PRÉSENT - Création

10 mars 2023, Etats-Unis

Hier, j'ai rêvé.

De toi, Maman.

Ironique, n'est-ce pas ? Même après treize ans sans t'avoir vu, mes découvertes seront toujours attachées à toi. Plutôt, je les attacherais toujours à toi. Tout ce temps à me persuader que tu n'étais plus personne pour moi, morte ou vive, que je continuerai mon chemin sans me retourner ; pour au final te donner de l'importance en t'écrivant. Tu ne le mérites pas.

De là où tu es, tu dois surement te demander pourquoi t'écrire après tout ce temps, et surtout pour des raisons (qui te paraitront) aussi futiles. Pour connaître les réponses que tu veux, tu dois d'abord comprendre ce que pour moi ce rêve signifiait.

Observation, Hypothèse, Expérience, Résultat, Interprétation, Conclusion.

Vois ça comme une démarche scientifique que tu as toujours su appliquer à l'observation de phénomènes.

J'ai rêvé d'un rêve.

J'ai rêvé de mon idéal de toujours.

Jolie, tu te tenais là, dans ta robe lilas. Je te trouvais jolie. Quoique le soleil ardent te poussait à couvrir tes yeux je discernais une fierté pétillante dans ton regard. Ton sourire faisait écho au mien ou l'inverse. Après mon premier jour à l'école tu m'as récupéré, pris mon cartable et on s'est dirigé vers la maison. J'aurais aimé que ce moment léger passé avec toi se prolonge pour toujours toute ma vie. Ce ne sont que des fragments de souvenirs qu'il me reste de lui, des images, des sensations, des odeurs. Dans la nuit j'ai rêvé de ce souvenir que je considérais comme idéal. J'ai rêvé d'une suite plus idyllique pour ce souvenir. J'ai donc imaginé ce qui se passait dans le meilleur des mondes après être rentré avec toi de l'école.

Tu me lisais une histoire tous les soirs. On partait en voyage avec seule limite notre imagination. Chaque jour une nouvelle destination : Australie, Thaïlande, Antarctique, Samoa, Mars, ... Tu fermais le livre, tu me faisais des câlins débordants d'affection et tu me disais « Je t'aime » avant de fermer la lumière. Je t'accompagnais parfois à ton travail. On allait voir la famille à Samoa. Ton regard fier m'emplissait de joie. On finissait la journée sur la plage, à regarder la voute scintillante.

Mais ton rêve n'était pas le mien.

Je rêvais d'amour, tu rêvais de tes recherches.

La réponse à mes tourments se trouvaient dans ton cœur insensible, la tienne dans l'obsessionnelle vérité.

Il faut maintenant que tu fasses des hypothèses. Pourquoi je te parle de mon rêve, chère Maman ?

Pragmatique comme tu es, tu dois penser qu'avec cette songerie larmoyante et pathétique je cherche à jouer sur ta corde maternelle. Je serais faible, incapable de survivre sans toi alors que je me suis juré de ne plus jamais te parler. Que même après tout ce temps, après ta mort, je chercherais ton amour.

Mais ce n'est que l'image biaisée que je me fais de toi, je te l'accorde. Même en t'ayant comme mère je ne saurais démêler la tempête de pensées dans ton crâne. Personne, et j'en suis persuadé pas même toi, ne saurait comprendre ce qui s'y passe. Quand jamais a été transmise de la chaleur humaine dans des marques de tendresse aseptisées, quand toujours ont été évité les sourires, les encouragements, le temps passé, comment savoir ce que tu penses et ce que tu t'imagines de moi ? Comment savoir si tu m'aimes vraiment ? Enfant, je ne pouvais m'endormir sans serrer dans mes bras notre chien Bash. Je devais combler ma mer de non-amour qui m'engloutissait avec de la chaleur animale, toi, tu plongeais dans ta quête et dans les eaux des découvertes.

En ayant ma fille, car oui tu es grand-mère, j'ai compris à quel point ce n'était pas normal. Longtemps j'ai cru que tu ne savais juste pas comment m'aimer. Te donner des excuses était plus simple que d'affronter la vérité : tu ne m'avais jamais voulu. Tu craignais trop les réactions de ta famille prieuse et de ta communauté. Tu ne pouvais devenir une de ces filles impies dont on parlait à Samoa. Alors tu n'as pas avorté et tu n'as pas eu un enfant hors-mariage. Toujours j'ai imaginé tu ressentais de l'antipathie voire de l'aversion pour moi car jamais tu ne m'as prouvé le contraire.

Je ferai vite, maman. Vu ton état je t'épargne les autres étapes de la démarche scientifique pour t'offrir sans ambages la conclusion : ton rêve est quelque part devenu le mien car je t'abhorre. Tu t'interroges sans doute alors que tu comprends que j'ai suivi comme toi le chemin scientifique après toutes mes réticences. La raison est simple : je voulais me prouver, leur démontrer et te convaincre, que je te surpassais. Je n'étais pas ma mère, j'étais meilleure qu'elle. Mon rêve d'amour s'est teinté d'un besoin de reconnaissance. Tu es un cauchemar qui me hante, tout comme ce rêve : j'ai trouvé l'affreuse vérité en poursuivant tes recherches. Dans ce mélange amour-haine qui caractérise notre relation mère-fils, s'est introduit les limites du progrès.

Tu seras heureuse d'apprendre que des fonds importants ont été consacrés autant par les Etats que les entreprises privées dans la biotechnique après les grands progrès en matière d'intelligence artificielle. Celle-ci avait pris du retard en raison de la crise sanitaire de 2020.

J'ai réussi mais je n'arrive pas à en éprouver la moindre satisfaction. Au contraire, je suis terrifié. J'ai participé au développement de la première puce d'amélioration humaine, une PAH, sur un patient souffrant de sclérose en plaques. Comme ton intuition l'a soulignée lors de tes recherches, cette puce alors théorique peut soigner des maladies jusque là encore incurable.

Mais à quel prix ?

Quel prix donc, quand on mesure l'usage militaire qui peut être fait de cette puce si on améliore à tout point de vue les capacités de l'homme.

Quel prix donc, quand l'humanité même du patient se damne dans les limbes à l'instant même où il reçoit cette malédiction biotechnique. Après l'opération son regard était d'un vide abyssal, comme un trou noir qui absorbe tout : lumière comme émotions.

Perdre de l'humain et gagner en machine.

Devenir biotechnique.

On ne peut savoir si c'est dû à des séquelles provisoires ou permanente liées à l'opération ou au dispositif même qui a été installé sur l'encéphale. Mais au vue des tests déjà passés, il est presque certain que c'est bien la puce. Un nouveau défi éthique se pose : doit-on soigner à tout prix, au risque de perdre nos émotions si nécessaires ?

À tes yeux le domaine de l'émotif n'est que superflu. Cela retarde, cela pétrifie, cela détourne du chemin auquel on se destine. Pourtant Maman, l'humain fonctionne grâce à la complexité, la machine, elle, à la simplicité d'un ordre qu'elle doit exécuter dans un algorithme. Nous ne parlons pas le binaire mais des langues et des codes sociaux à la complexité inouïe. Pour l'instant, les émotions sont ce qui nous séparent de la machine. La frontière entre l'humain et la machine s'est encore amincit aujourd'hui. Devenue translucide, l'humain se rapproche de la machine, sacrifiant une part de lui. On ne peut annihiler notre affect au risque de faire disparaître l'espèce humaine. Passion, haine, euphorie, tristesse peuvent nous fragiliser, nous mettre en danger, mais elles peuvent aussi nous rendre plus fort, plus résilient. Quelles soient notre perte ou un moyen de survie, sans, c'est une extinction assurée. Les émotions nous lient aux autres et les liens sociaux sont pour nous une nécessité. 

Le pragmatisme peut être préféré dans certaines situations, mais on ne peut se débarrasser de tout ressenti sans se perdre par la même occasion, on a besoin par moment d'émotions. Sinon on devient inhumain, capable des pires excès sans la moindre culpabilité.

Tu ne t'es jamais embarrassée de ces considérations déontologiques et éthiques, elles pourraient te ralentir. Depuis longtemps tes rêves scientifiques sont devenus une obsession tenace. « Les braves meurent pour leurs idéaux. Les fous tuent pour eux. » me disait Papa. Au fond, il avait peur de toi.

Je me suis assuré de vider la maison pour la vendre après ta mort il y a dix ans. Papa ne pouvait vivre seul dans ce grand espace vide. Dans un tiroir fermé à clé je t'ai redécouverte. En ouvrant le verrou je vis une pile de documents. Les premiers papiers relataient ton parcours que je connaissais déjà. Partie au départ d'un pays perdu au milieu du Pacifique, tu as obtenu des bourses puis des diplômes en biologie et en robotique à l'Université de Stanford aux Etats-Unis. Considérée comme un esprit brillant, tu es devenue chercheuse. Dans le public, dans le privé, aux Etats-Unis ou en Europe.

Plus je lisais les documents du bas de la pile, plus je m'ensevelissais de tes secrets. Avec une telle reconnaissance par tes pairs, qu'est-ce qui t'as poussé lorsqu'on habitait en France à pousser au silence ceux qui voulaient dénoncer les méthodes indignes pratiquées aux corps donnés pour la science de l'Université Paris-Descartes ? Ou encore d'agresser un collègue aux Etats-Unis ? Je ne connaitrais sans doute jamais la raison : tu ne m'as mis à disposition que le contrat qui stipule son silence contre de l'argent.

Enfin, le dernier document, au plus profond de la fosse. Du papier glacé couleur. En réalité, je n'aurais jamais ta réponse aux questions que je me pose, mais j'ai une réponse : ta peur maladive du temps. Tes journées alitées n'étaient pas dû à tes migraines mais à ta maladie dégénérative. J'ai tremblé devant les rapports d'analyse et les IRM Travailler sur des corps morts ne t'émouvait plus depuis longtemps : tu te savais condamnée. Dans leur corps de macchabé tu te projetais dans un futur que tu cherchais à retarder, tes recherches te permettant d'encore espérer. Elles te permettraient une chance de survie avec l'invention d'un moyen de te rapprocher du robot.

Tu souffrais sûrement, peut-être te sentais-tu seule, mais je ne peux pas avoir de la sympathie. Manipulatrice jusqu'à la fin, tu as organisé méticuleusement ce tiroir pour que je tombe dessus. Je sais aussi que tu m'as mis à disposition ce que tu veux que je sache.

Savoir est dangereux.

Croire savoir l'est encore plus.

Tu fais en sorte que je connaisse le nécessaire, taise le plus sombre pour un dessein que je ne connais pas. Pitié, sympathie, pardon, rapprochement ?

Maintenant que tu es morte, à quoi bon te dénoncer publiquement à moins de faire du mal à ceux qui t'aiment (oui, il y en a). Tu savais que j'aillais raisonner comme ça. Rien ne peut salir la mémoire de la Professeure Afakasi, la fierté de son île natale, celle qui ne contemplait pas la mer de la plage mais le ciel étoilé qui la recouvrait. La mer représente le passé, la tradition. C'est par elle que nos ancêtres ont survécu et ont ramené bons nombres de légendes comme celle de Tinilau, le gardien des poissons. Ce que tu voulais ce n'était pas la tradition ou ton île. Tu voulais partir de cet endroit où tu étais si singulière et innover pour un futur que tu voulais voir.

En cherchant à échapper à ton rendez-vous avec la mort, tu nous as tous condamnés. Le progrès va nous ravir notre humanité. La seule conception de la possibilité d'une telle innovation est un fléau vénéneux qui nous tuera lentement. L'irréaliste PAH tirée de la science-fiction devient alors possible, envisageable, exécutable. Alors, ce sera reproduit, amélioré, implanté, même si cette première puce de la discorde est détruite. Avec l'amélioration de l'humain de la puce une militarisation jamais connue nous attend. De même, la perte de qui nous sommes.

Je t'écris car je suis à un tournant. Je suis devenu mari et père, et j'ai réussi là où tu as échoué. Je ressens le besoin impérieux de me libérer de ton emprise, de ta cruauté, de mon besoin de te surpasser.

Regarde où tout ça nous a mené.

Pars de ma tête.

Pars de mes rêves.

Vivante ou morte, tu me hantes.

Vivante ou morte, les interrogations demeurent.

J'ai peut-être rêvé de toi cette nuit.

Rêvé de ton amour toute ma vie.

Mais je rêve pour le futur, celui de ma fille et de l'humanité, un monde où personne ne poursuivrait nos découvertes, une réalité où l'inévitable catastrophe ne se réalise pas. Ne perdons pas de vue dans un brouillard opaque de violence et d'émotions nécrosées qui nous sommes. Même si c'est un rêve illusoire, je veux y croire.

Et je choisis de me libérer de ton fantôme.

On s'est quitté il y a treize ans une nuit d'été. J'avais vingt ans, le silence de la nuit m'a accueilli après notre bruyante dispute et tu es morte trois ans plus tard.

On ne s'est plus jamais retrouvé.

À toi que je ne reverrais plus
Un dernier hommage pour toi,

Kalautia Afakasi,

Avant que je ne brule cette lettre

Qui ne verra jamais sa destinatrice

Vivante

Adieu Maman,

Ton fils,

Taua Afakasi

M'as-tu seulement aimé ?

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