Chapitre 12

Les nuages, semblables à de grosses boules de neige, étaient sagement alignés dans l'immensité bleue, traçant une multitude de rues cotonneuses parallèles.

Si seulement la cartographie des hommes pouvait être aussi limpide !

Cela faisait vingt minutes que la voix robotique du GPS était la cible des insultes de Délia.

– Mais elle est conne, ma parole ! Ça fait trois fois qu'elle nous fait passer par là ! J'en peux plus ! Remets tes pendule à l'heure, Gertrude ! J'ai un entretien d'embauche !

Arnaud se gara sur le bas-côté de la route.

– Il doit y avoir une carte dans la boîte à gants. Passe-la-moi.

– Comme si tu savais lire une carte !

Elle ouvrit la portière et sa sandale épousa le bitume.

– Je vais aller sonner à la maison là-bas, déclara-t-elle. S'il y a une guérisseuse dans les environs, les voisins doivent forcément être au courant.

– Pourquoi tu ne me laisses pas regarder la carte ? Ce serait plus simple.

– Arnaud, Arnaud... répéta-t-elle dans un soupir. Tu es un excellent acteur, mais sur ce coup-là, je ne te crois pas. Tu n'as aucun sens de l'orientation, avoue-le.

La bouche d'Arnaud se tordit légèrement, à mi-chemin entre l'aveu et le déni. Délia claqua la portière et cavala jusqu'à une villa dont la façade disparaissait derrière un massif de rhododendrons.

– Il faut prendre le chemin de terre au bout de l'allée des Acacias, indiqua-t-elle, trois minutes plus tard, le souffle court.

Elle avait plus d'un quart d'heure de retard lorsqu'elle fut déposée devant une allée de cailloux roses. Elle embrassa Arnaud qui lui souhaita « Bon courage », puis s'élança d'un pas pressé vers la maison perchée en hauteur qui se situait à une trentaine de mètres.

L'allée était bordée de buissons de fleurs jaunes dont les grelots distillaient des notes miellées qui n'étaient pas sans rappeler l'odeur du sable chaud. Ces coussins de fleurs d'or sentaient si bons et paraissaient si moelleux qu'ils donnaient presqu'envie de s'y jeter dedans. Les insectes d'ailleurs ne s'en privaient pas. Des abeilles et des papillons aux couleurs rares voletaient d'une fleur à l'autre, semblant avoir trouvé leur coin de paradis.

Délia continua son chemin jusqu'à des marches de pierre qui la menèrent en haut d'une terrasse. Un magnolia grimpant escaladait la façade, masquant à moitié les fenêtres, donnant l'impression qu'il était maître en ces lieux. De là où elle se trouvait, elle apercevait les contours quadrillés d'un rassemblement infini de plantes où toutes les nuances inimaginables de vert côtoyaient un joyeux mélange de couleurs.

Elle ne savait pas ce qu'on attendait d'elle, mais il lui fallait ce job.

À tout prix.

Elle s'arracha à cette vision enchanteresse pour consulter sa montre. Elle avait exactement 18 minutes de retard.

Elle n'eut pas le temps de sonner à la porte que celle-ci s'entrouvrit sur une dame aux cheveux blanc argenté. À croire que cette femme l'observait par le judas depuis le début.

– Désolée pour le retard. J'ai eu un peu de mal à trouver, balbutia Délia tandis que la femme l'invitait à entrer.

– Mais vous n'avez pas renoncé, fit remarquer celle-ci.

Délia constata que la salle d'attente était vide. Soit tous les candidats avaient déjà passé l'entretien, soit elle était la seule à ne pas avoir rebroussé chemin.

Elle prit place sur une chaise rembourrée d'un coussin en velours. La femme s'installa en face d'elle. Malgré ses cheveux blancs, elle avait le regard vif. Des yeux d'un brun malicieux où dansait un petit grain de folie.

– Alors, parlez-moi un peu de vous...

Délia était particulièrement stressée. Elle n'avait passé qu'un seul entretien d'embauche dans sa vie et elle avait eu affaire à un homme. Cela n'avait pas été difficile de le convaincre qu'elle pouvait vendre du rêve aux gens. Mais cette fois sa capacité à ébaucher un sourire irrésistible ne lui serait d'aucun secours.

– Eh bien... se mit-elle à balbutier. J'ai un master en philosophie, j'ai fait un stage dans une librairie, j'ai travaillé deux ans dans une agence de voyages. J'ai apporté mon CV si vous voulez y jeter un œil...

La femme leva une main en l'air pour l'interrompre.

– Stop ! Cela ne me dit rien de vous. Voulez-vous un peu de tisane pour vous détendre ?

Délia plissa les yeux, éberluée. Elle n'était pas une grande amatrice de tisane, mais elle accepta de peur de froisser son interlocutrice.

La femme disparut, laissant à Délia le temps de regarder autour d'elle. Les murs arboraient des cadres contenant une fleur séchée avec une phrase gravée sur une petite plaque dorée. Délia eut le temps de lire « J'entame une résurrection », « Je connais le breuvage de jouvence », « La force de votre amour m'épouvante. »

Quelqu'un toqua à la porte, la faisant sursauter. Elle se leva pour aller ouvrir, mais la terrasse était déserte. Elle regagna sa chaise, mais à peine fut-elle assise, qu'on toqua de nouveau. Cette fois, cela semblait provenir de la fenêtre. Elle regarda par la vitre, mais ne vit personne. Il lui fallut quelques minutes pour comprendre que c'était les branches du magnolia qui jouaient avec ses nerfs.

– Voilà pour vous ! déclara la femme en déposant une tasse fumante contenant un liquide couleur caramel qui exhalait une odeur inconnue mais pas désagréable. Ce sont des larmes de styrax, précisa-t-elle. Pour faire tomber les masques.

Délia croisa le regard pénétrant de la femme qui semblait dire : Je vous connais mieux que vous-même. Elle commençait à se demander si cette pseudo-guérisseuse ne trempait pas dans la magie noire, mais elle porta tout de même le breuvage à ses lèvres, motivée par l'émerveillement qu'elle avait ressenti en découvrant les lieux.

Le liquide avait la consistance du miel, mais malheureusement pas le goût. Elle avala avec difficulté cette glue amère.

– Alors dites-moi ce qui vous amène ici. Pour de vrai.

Elle n'avait aucune idée de ce que son interlocutrice désirait entendre, mais il était clair qu'elle se fichait éperdument de savoir si Délia possédait de quelconques qualifications en botanique. Elle pressentait qu'elle ne devait pas tricher. Cette femme paraissait trop perspicace.

Alors elle se jeta à l'eau. Elle se mit à parler, sans filtre, de son amour pour l'été. De la renaissance des plantes qui lui donnait la sensation de renaître elle aussi. Du bien-être qu'elle éprouvait à s'occuper de ses deux orchidées auxquelles elle avait donné un prénom, comme s'il s'agissait d'êtres vivants, ce à quoi la femme s'exclama en lui jetant un regard sévère :

– Mais les plantes sont des êtres vivants, ma chère ! Au même titre que vous !

Délia s'excusa, pensant qu'elle avait perdu des points. Pour se rattraper, elle termina sa tasse de glue amère, tout en cherchant au fond d'elle quelque chose de fort à partager, susceptible de faire oublier sa maladresse.

– Mon plus beau souvenir... (Elle commençait à se sentir flotter, sans savoir si c'était l'effet de la tisane ou des mots qu'elle s'apprêtait à prononcer.) J'ai été visité un parc quand... (Elle baissa les yeux en secouant la tête comme si le nombre des années qui la séparait de ce jour était sans importance.) C'était un endroit magique, peuplé d'arbres, de fleurs et de fontaines, recensant des espèces venant du monde entier. Je me suis sentie si bien ce jour-là, si vivante. C'est dans cet endroit que j'ai eu un déclic. La beauté de la nature m'a coupé le souffle. Depuis je n'ai plus jamais regardé la nature de la même façon.

La femme acquiesça et lui tendit la main :

– Je m'appelle Hélène, enchantée.

Délia lui serra la main et se présenta à son tour, avec l'impression que l'entretien se déroulait à l'envers.

– Délia Lafleur.

– Lafleur ? répéta Hélène en clignant des yeux avec ravissement. Eh bien, il semblerait que vos ancêtres avaient un petit penchant pour les plantes eux aussi.

Délia se força à esquisser un sourire. Lafleur, c'était le nom de famille de son père. La seule chose qui la liait à son géniteur.

Pensant que l'entretien était terminé, elle se leva, mais Hélène lui tapota le bras :

– Attendez ! Vous n'allez pas partir les mains vides !

Elle aurait aimé voir apparaître un contrat, mais Hélène sortit de la poche de son gilet un petit sachet rempli de copeaux.

– Il faut les faire bouillir pour les débarrasser de toute impureté.

– Oh... Merci, répondit Délia, tâchant de masquer sa déception d'avoir fait tout ce chemin pour récolter ce qui ressemblait à de la litière pour hamster.

Alors qu'elle se dirigeait vers la sortie, son poing broyant les copeaux, elle se fit interpeller :

– Lundi ?

– Pardon ? bredouilla-t-elle en faisant volte-face.

– Vous pouvez commencer lundi ?

Délia eut l'impression de bondir, même si elle resta immobile.

– Vous voulez dire que je suis embauchée ?

Hélène lui répondit par un sourire.

– Lorsque vous avez parlé des plus beaux jardins du monde, j'ai vu apparaître une aura de lumière autour de votre visage. Et j'ai su que c'était vous !

Délia rougit. Elle savait parfaitement ce qui avait illuminé son visage. Ce n'était pas le souvenir de toutes ces plantes merveilleuses qu'elle avait pu admirer, mais des trois garçons qui, ce jour-là, l'accompagnaient.

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J'entends certains parmi vous gémir : "Oh non ! Elle va encore nous bassiner avec les plantes !" Alors je vous rassure, le nouvel emploi de Délia ne prendra pas beaucoup de place dans le roman et je m'en servirai pour rebondir sur d'autres sujets. Je pense avoir tourné ça de façon amusante. Cela dit, si un chapitre vous ennuie, n'hésitez pas à le dire.

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