PASSÉ - Dénonciation

10 août 1853, San Francisco

Hier, j'ai rêvé.

C'était l'après-midi. Je travaillais depuis l'aube et le soleil, cet astre ennemi, cognait toujours plus. Penché, je cherchais dans le lit d'une rivière un reflet du soleil : la trace d'une paillette, voire mieux, d'une pépite d'or. Je ne prêtais pas attention à la sensation de la transpiration qui dévalait les plaines arides de mes joues et de mon dos courbé. Comme en transe, mon monde se limitait à l'or et le reste s'évanouissait dans sa couleur dorée. Ma chemise me collait, tout comme mon pantalon fait de toile de bateau qui trempait dans le cours de l'eau. J'ai abandonné, voyant que bien d'autres auparavant avaient ici tenté leur chance et qu'il ne restait plus rien. Ma pioche balancée sur l'épaule, j'ai vacillé mais tenu bon. La soif m'obsédait, mais je voulais trouver un filon avant de me reposer. J'ai attaqué une montagne où d'autres chercheurs d'or creusaient. Dans leur regard sombre je comprenais qu'ils ne voulaient pas que je sois là. Leur peau incrustée de terre s'activait sous le soleil. Mes mouvements quant à eux étaient imprécis, et mon cerveau insensible au danger. Les autres hommes étaient partis sans me prévenir et n'ai pas senti la terre trembler sous mes pieds alors que la montagne a commencé à m'avaler.

Et là, j'ai rêvé.

J'ai rêvé d'or comme le journal The Times Herault en avait parlé, comme le Président James K. Polk l'avait confirmé : on n'a qu'à se baisser pour le récolter. Personne d'autre que moi n'étais sur le site sur lequel je travaillais : rien ne pourrait me détourner de mon Eldorado californien. Personne pour me voler mon or, me traiter comme un étranger, me menacer de me tuer. La fièvre de l'or me possédait, j'étais prêt à risquer ma vie pour du métal, et durant une journée entière j'ai récolté pas moins d'une dizaine de kilos d'or. Cet argent récolté, je l'ai utilisé en partie au jeu, profitant enfin d'une forme de luxe après tout ce travail, mais je l'ai envoyé en majorité chez Isabella comme je lui avais promis.

Et il faut du rêve pour s'extraire de la misère, celle dans laquelle je vis. À nous les chercheurs d'or, le rêve nous a donné espoir. Il nous a tous poussé à quitter femmes et enfants, pays et travail, pour chercher le précieux dans l'eau ou la terre.

Tout au long du trajet jusqu'au médecin le plus proche, c'est à dire à plusieurs dizaines de miles sous un soleil plombant, j'étais évanoui. Je ne sais pas si c'est dû à la douleur ou au choc. Le plus inquiétant était ma jambe ensevelie totalement sous les pierres. Les mineurs qui m'ont secouru et emmené chez le médecin m'ont décrit à mon réveil sa couleur bleue, et son enfleure anormale. Peut-être que si j'avais été soigné immédiatement j'aurais pu garder ma jambe droite, mais arrivé dans la soirée c'était trop tard. Encore évanoui, je ne garde aucun souvenir de l'amputation.

À mon réveil, le mal du pays s'est fait sentir comme jamais. Je devais partir, c'était un besoin impérieux qui prenait possession de mes membres. En essayant de me lever une douleur m'a traversé comme un éclair. Je n'ai pu réprimer un haut-le-cœur après avoir soulevé le drap : la gangrène s'infiltrait dans ma jambe droite, la nécrose des tissus n'est pas belle à voir. Cette jambe est devenue comme le reste de mon corps. Cela ressemblait à mon cœur trop utilisé, ce cœur pleins de péchés. Cela s'apparentait à mes poumons, trop abimés par la poussière. Cela se comparait à notre relation, vouée à l'échec dès le premier regard, le premier baiser, le premier secret.

Maya, dans ta dernière lettre tu m'as reprochée de ne te parler que de minauderies sans importance, sur mes espoirs, mon envie de te revoir, de victoires et non de la réalité de mon quotidien de chercheur d'or alors que tu cherches à t'échapper de ta vie redondante en te dépaysant dans le Far West. Tu veux sentir dévaler de ta nuque jusqu'au bas de tes reins ce frisson du danger tel un troupeau de bisons que l'on peut retrouver dans ce monde sauvage tant fantasmé.

Il était important de commencer cette lettre par un rêve, car c'est ce rêve d'argent qui nous a précipité dans l'Ouest. La fièvre de l'or, cette excitation contagieuse de la ruée vers l'or, s'était déclarée chez nous.

La fièvre de l'or n'a fait que de se propager depuis sa découverte. Le 24 janvier 1848 James Marshall trouve des pépites d'or dans l'American River en Californie. La Californie était alors mexicaine, et devient le 2 février de la même année un Etat américain. La rumeur se répand et le journal The Californian va le 15 mars publier la nouvelle. C'est beaucoup de dates qui te paraitront peu pertinentes mais elles te permettront de comprendre ce que je raconte ensuite : la folie dorée des hommes. Samuel Brannam, un homme d'affaire, est allé le 12 mai dans la petite ville de San Francisco pour leur montrer une bouteille de poussières d'or. En quelques jours, la ville a été désertée : la plupart de ses habitants étant possédés par la fièvre de l'or. Celle-ci s'est rapidement répandue dans le pays, puis dans le monde. C'est ainsi que j'ai atterri ici comme tant d'autres : nous sommes plusieurs centaines de milliers à vouloir faire fortune.

Le rêve est fortement lié au Gold Rush, à la ruée vers l'or. Et comme je l'ai dit en parlant de mon rêve : les gens ont besoin d'espoir pour oublier leur misère. Nous qui rêvons de faire fortune sont la plupart du temps ceux au bas de l'échelle sociale. Tous ces hommes sont des pauvres qui ont tout abandonné pour gagner de l'argent, poussés par l'opportunité de l'or, comme une fièvre californienne. Cela fait bientôt quatre ans que pour moi le charbon de la Pennsylvanie s'est transformé en terre sauvage de l'Ouest. L'obtention de l'or a fonctionné pour moi comme un marchand d'espoir. Je détestais le travail dans la mine, il était éprouvant à tout point de vue. Les coups de grisou étaient nombreux et les salaires misérables. Chaque mois je perdais des camarades. Souvent je me suis imaginé mourir. Qu'allait devenir ma famille ? Comment ma femme Isabella et mon fils nouvellement né allait survivre ? Et j'ai pu m'autoriser à rêver d'argent facile avec le Gold Rush.

Et peut-on vraiment blâmer ceux en quête d'une vie meilleure ? Surtout quand celle-ci est aux mains d'un système qui va les exploiter même par leurs rêves quand ils pensent s'affranchir de leur situation.

Quitter ma famille a été compliqué, te quitter encore plus. J'avais l'impression que j'allais te perdre pour de bon et que je ne te reverrais plus. Cette peur rodait toujours dans mon cœur lorsque je n'étais pas avec toi. Enfant, je suis arrivé d'Irlande aux Etats-Unis avec ma famille. À dix ans, j'ai travaillé à la mine, c'est à cette époque que je t'ai connu. Adulte, j'aurais aimé qu'on se marie, mais en n'étant pas de la même religion c'était impossible. L'irlandais catholique et l'allemande protestante, quelle naïveté de notre part. Même durant nos mariages respectifs on n'a pu se séparer, enfin, jusqu'au Gold Rush.

Ainsi j'ai débuté un voyage bien long en chariot qui me fit traverser les grandes plaines jusqu'à l'Océan Pacifique. Durant un an j'y ai rencontré des gens de toute nationalité avec qui j'avais le même objectif : la richesse. Notre espoir et notre joie aveuglante nous précipitait vers la pire erreur de notre vie. Nous avons suivi cet Eldorado comme des poissons attirés par la lumière du lamparo attaché au bateau de pêche : sans réfléchir avant de nous prendre dans les filets. Trop tard.

Mais Maya tu ne veux pas entendre les malheurs d'un homme trop fatigué. Tu veux entendre parler de cet Ouest sauvage domestiqué à coup de pioche et de révolver. Pourtant, la réalité que tu veux entendre réside dans mes malheurs.

On nous a à tous vendu du rêve, mais la réalité est terrible : ce ne sont que les premiers arrivés de 1848 qui ont pu récolter de l'or en se baissant dans une rivière. Je ne suis parti qu'en 1849 et arrivé en 1850. L'or facile de surface était parti. Il fallait creuser et je ne pouvais que trimer.

Ces hommes voulaient s'enrichir rapidement mais devaient faire preuve d'une immense patience pour y parvenir. L'homme se tue pour une cause perdue. Seule une mince partie d'entre nous arrive à faire du bénéfice, le reste s'endette. Certains qui trouvent de l'or croient que la fortune les attend et au final perde tout ce qu'ils avaient gagné. J'ai vu tant d'hommes tout perdre.

Adrian MacDonogh, Lian Huo, Harry Wagenseil, Hotah, ...

J'aimerais ne pas oublier ces noms. La plupart des noms des chercheurs d'or seront oubliés de la mémoire collective. Sans voix, sans nom, sans reconnaissance. Tel est mon destin. Demain, la ruée vers l'or fera partie des légendes, entretenues par les souvenirs et les regrets.

Je crains bien avoir fait tous ces sacrifices pour rien. Surtout que je ne suis pas devenu plus riche. L'or, déjà difficile à trouver, l'est de plus en plus. J'ai trouvé moins de deux kilos d'or en trois ans de fouille, ce qui ne peut même pas rembourser mes pioches et mes pelles des dernières années. Je n'ai jamais osé te le dire, encore moins à ma femme à qui j'envoie tous les mois de l'argent de mon emprunt pour lui faire garder espoir et foi en moi.

Constamment il faut améliorer nos performances pour trouver de l'or, de meilleurs explosifs, de meilleures pioches, de meilleures pelles. C'est une course effrénée à l'amélioration qui s'enclenche : pour qu'on soit les plus productifs possibles. On se regroupe même par nationalité. Malgré le danger, le travail, les dettes, la frustration on ne le trouve pas ou trop peu malgré tous nos efforts.

Certains disent que chercher de  l'or c'est pour les imbéciles, ils n'ont pas tord lorsqu'on voit la fortune qu'amasse des hommes tel que Levi-Strauss ou Samuel Brannan. Les chercheurs d'or, eux, sont plus pauvres qu'avant leur départ.

J'ai compris tout cela après une énième journée infructueuse. Je suis rentré dans le camp de fortune dans lequel je dormais et j'ai observé ma tente, dépité. J'ai pris conscience de la misérabilité de ma situation, et à quel point celle-ci n'évoluerait pas. J'étais loin de ceux que j'aime, dans des terres sauvages, avec pour ennemis autant les animaux sauvages que les hommes qui m'entourent, dans une tente miteuse, et tout ça pour rien.

Pour ces hommes fatigués qui enchainent déception, frustration et qui sont loin de chez eux l'alcoolisme, le vol, le racisme, le meurtre font des ravages. Dans la seule ville de San Francisco, la petite ville balnéaire où Samuel Brannans a fait sa démonstration de la bouteille remplie d'or, il y a plus d'une centaine de saloons pour une dizaine d'églises. Cela te donne une idée de la violence quotidienne qui règne dans cette population masculine. Les rares femmes sont des prostituées. La nuit est devenue dangereuse. Je peux entendre de ma tente miteuse les agressions qui sont faites par certains, surtout des Américains. Ils estiment que les étrangers volent leur or. Je suis considéré comme Irlandais. Les chercheurs d'or vivent dans des maisons ou des tentes insalubres dans des villes champignons qui ont émergé de terre en quelques années à peine.

Les Indiens sont aussi des victimes de la fièvre de l'or. Certains y participent, mais ils sont avant tout chassés de leurs terres et massacrés. Ce progrès qu'on croyait avoir fait avec la découverte de l'or ne leur a fait que du mal.

Tu as à présent toute la vérité dans sa réalité. Tu comprends peut-être mieux pourquoi je ne voulais pas t'en parlais. Je dois briser le rêve que tu te fais de ma vie. Je suis désolé si je te déçois. Ma vie est faite de peurs et de désillusions alors que j'ai tout perdu.

Je suis passé de l'asservissement de la machine à celui de l'or. Dans les mines j'alimentais les machines avec le charbon que j'extrayais mais je le fais toujours en permettant leur financement. Je resterais victime du progrès, de l'industrialisation et de la course à la productivité. Je me soumettais à la machine et à son rythme pour satisfaire une production effrénée. Là je me soumets aux caprices de l'or qui servira les plus puissants. Au final, c'est la même chose : l'homme se fera dominer, souvent le plus pauvre. Le pire c'est que c'est présenté comme un progrès car cela permet d'avoir plus d'argent, et l'argent est bon qu'importe les moyens de l'obtenir.

Est-ce que les hommes s'affranchiront un jour de la machine ? Est-ce qu'on s'affranchira de la domination ?

La promesse d'argent, de sang ou encore de gloire pousse aux grandes avancées, aux plus importants des dépassements. Nous sommes à une époque où ces éléments sont constants. N'en déplaise à certains, les avancées techniques et les découvertes ne sont pas forcément miraculeuses et merveilleuses.

On pense progresser en allant chercher la richesse, mais en réalité, on régresse.

On pense survivre en nourrissant la bestiale machine de charbon, mais on en meurt.

Est-ce une morale que l'homme réussira à apprendre ? Ne reproduira-t-il les mêmes erreurs encore et encore, comme j'ai pu le faire ?

Le rêve est insuffisant. Par lui on a pu me manipuler. Par l'espoir qu'il provoque on m'a poussé à travailler dans ces conditions. Par lui j'ai pu garder espoir, mais il ne m'a jamais sorti de ma situation. Il m'a seulement aidé à tenir. Il n'a fait qu'alimenter un système qui cherchait toujours à améliorer ses performances contre ma santé. Le rêve m'a empli de désillusions, je cherchais la fortune et j'ai trouvé la mort.

J'en veux à mes rêves.

Je suis désolé, Maya. La gangrène a pris malgré l'amputation de ma jambe. Je suis en train de pourrir. Est-ce une punition divine pour avoir trompé ma femme ou avoir quitté ma famille ? Est-ce de la malchance, bête et méchante, comme cela a pu arriver à tant de malheureux que j'ai croisé dans ma vie ? Dans tous les cas, les conséquences restent les mêmes : je vais mourir dans les prochaines semaines ou les prochains jours. Te revoir une dernière fois est impossible. Maya Starker, veux-tu bien me pardonner ? Premier amour de jeunesse tu es resté mon amour de toujours. Pardonne l'homme que je suis devenu, l'homme qui va mourir loin de chez lui, l'homme qui n'a pas pu et su se marier avec toi. Sache que tu es la première lettre que j'ai écrite car tu es la première personne que j'ai voulu prévenir.

Maya, excuse mes dissimulations. Je ne voulais ni t'inquiéter ni te donner une image négative de moi. Je préférais parler du bon et taire le mauvais. Même si je n'ai jamais pu t'offrir de parures, cette lettre sera mon dernier cadeau : je t'ai racontée ce que tu as voulu savoir depuis trois ans, c'est-à-dire ma vie dans le Gold rush californien. Cette grande ruée vers l'or, ce rêve américain, qui marque la fin de ma vie.

Prends soin de toi,

Ton bien-aimé,

Affectueusement,

Jason O'Farrell

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