Chapitre 15
Délia leva les yeux au ciel en se grattant le bras, se maudissant d'avoir revêtu l'une de ses plus jolies robes pour faire honneur à son nouveau travail.
Elle avait pensé que cette robe blanche ornée de minuscules fleurs bleues s'accorderait parfaitement avec le décor. Elle ne s'était pas trompée sur ce point. En revanche, cette tenue n'était pas compatible avec le fait d'arracher trois tonnes d'orties pour en faire de l'engrais.
Cela faisait à présent plus d'une heure qu'elle s'adonnait à cette tâche et, malgré ses bottes en plastique et ses gants, elle souffrait d'horribles démangeaisons, faute d'avoir trébuché sur une racine et de s'être étalée comme une abrutie dans le champ d'orties.
Heureusement elle avait encore figure humaine, car elle avait eu le réflexe de se protéger le visage, mais ses coudes et ses genoux étaient aussi boursouflés que si elle avait été séquestrée dans une ruche.
Comme si cela ne suffisait pas, elle venait de se faire réprimander par sa patronne, Hélène, qui avait accouru lorsque Délia avait poussé un cri tonitruant en atterrissant dans les orties.
– Il ne faut pas effrayer le hérisson ! s'était fâchée Hélène en désignant une barque renversée qui devait être la demeure de l'animal.
– Désolée, avait baragouiné Délia en ôtant une ortie de ses cheveux.
Hélène ne lui avait pas demandé si elle s'était fait mal. Apparemment le sommeil du hérisson avait plus d'importance à ses yeux.
– Il en va de la survie de mon potager. C'est lui qui me débarrasse des limaces et des escargots une fois la nuit tombée. L'ouïe d'un hérisson est si fine qu'il peut entendre les vers ramper sous la terre.
– Je vais faire attention, s'excusa Délia en chuchotant.
Hélène hocha lentement la tête de haut en bas tout en examinant Délia, et un petit sourire se faufila sur ses lèvres.
– Rien de tel que de se frotter le corps avec des orties pour stimuler le courage ! C'est une excellente initiative que vous avez eue !
Délia se demanda si sa patronne pensait réellement qu'elle avait piqué du nez volontairement dans les orties. C'était difficile de déchiffrer ses intentions avec la lueur d'espièglerie qui dansait en permanence au fond de ses yeux, contrastant avec la profonde sagesse qui imposait le respect sitôt qu'elle ouvrait la bouche.
– On sonne à la porte ! s'exclama Hélène en désignant le patio où la cloche venait de retentir, déclenchant la girouette qui tournoyait à toute vitesse, envoyant dans le ciel un reflet blanc argenté.
Sa patronne n'avait pas l'ouïe aussi fine qu'un hérisson, raison pour laquelle elle avait mis au point un signal visuel pour prévenir de l'arrivée d'un patient lorsqu'elle était au jardin.
Avant de s'éloigner d'un pas alerte, Hélène murmura sur le ton de la confidence :
– La nature, contrairement aux hommes, n'est pas sournoise. Elle place toujours le remède à côté du poison. (Son regard désigna une touffe de graminées qui frôlait les orties). Le suc des feuilles de plantain soulage l'urticaire.
Tandis que la silhouette d'Hélène disparaissait, Délia s'accroupit pour arracher les petites feuilles salvatrices qu'elle malaxa entre ses doigts pour en extraire la sève et s'en badigeonner le corps.
Elle aurait aimé qu'Hélène l'invite à la suivre pour s'occuper du patient. Mais elle était apparemment cantonnée à la fabrication d'engrais, à l'arrosage des plantes et au silence pro-hérisson. Certes, ce n'était pas le job dont elle avait rêvé, mais il fallait reconnaître que le cadre était idyllique.
Des fleurs à perte de vue, aucun mur pour museler le souffle tiède de ce début d'été, l'immensité du ciel en guise de plafond, il n'y avait pas de quoi se plaindre.
Plonger dans les orties était presque moins irritant que d'annoncer à un couple d'inconnus « Bon séjour à Tahiti », tout en sachant qu'on ne verrait jamais l'ombre d'un palmier.
Le patio était digne d'un conte des mille et une nuits avec sa fresque en mosaïque ancienne. Hélène lui avait raconté qu'il s'agissait des reliques d'une piscine d'un émirat arabe qui lui en avait fait don pour la remercier d'avoir vaincu sa dépression.
En effet, ici, aucun patient n'était contraint de payer un tarif prédéfini. Chacun était libre de donner ce qu'il voulait. Délia avait jugé cette méthode peu lucrative et avait commencé à s'angoisser pour son salaire. Mais, selon Hélène, les gens étaient particulièrement généreux lorsqu'on apaisait les blessures de leur âme. Pour eux, cela n'avait pas de prix.
Il suffisait de jeter un coup d'œil aux bijoux en or d'Hélène pour savoir qu'elle ne mentait pas.
Après avoir fabriqué cinq litres de purin d'orties, mélangé à trois litres de jus de fougère, elle commença à arroser le potager.
Soudain, la clochette retentit et la girouette jeta dans l'air son petit cri argenté. Un nouveau patient venait d'arriver. Délia souleva son arrosoir avec un certain découragement lorsqu'elle entendit son nom fendre le bourdonnement des insectes.
Elle regarda en direction du patio et vit Hélène qui lui faisait de grands signes.
Elle lâcha aussitôt son arrosoir pour la rejoindre, en espérant ne pas avoir commis d'erreur fatale comme arroser les mauvaises plantes ou déranger les taupes.
Lorsqu'elle atteignit le patio, elle remarqua, à travers la fenêtre, qu'un patient était allongé sur une table de massage. Une serviette couvrait ses fesses. Mis à part ça, il paraissait entièrement nu. Délia força son regard à ne pas s'attarder.
– Va me chercher des pierres muries au soleil, exigea Hélène d'un ton ferme mais bienveillant. À partir du cytise, dix pas vers le nord, quatre vers l'est, deux au nord, six vers l'ouest.
Délia fut obligée de lui faire répéter trois fois les instructions avant de se diriger, toujours aussi perdue, vers le cytise. Cet arbre était immanquable avec sa toison de fleurs papilionacées qui ressemblaient à des grappes de raisins transformées en or. On ne pouvait regarder le cytise sans imaginer la main de Zeus émergeant d'un nuage pour cueillir une grappe.
N'ayant pas de boussole, elle se contenta d'errer à gauche puis à droite à la recherche de pierres. Il y avait des cailloux partout délimitant les parterres, mais Délia doutait qu'il s'agisse des fameuses pierres « mûries au soleil ». Celles-ci devaient forcément se trouver dans un coin ensoleillé. Elle finit par apercevoir trois grosses pierres plates au milieu de la pelouse. Elle manqua presque de se brûler le doigt lorsqu'elle les toucha et en conclut qu'elle avait trouvé l'objet de sa quête.
Après avoir placé les trois pierres dans un panier en osier, elle les apporta dans le bureau d'Hélène.
Le patient était toujours allongé avec sa serviette sur les fesses. Nu comme un ver et muet comme une carpe. Délia regarda Hélène apposer les pierres brulantes sur son dos. Celui-ci hurla et se cambra à chaque pierre déposée, puis tout son corps se relâcha.
Une fois la séance terminée et le patient parti (il avait payé 80 euros de son plein gré, ce qui signifiait sans doute qu'il se sentait mieux), Délia questionna sa patronne :
– Qu'ont-elles de spécial, ces pierres ?
Hélène posa sa main sur l'épaule de Délia et la toisa de toute la profondeur de son regard, comme si elle s'apprêtait à faire une révélation fracassante :
– Ce ne sont pas de simples pierres. Durant des jours et des nuits, elles se sont entretenues avec les myosotis. Maintenant elles savent. Elles voient.
Elle est folle, songea Délia. Néanmoins, elle conserva ce regard avide de l'élève qui écoute attentivement son maître. N'est-ce pas là le rôle d'une employée ? Considérer tout ce qui sort de la bouche de sa patronne comme un fait établi.
Pour montrer à quel point elle prenait ce sujet au sérieux, elle se força même à demander quelques précisions sur la vision des pierres, comme s'il s'agissait d'apprendre le fonctionnement d'une caisse enregistreuse.
– Que voient-elles au juste ?
– La souffrance, pardi ! Maintenant rapporte-les où tu les as trouvées. Que la souffrance retourne à la terre !
Délia emporta les pierres tout en se demandant si elle avait bien fait d'accepter ce boulot. Elle aurait peut-être dû se contenter de postuler au supermarché du coin. Cette femme avait sans conteste un grain. Espérons qu'elle n'était pas dangereuse.
Néanmoins, une fois dehors, elle se surprit à chercher l'emplacement exact où elle avait prélevé les pierres. C'était sans doute sans importance, mais si demain le patient revenait avec une paralysie du dos, elle se sentirait un brin responsable. Elle erra entre les massifs fleuris. Le soleil avait changé de place, redistribuant les ombres et les lumières ; elle n'avait plus aucune idée de l'endroit d'où provenaient ces gros cailloux. Elle finit par se souvenir qu'Hélène avait parlé d'un mystérieux conciliabule avec les myosotis. Elle se dirigea vers une tâche d'or bleu. C'était bien là. La pelouse portait trois empreintes. Délia compara les creux pour trouver lequel correspondait à chaque pierre.
– Bonne discussion ! lança-t-elle une fois que tout ce petit monde eut regagné sa place.
Au fond, c'était sans doute moins pire que de travailler dans un supermarché où les caissières étaient traitées comme des robots. Ici, c'était l'inverse : même les pierres avaient une âme.
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