4 - Rester à sa place
Lorsque Tadesse vit la lumière pour la première fois, il avait chaud. Encore couvert de liquide, il sentit sous son petit corps noir une surface lisse, douce... et chaude.
— Tu es gentil.
C'était une voix humaine. Le cobra, dans l'œuf, avait entendu les pas résonner, vibrer. Instinctivement, il savait ce qu'il devait faire. Il ne mesurait que quelques centimètres, mais les glandes de Duvernnoy hypertrophiées qui lui donnaient l'air d'avoir une proie dans la gueule étaient prêtes à se contracter. La voix humaine répéta avec un petit rire :
— Tu es tout joli !
Le cobra écarta les mâchoires. L'instinct. Il n'avait que l'instinct. Or, l'instinct lui dictait qu'il n'aurait pas dû comprendre l'humaine. Ni se trouver au creux de sa main.
— Chut, on va dire que c'est un secret. Âgoti a cassé tous les autres œufs, mais toi tu avais glissé !
L'humaine était allongée sous une sorte de grand voile transparent qui ondulait sous une brise rafraîchissante. Le cobra vit ses dents de lait, blanches, carrées. Les humains n'ont pas de venin dans la bouche. Ils ont du venin dans les mains et dans les pieds. C'était une toute petite humaine. Le cobra la vit lever un doigt qui atterrit avec la légèreté d'une plume sur sa tête plate et noire.
— Nana a une poule qui dort dans sa chambre. Moi, je pourrais avoir un serpent ? suggéra à haute voix la fillette. Tu veux bien ? Je vais t'appeler Tikuri Rasi... non... je vais t'appeler... Tinishi Fîlimi.
— Eva ! cria la voix claire et sévère d'une femme. Tu as fait toutes tes corvées ?
— Je sais ! murmura la fillette en s'asseyant avant de poser le cobra sur le matelas où elle se tenait allongée. Comme Âgoti a tué tous tes frères et sœurs sauf toi, c'est comme si tu avais vécu deux fois, déclara-t-elle avec la fermeté d'une enfant qui se conte une histoire.
Le petit cobra, étourdi, vit l'humaine relever la moustiquaire qui entourait le lit et bondir vers la cuisine :
— Tadesse ! C'est comme ça que je t'appellerai ! Bouge pas, je reviens !
Elle s'en fut et Tadesse, nouvellement nommé, put l'entendre discuter avec l'autre humaine.
— Eva, à qui parles-tu ?
— Mais à personne, tantine.
— Ne parle pas dans le vide, tu vas attirer les djinns dans la maison...
— Oui, tantine !
Tadesse disparut et Eva, convaincue qu'il vivait dans sa chambre, laissait toujours une soucoupe de lait sous son lit dans l'espoir de revoir un jour le cobra auquel elle avait sauvé la vie...
*
On raconte que, lorsque l'on croise le regard de la mort, toute la vie passe devant nos yeux comme la bobine d'un film en noir et blanc. Lorsque Eva se retrouva face au mamba noir et qu'elle crut l'entendre parler, un seul souvenir s'imposa à elle comme une ecménésie : ce jour où elle avait retiré un œuf, un tout petit œuf de rien du tout, d'une couvée que son oncle avait dénichée, entre deux buissons non loin de leur maison. Il avait beaucoup pesté contre les serpents, contre les voisins dont les habitudes hygiéniques étaient sans aucun doute responsable de l'apparition de serpents près de chez lui, contre cet homme bizarre qui avait tourné dans le quartier la semaine précédente – et qui était sans doute un sorcier – et enfin contre les djinns qui se moquaient de lui. Puis, il avait planté des dizaines de pieds de verveine autour de la maison peu après cet événement. Eva avait farouchement gardé son secret.
Des années plus tard, dans la nuit chaude, au milieu de la savane, les yeux noirs de Moti ne quittaient pas ceux de l'humaine. Le mamba n'hésitait pas à tuer. Il n'hésitait jamais. Son premier instinct, alors qu'il se trouvait dans la voiture, prêt à frapper l'homme qui s'était permis de s'installer sur la place du conducteur, avait été de frapper. Cependant, Moti s'était corrigé : Wani Wani ne souhaitait pas la guerre. Il ne souhaitait pas que la mort vienne dévaster les foyers. Pas encore. Le mamba s'était simplement enroulé autour du volant, pour que l'homme n'ose plus y toucher. Cette technique avait été très efficace. L'homme avait beau être blanc, il devait avoir remarqué la couleur des muqueuses de Moti lorsque ce dernier avait ouvert la gueule à quelques centimètres du nez de cet humain malintentionné. Le mamba n'avait pas mordu. Il avait seulement tenu le Blanc en respect. Celui-ci avait murmuré aux deux enfants, sans bouger les lèvres :
— Pas. Un. Geste. Les gosses... restez immobiles...
Moti avait jeté un coup d'œil aux deux petits humains. Ils deviendraient rapidement un fardeau trop lourd, songea-t-il. Il faudrait peut-être se débarrasser d'eux. La fillette semblait terrifiée et pleurait en silence, mais le garçonnet lançait au Blanc des regards furieux. Le serpent ricana intérieurement : l'homme aurait eu du fil à retordre s'il avait réussi à s'enfuir avec la voiture.
Lorsque Eva fit face au mamba, la première chose à laquelle elle pensa – ainsi que Moti l'avait deviné – fut à ses enfants. Le mamba noir, elle le savait, ne pardonnait pas. Cependant, la légende sur son agressivité n'était pas complètement correcte : il pouvait en effet poursuivre exceptionnellement un agresseur, mais il avait plutôt tendance à menacer puis s'enfuir dès qu'il le pouvait. Aussi, la jeune femme s'était proposé de fuir à toutes jambes en espérant éloigner le serpent de la voiture. La voix grave du mamba fut l'unique chose qui la retint.
— Je suis folle, déclara-t-elle à haute voix, sans se soucier des vibrations qui auraient pu déclencher l'attaque.
— Arrêtez de parler ! siffla l'homme. Vous allez...
— Tu n'es pas folle. Seulement un peu inconsciente, répondit Moti, à la grande terreur d'Eva.
— C'est... c'est vous... balbutia l'Éthiopienne. Vous... vous... vous... êtes ventri... ventri... loque ?
— Mais qu'est-ce que tu fous ?! Arrête de parler ! C'est un mamba n... Aaaaah...
L'homme serra les dents et ferma les yeux aussi fort que Dimitri lorsqu'il jouait à cache-cache. Moti s'était retourné vers lui.
— Tais-toi ! cracha-t-il. Humaine, dis-lui qu'il doit apprendre à rester à sa place.
Eva ne dit rien. Si le serpent retournait dans la voiture, il pouvait tuer Naomi et Dimitri. C'était la peur qui la rendait folle : cette voix n'existait pas.
— Dis-lui ! siffla encore Moti.
Le mamba écarta les mâchoires et, à nouveaux, ses deux crochets sortirent de leur membrane. L'homme était suffisamment proche pour remarquer qu'un liquide huileux coulait sur les crocs. La tête de Moti se rapprocha des lèvres frissonnantes du Blanc et Eva entendit un murmure venimeux. La voix s'était faite doucereuse. Caressante.
Cruelle.
La jeune femme sentit des larmes de stress déborder de ses yeux. Elle était devenue folle, mais il n'y avait aucune autre solution. En tremblant, elle croisa le regard de l'homme et déclara :
— Il... il dit... il dit que vous devez apprendre à rester à votre place.
*
Quel mystère ;-) !
A votre avis : qui sont ces serpents ?
Merci pour votre lecture et à très bientôt !
Sea
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