Chapitre 11

Sur une table s'étendait une armée de classeurs, rangés par ordre alphabétique et par secteur. Délia s'empara du premier classeur et le feuilleta tout en restant debout, puisqu'il n'y avait pas de chaise libre. D'ailleurs l'endroit était très peu fourni en chaises comparé au nombre de personnes présentes. C'était peut-être une façon de rappeler aux gens qui venaient ici : « Vous n'avez pas d'emploi ! Bougez-vous le cul ! »

Elle passa en revue les intercalaires. Agriculture. Agronomie. Artistique. Attirée par ce mot réjouissant, elle souleva l'intercalaire. Malheureusement cette section ne contenait que deux annonces : l'une pour animer un spectacle de clown ; l'autre pour monter à cheval dans un déguisement moyenâgeux lors de la fête de la bière. Elle tenta de se visualiser perchée sur un cheval face à des hommes bedonnants. Mais son cerveau se révolta en poussant de grands cris : « Tu as un diplôme ! Toutes ces heures à étudier, tous ces livres ingurgités, tout ça pour finir à la fête de la bière ? »

Elle referma le classeur, chassant les effluves imaginaires de bière qui commençaient à lui retourner l'estomac.

Soyons pragmatique.

Elle chercha des yeux la lettre P. Le classeur était d'un beau vert amande. Elle tendit la main, espérant qu'elle avait rendez-vous avec son avenir. Elle détailla les secteurs d'activité. Pédiatrie. Politique. Publicité. Mais rien pour Philosophie.

Elle se dirigea vers le bureau d'accueil derrière lequel une femme ne cessait de répondre au téléphone. Elle avait une voix vive et des gestes rapides, mais le regard éteint d'une momie, comme si elle avait passé sa vie entière derrière ce bureau.

Lorsqu'au bout d'une demie-heure vint le tour de Délia, celle-ci murmura timidement :

– Je crois qu'il manque un classeur.

– Non, mademoiselle, ils sont tous là.

– Mais...

Le téléphone rugit de nouveau. Délia patienta tandis que la file s'agrandissait derrière elle.

– Dans quel secteur cherchez-vous ? questionna la femme, une fois le téléphone mis hors d'état de nuire.

– La philosophie.

Le regard de la femme s'éveilla subitement. Elle avait l'air aussi choquée que si Délia venait de se déclarer prostituée.

– Nous n'avons rien dans ce secteur, déclara-t-elle sèchement. Cherchez donc à vendeuse.

– Mais j'ai un diplôme...

Cet aveu fut accueilli par un petit rire sarcastique.

– Des tas de gens ont un diplôme. J'ai un diplôme ! Vous n'êtes pas la seule à chercher du travail, mademoiselle.

La momie leva le bras pour désigner la file de gens qui ruminaient derrière Délia. Face à tant d'amicalité, elle céda sa place et se dirigea à nouveau vers les classeurs. Et dire que dans l'Antiquité les philosophes s'étaient évertués à dénoncer l'accumulation de biens matériels. Qu'aurait pensé Socrate s'il l'avait vue consultant les petites annonces de vendeuse ? Lui qui avait passé son temps à interpeller les riches marchands de tapis pour leur faire comprendre que leur vie était dénuée de sens. Heureusement qu'il avait bu la cigüe et qu'il ne saurait jamais ce que signifiait être philosophe au 21ème siècle.

Pardonne-moi, Socrate, pensa Délia en s'approchant de la lettre V.

Mais, pour une mystérieuse raison – peut-être le fantôme de Socrate guidait-il ses gestes – elle ne put se résoudre à consulter les annonces de vendeuse et passa à nouveau en revue la lettre P.

Toujours pas de philosophie. En revanche, il y avait une section Phytothérapie. Les plantes... Elle avait quelques connaissances sur le sujet. Elle cultivait des plantes aromatiques dont elle pouvait citer le nom latin et ses appuis de fenêtre étaient fleuris en toute saison. Par ailleurs, elle avalait tous les jours des gélules de poisson – d'accord, ce n'était peut-être pas de la phytothérapie, mais c'était tout de même un remède naturel.

Une ébauche de sourire au coin des lèvres, elle ouvrit le classeur jusqu'à l'intercalaire ad hoc. Il y avait trois petites annonces.

Laboratoire pharmaceutique cherche personnel qualifié pour analyser différentes protéines végétales dans le cadre de la recherche contre le cancer.

Elle passa à la suivante, mais les premiers mots la découragèrent aussitôt.

Magasin bio cherche vendeuse.

Elle commençait à perdre espoir lorsque ses yeux butèrent sur la dernière annonce :

Guérisseuse cherche assistante.

Cette annonce-là semblait à sa portée. Aucune référence ou diplôme n'était réclamé. Les seules qualifications requises étaient : « l'honnêteté et la foi dans les forces de la nature ». Le poste en question était assez flou, mais peu importait. Elle avait besoin d'un boulot et celui-là paraissait aussi facile que mystérieux.

Elle glissa sa main dans la chemise transparente pour s'emparer de l'annonce, referma le classeur et se dirigea vers la sortie.

Au moment où elle poussait la porte, elle entendit des cris derrière elle. Elle se retourna et vit la momie de l'accueil qui accourait avec une tête catastrophée. Le téléphone sonnait à n'en plus finir, mais la momie semblait avoir déserté son rôle de momie. En ce moment, elle ressemblait plutôt à une lionne enragée.

– Qu'est-ce que vous faites ? s'insurgea-t-elle en attrapant Délia par le bras.

– Je m'en vais. J'ai trouvé ce qu'il me fallait.

– Vous ne pouvez pas emporter cette annonce. Cette annonce doit rester dans le classeur !

Délia se rendit compte de sa maladresse. Bien sûr, elle ne pouvait pas emporter cette annonce, sinon personne d'autre ne pourrait la consulter. L'idée qu'elle était en concurrence avec d'autres personnes pour ce poste forma comme une sorte de nuage noir au-dessus de sa tête. Cette annonce lui était apparue comme du pain béni, mais maintenant elle réalisait que rien n'était encore joué.

– Je suppose que je suis censée la recopier, bredouilla-t-elle, se demandant si cela en valait vraiment la peine.

– Nous avons une photocopieuse, l'informa-t-on en désignant une énorme machine très bruyante, arborant trente-six boutons, devant laquelle quatre personnes patientaient déjà.

– Je crois que je vais me contenter de recopier le numéro de téléphone.

La femme ne lâcha pas Délia d'une semelle, s'assurant que la petite annonce était bien rangée dans le bon classeur et derrière le bon intercalaire. Lorsque ce fut chose faite, elle retrouva son regard de momie et regagna son sarcophage, mettant fin à l'horripilante sonnerie du téléphone. Délia songea avec effroi que cette femme avait peut-être un diplôme en philosophie.

En quittant l'Agence pour l'emploi, Délia avait perdu son enthousiasme. Des tas de gens verraient cette annonce ou l'avaient déjà consultée. Des personnes qui avaient peut-être un doctorat en botanique ou qui appartenaient à une lignée de guérisseurs-magnétiseurs. Elle ferait bien pâle figure avec son basilicum et ses gélules de poissons. Ah, le monde était vraiment mal fait ! Pourquoi le fait qu'elle aimait les plantes et que les plantes l'aimaient n'était-il pas suffisant ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top