1 - Protéger
Adis-Ababa.
Adama.
Awash.
Eva jeta un coup d'œil dans le rétroviseur poussiéreux : Naomi et Dimitri s'étaient endormis depuis deux heures et leur mère n'avait pas voulu s'arrêter. Le moteur tournait bien, aucun pneu n'avait crevé et la piste était plus fraiche la nuit que le jour. La légère humidité nocturne évitait à la latérite de se soulever en ces impressionnants nuages qui vous collaient à la peau et se glissaient sournoisement sous le capot de votre SUV. La bonne vieille Jeep de Oliver tenait le coup. Il disait toujours qu'il valait mieux choisir une voiture pas trop neuve, pour prendre la piste. Parce que vous saviez qu'elle était capable de tenir la distance. À la simple évocation de son défunt mari, Eva sentit son menton se plisser et ses yeux se remplir de larmes. Elle revenait de Californie, où elle avait assisté, comme un robot, aux funérailles d'Oliver Lucca. Le zoologiste était tombé raide mort au cours de l'une de ses sorties-terrain, comme il les appelait. Il adorait le travail de terrain et était le genre de scientifique à ne pas laisser ce que d'autres appelleraient le « sale travail » à ses assistants. Il était en train de récolter des fèces fraiches de félin lorsque son cœur avait cessé de battre. Une crise cardiaque, avait décrété le médecin qui avait pu examiner le corps. Eva ne l'avait pas cru : Oliver était jeune, il n'avait aucun antécédent. Elle avait aussitôt pointé du doigt la possibilité de la morsure d'un serpent. L'attaque d'un cobra cracheur. La piqûre d'un insecte. Oliver Lucca n'avait pas pu succomber à une stupide crise cardiaque. Le corps du scientifique avait été rapatrié le plus rapidement possible aux États-Unis, où un médecin-légiste avait accepté de l'examiner sous la pression forcenée exercée par Eva et par la sœur d'Oliver, qui voulait aussi connaître la cause certaine du décès. Aucune conclusion n'avait pu être tirée tant le corps était en mauvais état, au grand désespoir d'Eva et de la famille du jeune homme. Le deuil leur semblait impossible à faire.
Eva secoua la tête pour tenter de revenir à l'instant présent et elle s'essuya rapidement les joues, vérifia dans le rétroviseur que Naomi, trois ans, et Dimitri, sept ans, ne l'avaient pas vue pleurer. Elle ne voulait pas qu'ils voient ses larmes. Elle devait être forte. Elle savait être forte. Rien que le fait d'avoir épousé un Blanc, un Américain, puis d'avoir suivi une partie de ses études à l'étranger, avait été une épreuve. Lorsqu'elle était revenue, non pas avec un diplôme de dentiste ou de chirurgien mais avec un PhD en Conservation et Ornithologie, sa famille ne lui avait pas adressé la parole pendant un an. Pire encore : son rayon d'étude principal concernait les oiseaux de proie. Les oiseaux nocturnes, plus précisément. Autant vous dire que sa mère l'avait presque reniée : les chouettes et les hiboux étaient réputés être les compagnons des sorciers. Les anciens disaient que la mort suivait de près un hululement. Ou que le vol d'une chouette apportait toutes sortes de maladies aux enfants.
La jeune femme renifla doucement et voulut tendre le bras pour attraper un paquet de mouchoir, quelque part dans les sacs qui étaient entassés sur le siège passager. Sur sa droite, une lueur attira son attention, avant de disparaître rapidement. Elle se raidit : personne, à cette heure, ne se promènerait dans le noir complet au milieu du bush. Entre les serpents, les fauves et le terrain accidenté, c'était le meilleur moyen de trouver la mort. Même en prenant toutes les précautions du monde... Eva fronça les sourcils et serra le volant entre ses mains, prête à accélérer au moindre signal de danger. Ses deux enfants représentaient toute sa vie. Elle ne savait pas encore jusqu'où elle était prête à aller, pour eux, mais le courage et la férocité qui l'habitaient lorsqu'elle avait le moindre doute sur leur sécurité dépassaient de loin ceux d'une panthère. La lumière n'avait rien de la lueur d'un feu de camp. La personne qui se déplaçait, quelques dizaines de mètres en avant, avait délibérément masqué sa position. Et ça n'était jamais un bon signe, dans cette zone. Braconniers, contrebandiers, voire groupes rebelles... Eva savait qu'elle devait rester sur ses gardes.
C'était la nouvelle lune : il faisait complètement noir. Eva observa la route, devant elle, elle nota qu'elle devrait serrer sur la gauche pour éviter de se coincer dans une ornière et éteignit brusquement ses feux.
— Si tu veux jouer, on va jouer... marmonna-t-elle en se préparant à accélérer et en suppliant mentalement l'esprit de son aïeule de lui éviter de partir en hors-piste.
Le pied sur l'accélérateur, elle vérifia une dernière fois que ses enfants ne s'étaient pas réveillés. Elle avança pendant quelques minutes, lentement, mais ne vit pas de lumière. Elle s'était peut-être trompée. C'était peut-être le reflet de ses propres phares dans un plan d'eau, après tout... Tout en se souvenant que « C'est avec des 'peut-être' que tu trouves la mort », elle haussa les épaules et décida de rallumer ses feux. Dans le grand faisceau qui inonda la piste jaune, une grande silhouette se dressa. C'était un homme blanc, vêtu de treillis. Il avait une arme de poing. Eva sentit son sang se glacer et, sans hésiter une seconde, mit le pied au plancher. Pas encore.
Elle ne perdrait pas un autre membre de sa famille.
*
Je suis absolument ravie de vous retrouver sur Hidekkel qui, au même titre que Le Suédois qui n'aimait pas l'été - dans un autre registre, cependant - une sorte de produit dérivé de la série L'Escorte, sans pour autant suivre la même trame narrative (si je publie cette fic sur Amazon, je pense changer les prénoms, comme les lecteurs d'Amazon n'ont pas forcément tous les détails que j'ajoute ici ^^).
J'espère que cette fic vous plaira... qui d'entre vous connaît bien ou a vécu/vit en Afrique ? Dans quel pays ?
Bisous,
Sea
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