Chapitre 86

Je ne sais où poser mes yeux tant il y a du monde tout autour de moi. Évidemment, la foule est contenue derrière les barrières, mais... C'est différent des quelques fois où j'ai accompagné Tom à ses premières et avant-premières : aujourd'hui, c'est un film tiré de mon roman qui va être présenté au monde. Aujourd'hui, c'est mon nom que crient les journalistes, dans l'espoir de m'arracher quelques mots, quelques instants.

Je sais ce qu'on dit à propos du noir qui amincirait la silhouette, pourtant j'ai préféré une robe taille empire en mousseline rose. Les manches évasées me retombent sur les bras, et le col en V met en valeur ma petite poitrine. Contrairement à mes deux autres grossesses, je n'ai pas autant pris de tailles de soutien-gorge.

Mes pieds sont maintenus dans des sandales à talons d'un argenté brillant, assorti aux bijoux que je porte : le collier hérité de mon arrière-grand-mère, mon alliance et ma bague de fiançailles, et une paire de boucles d'oreilles, pendentifs en forme d'étoile. Le bas de la robe frôle mes chevilles en bruissant légèrement ; j'entends à peine le son du tissu dans le brouhaha ambiant.

L'avantage de cette forme de robe, c'est qu'elle est resserrée juste au-dessous de mes seins, ce qui laisse mon ventre libre. Si je devais déterminer ma prise de poids, comparé aux deux fois d'avant, je dirais que je me situe pile au milieu. Je n'ai pas autant grossi que pour Daisy, mais tout de même un peu plus que pour Matthew.

Les doigts de Tom serrent les miens et je m'efforce de sourire, le regard un peu dans le vide. Il y a tellement d'appareils photo que j'aurais bien du mal à décider lequel regarder !

– S'il vous plaît ! S'il vous plaît !

Alors que je m'apprête à entrer, je suis aussitôt arrêtée par un jeune homme d'une vingtaine d'années tout au plus. Il tend son micro dans ma direction.

– Qu'est-ce que ça fait d'être arrivée jusque là, alors qu'au début vous n'étiez qu'une jeune française lambda ?

Fut un temps où je me serais vexée de ses insinuations. Néanmoins, il a totalement raison : j'étais une petite française comme une autre. Rien ne me destinait à connaître une telle évolution. Aussi, je me stoppe dans mon mouvement et lance un regard à la caméra que tient son coéquipier.

– Sincèrement ? Je suis la plus heureuse du monde. Quand j'ai commencé à écrire Underwater, vous savez... Rien que l'édition me paraissait un but inatteignable, pour lequel je me suis néanmoins battue. Aujourd'hui, je sais que je ne l'ai pas fait pour rien. Et savoir que Underwater a été adapté sur grand écran, qu'il est là, prêt à être révélé au public... C'est un sentiment indescriptible. Underwater, c'est mon bébé. Je l'ai créé, modifié, chéri, et puis je l'ai laissé partir faire son propre chemin. Voir tout ce travail, de la part de toute l'équipe, c'est juste magique.

Deux autres journalistes nous rejoignent, et je me sens automatiquement assaillie ; Tom raffermit sa prise sur mes doigts.

– Vous en êtes à votre troisième bébé, c'est bien ça ?, demande un femme aux cheveux bruns relevés en un chignon haut à moitié défait.

– Euh, oui, je réponds, mal à l'aise face au ton qu'elle a employé.

– Et c'est une fille ou un garçon, cette fois ?, continue-t-elle sans remarquer mon mouvement de recul.

Je me sens dépassée, j'ai la tête qui tourne de toutes les questions lancées les unes à la suite des autres par tous ces vautours qui s'approchent de nous.

– Je ne crois pas que..., commence mon mari, mais il est bien vite ignoré par les autres.

– Trois enfants, ça ne fait pas un peu beaucoup pour une jeune femme de votre âge ?

– Je ne...

– Vous êtes à combien du terme ?

– Et vos enfants, comment vivent-ils cette nouvelle grossesse ?

– Axelle !

– S'il vous plaît !

– Axelle !

Pitié, que quelqu'un me sorte de là ! Même Tom n'arrive pas à en placer une !

– Ça suffit !

Je sursaute violemment. Est-ce moi qui ai crié ? J'en avais terriblement envie, mais... Je n'ai pas la voix aussi grave.

Prostré devant moi comme s'il tentait de se prendre une balle à ma place, le premier journaliste auquel j'ai répondu il y a quelques minutes fait face aux autres, sourcils froncés. À sa posture, je devine que c'est lui qui s'est interposé.

– Quel manque de respect, grogne-t-il à l'adresse de ses congénères, qui le toisent mais ne disent rien.

Il se tourne alors vers moi et pose ses yeux foncés dans les miens.

– Je suis désolé que vous vous trouviez face à de telles questions irrespectueuses. Vous avez droit à une vie privée, tout de même !

Lançant un dernier regard torve aux autres vautours, il nous fait signe de passer. Trop abasourdie, je m'exécute, suivant Tom ; l'acteur remercie le journaliste d'un signe de tête.

Au moment où je pose un pied à l'intérieur, je suis troublée par la personne que me rappelle le jeune homme. En fait, il me fait penser à moi quand, à peu près au même âge, j'ai rencontré Tom. Cette façon de nous regarder comme de simples humains, non pas des extraterrestres, cette façon de nous défendre face à ceux qui cherchent à tout savoir sans avoir conscience de la notion de limites...

– Attends, je dis à Tom alors qu'il m'entraîne à l'intérieur.

Il s'arrête aussitôt et lâche ma main. Je n'ai pas besoin de m'expliquer, je vois dans son regard qu'il a compris.

– Vas-y, m'encourage-t-il.

Sans attendre plus, je fais demi-tour et sort. Les journalistes qui sont toujours là se retournent avec stupeur, y compris le jeune. Je me dirige droit vers lui.

– Est-ce que vous auriez une carte de visite, par hasard ?, je demande en l'attrapant par le bras pour l'empêcher de s'en aller.

Ravi, il acquiesce et me tend un petit papier.

– Merci.

À son regard, je devine qu'il sait que je ne le remercie pas uniquement pour sa carte mais surtout pour sa réaction passée.

– Est-ce que..., commence-t-il, avant de faire mine de se rétracter.

Je lui fais signe de poursuivre. S'il a quelque chose à demander, autant qu'il le fasse ou il risque de le regretter plus tard.

– Est-ce que vous pensez pouvoir donner une interview exclusive ? Nous sommes une toute petite chaîne Youtube, pour être honnête, mais...

Avec un sourire, je secoue sa carte entre mes doigts.

– Ce serait avec plaisir, je le rassure. Et je pourrais probablement venir accompagnée, si vous voyez ce que je veux dire.

Ma proposition est accueillie avec étonnement mais ravissement par le journaliste, qui lève les deux pouces en direction de son caméraman. Quant à moi, après un dernier signe de tête poli, je m'apprête à retourner à l'intérieur. Je suis assaillie par les cris des journalistes qui me demandent une interview également mais fais de mon mieux pour les ignorer. Tom me tient la porte quand j'entre, me fige sur le seuil et lance un regard par-dessus mon épaule :

– J'ai pas le temps pour les gens qui ont bouffé le respect, je lâche sèchement en français.

Ce qui fait pouffer mon mari, qui relâche la porte derrière moi ; les cris sont aussitôt étouffés.

Le grand hall est sacrément bien éclairé, et la quasi totalité des acteurs sont déjà là, posant pour les photos officielles de l'évènement. J'aperçois d'ailleurs Leila, Jonathan et Liam devant les objectifs, bras dessus bras dessous, tout sourire.

– Axelle !, s'écrie Leila lorsqu'elle m'aperçoit.

Elle se précipite vers moi, suivie des garçons. Je suis sûre qu'elle m'aurait probablement serrée dans ses bras, si je n'avais pas pris un peu trop de place pour ça.

– Félicitations !, s'exclame Liam en pointant mon ventre du doigt.

Il serre alors la main de Tom, puis Jonathan fait de même.

– Est-ce que je peux vous demander si c'est une fille ou un garçon ?, intervient timidement une voix derrière nous.

C'est Suzie, qui sourit également. Avec ses cheveux roux lâchés en boucles désordonnées sur ses épaules, sa peau pâle et sa robe d'un vert pomme contrastant particulièrement bien avec sa chevelure de feu, elle est adorable.

– Si tu n'as pas peur de te faire mordre, plaisante Joseph en nous rejoignant à son tour.

Visiblement, il a été témoin de la scène avec les journalistes, un peu plus tôt.

– T'en fais pas, rétorque Tom avec un petit rire, elle aboie mais ne mord pas.

Je lui fiche une tape sur le bras en faisant mine d'être indignée.

– Eh ! Je vais te mordre, la prochaine fois, tu verras !

Comprenant le sous-entendu, l'acteur écarte les mains en signe de paix.

– Pour répondre à ta question, je reprends en me tournant vers Suzie, c'est un garçon : Leo.

Leo pour Leo Valdez, des Héros de l'Olympe. Ben oui, même après toutes ces années, je n'ai pas changé : toujours aussi fan de ce personnage. Leo Valdez, c'était mon premier book boyfriend, celui qui m'a fait comprendre très tôt – au collège à peine – que je préférais les personnages de fiction aux personnes réelles. Heureusement pour Tom, j'ai changé d'avis, même si ça ne m'empêche pas de croire que les personnages de romans sont mieux.

Après Leo Valdez, il y a eu Newt – le Labyrinthe –, Neville Londubat et Ron Weasley – Harry Potter –, Marcus et Mozart – Phobos –, et bien évidemment Alexander Lightwood, Jem Carstairs, Julian Blackthorn et Matthew Fairchild – la saga des the Mortal Instruments. Ça, c'était à l'époque où je ne connaissais pas encore Tom, parce qu'après l'avoir rencontré, j'ai continué à lire et à tomber dans le piège.

Ont suivi Rhysand, Azriel et Cassian – de la série ACOTAR – puis Nathaniel – Sorcery of Thorns. Aujourd'hui, je suis toujours dans l'attente de savoir qui sera le futur personnage sur lequel je jetterai mon dévolu à peine plongée dans le roman.

Il m'est arrivé une fois de flasher sur un personnage féminin. Une seule fois, et elle a été dédiée à Emma Carstairs, de The Dark Artifices. Mais si vous connaissez ces romans, si vous connaissez Emma... Vous comprendrez pourquoi je n'ai pas pu résister – ça, puis le fait que j'ai probablement quelques tendances bi, également.

Revenant au moment présent, je me plie volontiers à faire quelques photos. Une avec les acteurs principaux, une avec Tom, une avec Chris Columbus, et enfin une toute seule avec mon roman dans les mains. Je n'ai pas besoin de voir ces photos pour savoir que je rayonne, littéralement : je transpire la joie par chacun des pores de ma peau.

Lorsqu'enfin les photos sont terminées, nous sommes tous conduits vers la salle de projection. Après un bref briefing avec les acteurs, l'équipe technique du film et Tom et moi-même, nous voilà tous assis à notre place.

À ma droite, Tom. À ma gauche, Leila, qui se penche vers moi et murmure :

– J'adore la couleur de ton rouge à lèvres, tu l'as eu où ?

Je ris doucement.

– Il vient de France, j'avoue avec un demi sourire.

C'est ma sœur qui me l'a offert, en fait. Un jour, en faisant les boutiques, elle s'est arrêtée chez Adopt'. Étonnant, de sa part, étant donné qu'elle ne se maquille que très peu. Néanmoins, elle a fait le tour du magasin et est tombée sur un rouge à lèvres. Laura m'a longuement expliqué à quel point, quand elle a vu la couleur rose à paillettes et le nom dudit rouge à lèvres – Axelle –, elle n'a pas hésité une seconde : elle savait qu'il était fait pour moi.

Honnêtement, je n'en reviens toujours pas de cet exploit. Ma couleur préféré a toujours été le rose, j'ai toujours adoré les paillettes, alors qu'un rouge à lèvres de cette couleur porte mon prénom ! C'était un signe : il était fait pour moi.

Le noir se fait dans la salle et le silence s'abat brutalement sur l'assemblée. Tom serre ma main dans la sienne tandis que je prends une grande inspiration.

Ça y est, nous y sommes. Dans quelques minutes, le film va commencer. Dans quelques minutes, ce long travail acharné que j'ai poursuivi pendant de longues années va atteindre son paroxysme. J'en frémis d'impatience.



Un tonnerre d'applaudissement retentit dans la salle au moment même où les lumières se rallument. J'ai le cœur qui bat trop fort pour que ce soit normal, j'ai les larmes aux yeux et le souffle court. Ma main n'a pas lâché celle de Tom de tout le visionnage, j'en ai les doigts tout engourdis.

Bien évidemment, personne ne bouge de son siège : chacun attend la fin du générique pour se lever. J'en profite pour regarder tous ces noms défiler : Leila Danvers – Aurore –, Liam Porter – Luca –, Jonathan Pine – Raphaël –, Joseph Vidal – Philippe –, Abby Jane – Axelle –, Suzie McCain – Céleste –, Louis Andrews – Jordan – et Michael Douglas – Merlin. Tous ceux qui ont interprété les personnages principaux de cette œuvre.

La liste est toujours plus longue, bien sûr. Tous les personnages secondaires, toute l'équipe... Tellement de noms qui défilent les uns à la suite des autres. Je ne peux pas retenir mes larmes lorsque le mien apparaît dans la case ''Producteurs exécutifs''.

Ça y est, c'est officiel : je fais à présent partie de l'industrie sélective du cinéma, en plus d'avoir intégré le monde de l'édition. Dans une semaine, le monde entier pourra regarder ce chef-d'oeuvre.

J'ai passé tant d'années à douter de moi, de mes capacités, de ma plume... Tant d'années à bosser sur un roman que je voulais peaufiner dans les moindres détails pour le rendre le plus attrayant possible. Tout ce travail acharné, ces crises de larmes, ces syndromes de la page blanche à répétition... Tous ces essais, ces échecs, ces réussites...

Est-ce que c'est ça qu'on ressent quand on connaît le succès ?

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