Chapitre 19
Recluse dans la fraîcheur du grenier, Délia disposait les fleurs qu'elle avait cueillies dans la matinée sur les claies de séchage, transformant les étagères en tours multicolores. Derrière elle, Hélène détachait les bouquets de sauge séchée qui pendaient, tête en bas, sur une corde à linge.
– Mme Levignon va bientôt arriver, déclara-t-elle en enfermant les bouquets dans un bocal étanche. Il faudrait que tu ailles me chercher trente grammes de pollen. Tiroir du bas.
Délia termina de disposer les derniers pétales de violette, puis déserta la pièce pour rejoindre le bureau d'Hélène.
Ce n'est qu'une fois qu'elle se retrouva cernée par dix armoires qu'elle réalisa que sa patronne avait oublié de préciser dans quel meuble se trouvait le pollen. Elle entreprit d'ouvrir le dernier tiroir de chaque armoire, fouillant parmi une multitude de papiers et de bocaux dont elle détailla chaque étiquette. Elle n'avait toujours rien trouvé lorsqu'Hélène fit irruption. Elle avait revêtu une jupe tailleur rose fuchsia et une blouse en mousseline assortie d'un collier où se balançait une opale.
– Excusez-moi, mais dans quelle armoire se trouve le pollen ? demanda Délia tout en admirant l'élégance de sa patronne.
Hélène partit d'un grand rire, faisant trembler son opale.
– Ah, les jeunes citadins ! Encore à se demander si les épinards poussent dans les congélateurs, n'est-ce pas ?
Délia se sentit légèrement vexée. Ce n'était pas sa faute si les tiroirs d'Hélène étaient affreusement mal rangés !
– Ma chérie, reprit Hélène en dépliant la table de massage, le pollen se trouve dans la ruche.
– Vous voulez dire que je dois aller prélever moi-même le pollen dans la ruche ?
Parfois Délia se demandait si sa patronne n'était pas en train de la bizuter.
– Tu as tout compris. La combinaison se trouve dans la buanderie. Et n'oublie pas, ouvre uniquement la trappe du bas. Ne touche surtout pas au toit, tu risquerais d'offusquer la reine.
– Mais elles ne risquent pas de m'attaquer ?
Une note d'inquiétude pointait dans sa voix.
– Elles ne sont jamais ravies d'être dérangées, bien sûr, mais si tu fais coulisser le tiroir sans faire bouger la ruche, tout devrait bien se passer. Et puis elles t'ont vue vaquer dans le jardin, elles sont sans doute habituées à ton odeur. Au pire, tu as la combinaison. Dans tous les cas, ne cours pas. Cela ne ferait que les exciter davantage.
Tout cela n'était pas très rassurant. Ce n'était pas le moment de se faire défigurer à quelques heures de la soirée people à laquelle Arnaud avait été convié. Cette fois, le sponsor était une célèbre marque d'ananas en boîte. Délia n'avait pas pu s'empêcher de se moquer lorsqu'Arnaud le lui avait révélé :
– Dis donc tu es en train de dégringoler de l'échelle sociale ! La dernière fois, c'était pour un smartphone et maintenant des ananas ! À ce rythme-là, la prochaine soirée sera pour du papier WC !
– Rigole, rigole, mais on est très bien payé pour ce genre de pub. En ce moment, ils cherchent leur nouvelle égérie.
– Mon Dieu, Arnaud ! s'était-elle écriée. Aurais-tu renoncé à ton âme artistique ? Tu veux vraiment devenir l'ambassadeur d'un rouleau de papier toilette ?
Elle s'était frotté énergiquement les yeux, tout en se demandant comment elle pourrait annoncer une telle chose à sa mère. Sans penser aux conséquences sur les gamins du voisinage...
Une main avait écarté son poignet. Elle avait levé un regard mi-désespéré mi-haineux vers Arnaud qui semblait follement amusé par la situation. Pourquoi prenait-il toujours tout au second degré ?
– Je parlais de la marque d'ananas. Ce sont eux qui cherchent leur égérie.
– Oh, avait-elle soufflé avec soulagement avant de le dévisager d'un air dubitatif. Sans vouloir te vexer, tu n'as pas vraiment une tête à promouvoir des ananas.
– Pourquoi ?
– Peau blanche, cheveux blonds... Tout ça n'est pas très exotique, avait-elle précisé en lui ébouriffant les cheveux. Je te verrais plutôt dans une pub pour une montre ou pour... Je ne sais pas... des préservatifs, avait-elle lancé soudainement.
Le cou d'Arnaud avait eu un petit mouvement de recul :
– C'est censé me flatter ?
– Ce que je veux dire c'est que tu pourrais autant plaire aux hommes qu'aux femmes. Tu as ce petit côté androgyne.
Le visage d'Arnaud s'était fermé comme une huître.
– Ça ne me rassure pas ce que tu dis. Je suis censé incarner un bad boy qui n'a pas peur de se prendre des coups.
– Eh bien...
Il n'avait pas du tout l'air d'un bad boy, malgré sa nouvelle coupe de cheveux. Le tournage ne débuterait pas avant plusieurs mois, mais Arnaud avait décidé de se couper les cheveux prématurément pour s'imprégner pleinement du rôle de Joshua. Il était canon, comme elle l'avait prévu. Mais il ressemblait toujours à un ange tombé du ciel. Elle s'était abstenue de le lui dire, bien sûr, arguant qu'il ne lui manquait plus que quelques cicatrices pour ressembler à un voyou.
En fin de compte, c'est lui qui aurait dû affronter les abeilles. Il aurait sans doute été ravi de débarquer à la soirée avec des pansements partout. Délia, elle, avait d'autres plans en tête. Elle s'était acheté une robe avec sa première paie, et elle n'avait pas l'intention de laisser des insectes gâcher le résultat.
Tout en maudissant Hélène, elle enfila une salopette et posa sur sa tête un petit chapeau muni d'un voile. Lorsqu'elle sortit dans le jardin, elle constata que le voile se soulevait à chacun de ses pas. Si jamais elle se mettait à dos l'une de ces bestioles, elle n'en sortirait pas indemne.
Les ruches se situaient entre la roseraie et le verger. Elle n'avait pas encore mis un pied dans la roseraie qu'elle percevait déjà le bourdonnement effrayant d'un essaim d'insectes. Elle avança à contrecœur parmi l'odeur entêtante de roses présomptueuses aux pétales semblables à du taffetas. Hélène se servait de ces fleurs pour lutter contre le surmenage, l'obésité et les problèmes rénaux. Apparemment, les roses avaient d'autres vertus que de nourrir les clichés du romantisme. Délia n'avait jamais beaucoup aimé les roses. De toutes les fleurs, c'était incontestablement celle qu'elle aimait le moins. Si un jour elle devait se marier, elle opterait pour des lys ou des gardénias. Non qu'elle souhaitât se marier. Elle avait toujours trouvé stupide de dépenser autant d'argent pour une seule journée.
Lorsqu'elle émergea de la roseraie, elle eut néanmoins envie de revenir sur ses pas et de se calfeutrer parmi les roses qui paraissaient de sympathiques compagnes comparées aux habitantes des deux petits chalets miniatures qui lui faisaient face.
S'approchant des ruches, elle se mit à fredonner. Elle avait entendu Hélène le faire et bien qu'elle ignorât si cela avait un quelconque effet narcotique sur les abeilles, cela valait la peine d'essayer. Des insectes voletaient partout autour de son visage, leur vrombissement tout aussi bruyant qu'une tondeuse à gazon. L'ambiance était digne d'un film de Hitchcock.
Soyez gentilles, chantonna-t-elle doucement en s'accroupissant pour poser sa main gantée sur la trappe du bas. Je vous laisse faire votre miel, alors laissez-moi faire mon boulot tranquillement. J'ai une super robe qui m'attend.
Au moment où le tiroir coulissa, faisant apparaître une multitude de petites pelotes jaunes, la ruche trembla légèrement. Délia retint sa respiration en se rappelant les paroles d'Hélène. La ruche ne devait pas bouger, au risque d'énerver les abeilles. Mais elle ne pouvait pas non plus s'enfuir en courant, au même risque d'excéder les abeilles. Elle s'empressa de faire tomber les grains de pollen dans son bol et se redressa aussi lentement que son instinct de panique le lui permettait. Puis elle s'éloigna en pressant son voile contre son visage, fendant le ballet tournoyant des insectes qui apparemment ne lui voulaient aucun mal.
Mission réussie.
Lorsqu'elle retrouva Hélène, celle-ci était occupée à verser une huile verdâtre dans un bol en terre cuite. Délia lui tendit le pollen, pas peu fière de son exploit. Mais Hélène lui jeta à peine un regard. Pour elle, récolter du pollen était aussi banal que faire ses courses au supermarché.
– Il me faudrait aussi des fleurs de Chèvrefeuille. Tu peux aller m'en chercher une bonne dizaine ? ordonna-t-elle en émiettant les grains de pollen au-dessus de son bol.
– Bien sûr, répondit Délia en s'emparant d'un panier tressé.
Trois minutes plus tard, elle déposa son panier vide sur le plan de travail.
– Excusez-moi, mais il n'y a pas de fleurs sur cet arbuste.
– Tu dois t'être trompée d'arbuste, la rabroua Hélène en touillant sa mixture.
Délia retint un soupir excédé. Elle avait suffisamment potassé son bottin des plantes pour reconnaître un Chèvrefeuille.
– Non, j'ai bien observé les feuilles. C'est bien le bon arbuste mais il est dépourvu de fleurs.
– Tu es sûre ?
Délia s'efforça de ravaler sa fierté qui lui dictait de hurler : Oui, je suis sûre, je ne suis pas aussi idiote que j'en ai l'air !
Hélène fronça les sourcils, songeuse, comme si elle s'appliquait à résoudre une équation mathématique.
– Attends une minute...
Elle se dirigea vers l'étagère où elle rangeait tous les dossiers de ses clients et sortit une mince farde de couleur. Elle la posa sur la table et parcourut les lignes avec son index.
– Effectivement, Monsieur Rule est venu quatre fois le mois dernier. Infidélité chronique, lâcha-t-elle en refermant la farde, comme si cela expliquait tout.
– Les fleurs de Chèvrefeuille soignent l'infidélité ? s'enquit timidement Délia.
– Non, ce sont les fleurs préférées de sa femme.
Hélène surprit le regard choqué de Délia.
– Monsieur Rule est un vieil ami. Je l'aide à soulager sa conscience.
– Donc, en quelque sorte, vous encouragez l'adultère ?
– Pas du tout. Ce n'est pas mon rôle de juger. Ceci dit, heureusement que tous ceux qui commettent l'adultère n'ont pas autant de scrupules, sinon il n'y aurait plus de fleurs sur cette planète.
Hélène fit volte-face pour s'emparer de plusieurs flacons d'huiles essentielles.
– Oui, mais vous, qu'est-ce que vous en pensez ?
Elle ouvrit un flacon d'huile de benjoin et se mit à compter les gouttes qui se détachaient lentement.
– Qu'est-ce que je pense de quoi ?
– De l'infidélité.
Elle redressa le flacon et recommença l'opération avec l'huile de basilic.
– Je crois que la véritable infidélité ne se situe pas là où l'on croit.
– Que voulez-vous dire ?
– Certaines personnes peuvent être infidèles par une seule pensée. Alors que d'autres peuvent commettre l'adultère sans pour autant être infidèles, parce que leur cœur reste fidèle à la même personne. L'infidélité commence quand on éprouve des sentiments pour quelqu'un d'autre que la personne avec qui l'on est.
– Mais c'est affreux ce que vous dites !
Hélène haussa un sourcil.
– Tu trouves ? Il me semble que c'est plutôt faire preuve d'ouverture d'esprit. Mon mari m'a trompée deux fois et je lui ai pardonné, parce que je savais que ce n'était qu'une histoire d'attirance physique, rien de plus.
Le mari d'Hélène était mort dix ans plus tôt, mais pour Hélène il vivait encore dans la sève du magnolia. Le jour de leur mariage, il avait planté un petit arbrisseau qui était devenu cet arbre gigantesque qui grignotait la façade et s'amusait à toquer aux carreaux.
Elle marqua un temps d'arrêt pour scruter Délia.
– Tu soupçonnes ton petit ami d'être infidèle ?
– Oh non, non, Arnaud (elle leva les mains en l'air comme pour dissiper cette idée absurde), jamais il ne ferait une chose pareille.
– Très bien, acquiesça-t-elle en touillant sa mixture. Mais méfie-toi du mot « jamais », c'est le mot le plus sournois que je connaisse.
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