérielle promise par les parents d'Arnaud s'était finalement révélée se résumer à quelques saladiers en cristal ainsi qu'une collection impressionnante d'assiettes et de couverts. Si Délia avait pu transformer toute cette vaisselle en briques, elle aurait disposé d'un château.
En attendant de trouver cette formule magique, elle devait se contenter d'un deux-pièces au rez-de-chaussée d'un immeuble dénué de jardin. Elle avait donc renoncé à emménager avec ses chiens et les avait laissés à regret chez sa mère.
Pour se faire pardonner de ce malentendu, Arnaud lui avait offert deux magnifiques orchidées auxquelles elle avait donné ces stupides prénoms, Désirée et Bienvenue. Au départ, elle s'était prêtée au jeu pour faire plaisir à Arnaud. Mais finalement elle s'était attachée à ces plantes au point de les emmener chez le docteur lorsqu'elles avaient grise mine, le docteur étant un spécialiste dirigeant le « Club des amateurs d'orchidées » auquel Délia était inscrite.
Par ailleurs, Délia avait décoré l'appartement de façon à compenser l'absence de jardin. Chaque pièce était égayée d'une touche verte.
La salle de bains servait de berceau à deux dormeuses, une plante tropicale originaire d'Amérique du Sud. Lorsqu'elle prenait sa douche, Délia ne manquait jamais de leur offrir une petite gorgée d'eau tiède, espérant que cela leur rappellerait les pluies d'Amazonie.
Dans la cuisine, croissait un laurier-sauce au tronc torturé qui cédait volontiers l'une de ses feuilles pour embaumer les plats que mijotait Arnaud. Dans le salon, la plante-araignée recyclait la fumée de cigarette. Enfin, suspendue au-dessus de la télévision, veillait une misère, ses feuilles semblable à une multitude de larmes roses panachées de blanc. Délia avait un petit faible pour cette plante. Elle l'avait choisie après avoir lu dans un catalogue que c'était « une plante increvable prospérant en tous lieux même les plus hostiles ».
Le quartier, en effet, n'avait guère bonne réputation. Il était truffé d'adolescents qui ne trouvaient rien de mieux comme rempart à l'ennui que de se livrer à des actes de vandalisme. Jeter des cailloux sur les carreaux était l'un de leurs passe-temps favoris.
Lorsque Délia pénétra dans la cuisine, attirée par une odeur alléchante, elle trouva sur la table, posée en travers de son assiette, la lettre qu'elle était censée ne plus jamais voir de sa vie. Alors de deux choses l'une : soit sa fougère avait la capacité d'éternuer comme un volcan et avait propulsé le courrier indésirable sur la table, soit quelqu'un s'était mêlé de ce qui ne le regardait pas.
Délia désigna l'horrible chose posée sur son assiette :
– Qu'est-ce que c'est ?
– Des nouilles avec une sauce arachide-gingembre. J'étais inspiré, répondit Arnaud qui n'avait d'yeux que pour le contenu de son wok qu'il était en train de remuer. Voilà, c'est prêt.
Lorsqu'il se retourna, il remarqua que Délia restait debout, figée comme une statue de sel, le doigt pointé vers son assiette.
– Ah oui, j'ai trouvé ça dans la plante verte, ajouta-t-il d'un ton nonchalant. Tu as dû l'oublier.
La bouche de Délia se tordit.
– L'oublier ? Tu crois que je suis du genre à confondre une fougère avec une commode ? Je suis un peu jeune pour Alzheimer. Je ne fais jamais rien sans raison. Tu devrais le savoir.
Arnaud esquissa une mimique contrite.
– J'ai pensé qu'il était préférable que tu l'ouvres. Même si c'est un refus, il y a peut-être un mot d'encouragement ou une critique constructive.
Délia le foudroya du regard.
– Ah ah ah ! explosa-t-elle en s'emparant de l'enveloppe, l'agitant dans tous les sens. Quoi que contienne cette lettre, elle contient un mot de trop : MALHEUREUSEMENT.
Elle ponctua ce dernier mot d'un geste théâtral, jetant l'enveloppe à travers la pièce.
– Tu as dû passer une très mauvaise journée, commenta Arnaud d'un ton compréhensif, tout en courant récupérer la lettre qui avait atterri sur la cuisinière et menaçait de s'enflammer.
– Non, très bonne. Jusqu'à ce que je m'approche de la boîte aux lettres. D'ailleurs à l'avenir, je pense que c'est toi qui devrais trier le courrier. Tu donneras à la fougère toutes les lettres provenant des maisons d'édition. Assure-toi juste que le papier est biodégradable. Enfin, je suppose que tout papier est biodégradable. Tu crois que la fougère pourrait faire une overdose de malheureusement ?
– Calme-toi, dit Arnaud qui tenait toujours l'objet du conflit entre les mains. Si tu veux, je la lis et s'il n'y a rien de bon là-dedans, promis juré, je la jette. Mais épargne donc cette pauvre fougère.
Délia s'agrippa au bras d'Arnaud :
– Ah non ! Je t'interdis de l'ouvrir ! C'est à moi, tu entends ? Cette lettre m'est destinée ! À moi !
Et c'est ainsi que l'enveloppe fut déchirée.
Maintenant qu'elle était à moitié ouverte, il n'y avait plus d'autre choix que de la lire. Délia partit s'isoler dans sa chambre où stagnaient encore les relents pestilentiels d'Hélas ! Ce qui convenait parfaitement à la situation.
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Vous pouvez vous imaginer que le roman que Délia tente de faire publier est celui que vous avez lu précédemment, soit le tome 1 Hier, c'était l'été (ou en tout cas une histoire similaire liée aux trois garçons).
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