Chapitre 85

    – Et toi ? Tu préfèrerais avoir une autre petite sœur, ou un petit frère ?

    Matthew lève lentement les yeux vers Benedict et fronce les sourcils. Visiblement, il ne s'était pas encore posé la question.

    – Réponds une sœur !, s'écrie Kit depuis l'autre bout de la pièce. J'ai deux frères et ils sont super pénibles !

    – C'est même pas vrai !, proteste Hal en fichant un coup dans les côtes de son aîné.

    Je pouffe. Âgés de douze, dix et huit ans, les trois fils Cumberbatch sont en plein dans la période où ils sont capables de passer leur temps à se taper dessus. Heureusement, les miens ne sont pas encore assez grands pour cela : Matthew se contente de crier sur Daisy quand elle renverse l'un de ses jouets.

    Comme plusieurs fois au cours des mois précédents, Benedict, Sophie et leurs enfants sont à la maison pour un repas entre amis. Depuis que j'ai annoncé attendre un troisième enfant et que Benedict a gaiement accepté d'en être le parrain, c'est une petite coutume : toutes les deux semaines, ils viennent un midi pendant le week-end et nous passons un peu de temps ensemble. Généralement, Joe et Lily se joignent à nous aussi, mais pas aujourd'hui.

    Évidemment, si nous avons demandé à Benedict d'être le parrain du futur bébé, Tom et moi nous sommes également tournés vers la seule de nos sœurs restante. Inutile de dire que Sarah était ravie.

    – Je veux un petit frère, lâche Matthew en me ramenant à l'instant présent.

    Le repas est terminé depuis plus d'une heure, je suppose que Benedict, Sophie et les enfants ne vont pas tarder à partir.

    – Pourquoi pas une autre sœur ?, interroge doucement Tom.

    Notre fils le fusille du regard et je dois me retenir pour ne pas exploser de rire. Il n'a peut-être pas de yeux marron, mais il sait très bien faire le regard noir !

    – Parce que je peux pas jouer à la guerre et aux voitures avec une fille.

    – Ah bon ?, je ris. Et qui t'a dit ça ?

    – Mes copains.

    Avec un sourire, je m'agenouille devant le petit garçon et pose une main sur son épaule.

    – Qu'est-ce qu'on t'a dit au moins quinze mille fois ? Ce n'est pas parce que tu es une fille ou un garçon que tu ne peux pas jouer à certains jeux. Regarde, Daisy s'amuse très bien avec les petites voitures.

    Je désigne ma fille qui, assise sur le tapis du salon, fait rouler un camion de pompier rouge vif. Ses lunettes glissent sur son petit nez, et ce malgré le cordon serré derrière ses oreilles.

    – Non, Daisy elle casse tout, c'est pas pareil.

    – Il marque un point, commente Tom en s'esclaffant.

    Je lui lance un regard faussement exaspéré.

    – Tu m'aides pas, là, mon cœur !

    Il rit de plus belle.

    – Écoute maman, Matthew, elle a raison.

    Il me lance un rapide coup d'oeil et ajoute avec un sourire narquois :

    – Pour une fois !

    – Eh !

    – Désolé !, se marre l'acteur, l'air pas désolé du tout.

    Si je m'écoutais, je lui balancerais ma chaussure à la figure – c'est la seule chose que j'aie à portée de main –, mais j'ai peur que ce soit un peu dangereux tout de même. Je n'ai pas envie d'apparaître dans la liste des femmes maltraitant leur mari.

    Posé sur la table basse du salon, mon téléphone vibre et annonce une notification. Priant pour que ce ne soit pas encore ma mère qui me demande des nouvelles – elle le fait quasiment vingt fois par jour depuis qu'elle a appris ma grossesse –, je me penche. Non, c'est une notification instagram.

    À peine j'ouvre la page que je suis redirigée vers une vidéo sous laquelle j'ai été identifiée. Lorsque mes yeux tombent sur ladite vidéo, je ne peux m'empêcher de pousser un petit cri.

    – C'est le trailer !, je m'écrie en tendant le téléphone àTom.

    – Il est sorti ?, s'étonne ce dernier.

    Je hoche la tête tandis que, curieux, Sophie et Benedict s'approchent.

    – Les garçons, vous voulez venir regarder ?, scande ce dernier en direction de ses fils. C'est le film tiré du livre de Tatie Axelle.

    Ce surnom m'est resté, après toutes ces années. Je ne vais pas m'en plaindre, je l'aime bien.

    Sur l'écran de mon téléphone neuf – j'ai été obligée de le changer car le mien, âgé de huit ans, tenait maximum deux heures après une recharge complète –, la vidéo tourne en boucle. Je la remets au début et pose le téléphone devant nous.

    Underwater, ou UW pour les intimes car c'est moins long à prononcer. Mon bébé, le chef-d'oeuvre de toute une vie. Les premières images en apparaissent devant mes yeux et je retiens mon souffle.

    C'est la scène d'ouverture, où le petit groupe d'amis est en sortie sur le bateau. La musique s'intensifie petit à petit, pendant que le narrateur parle.

    – Imaginez que vous découvriez un monde secret, au cœur de l'océan...

    Aurore manque se noyer ; un flash, et le décor change pur ce monde monté de toutes pièces. Je n'avais pas encore réalisé à quel point ce serait merveilleux : les effets spéciaux rendent infiniment bien, j'en ai le cœur qui bat la chamade.

    – Imaginez que ce monde soit en danger...

    Vision rapide de Philippe et de son armée.

    – Et que vous soyez les seuls à pouvoir le sauver...

    Plusieurs scènes s'emmêlent, des entraînements de la troupe aux combats sanglants.

    – Embarquez pour une aventure fantastique...

    Cette fois, c'est un des flash-back tournés avec les acteurs plus jeunes des personnages qui apparaît. Aurore et Philippe, enfants, se tenant par la main et jouant innocemment. La musique épique laisse doucement place à une autre, beaucoup plus douce, que je reconnais aussitôt : Aurora's Theme. Une lente mélodie de piano dédiée entièrement au personnage.

    – Prenez garde au passé si vous voulez préserver l'avenir, murmure le narrateur tandis que se fait un fondu au noir.

    Oh. Mes. Dieux. Je suis sans voix, soufflée par la simplicité de la bande annonce, qui n'en reste pas moins splendide. Je n'ai même pas les mots pour la décrire dans son entièreté.

    – C'est un truc de filles !, s'exclame alors Hal en se détournant de l'écran.

    – Non mais c'est quoi tous ces garçons sexistes, là ?, plaisante sa mère. Les films, les jouets, c'est pour tout le monde !

    Pour être honnête, je suis tellement émue d'avoir pu regarder ne serait-ce que quelques scènes du film adapté de mon roman que je ne suis pas attentive à tout ce qu'il se passe autour de moi. J'entends mon cœur cogner contre mes côtes.

    Évidemment, je savais que ce moment allait arriver. Le tournage est terminé depuis longtemps, l'équipe technique a dû bosser d'arrache-pied au montage, j'ai même eu droit à écouter Aurora's Theme en avant-première. Néanmoins, je ne m'attendais pas à ce que tout arrive si tôt ; j'ai l'impression que c'était hier le jour où j'envoyais Underwater à l'édition !

    Le visionnage du trailer rend l'épopée beaucoup plus palpable, beaucoup plus réelle. C'est une réalisation à laquelle je n'étais peut-être pas encore prête, toutefois j'en suis la plus heureuse. J'ai accompli tant de choses ! Et je ne m'en rendais même pas compte.





    Je lève les yeux au ciel avant de les poser sur Tom, la mine grave.

    – Comment ça t'as jamais lu les Harry Potter ?, je m'indigne.

    L'acteur secoue la tête avec un sourire d'excuse. Benedict et sa famille sont partis depuis longtemps, Daisy et Matthew sont à la sieste, et alors qu'on discutait de lectures – j'ai commencé à lire de nouveaux romans de fantasy que j'apprécie beaucoup –, Tom a lâché sa bombe, l'air de rien.

    – Non mais je rêve !, je lance en me levant aussitôt.

    Je me dirige d'un pas décidé jusqu'à mon bureau. Là, je me saisis du premier tome de la saga, dans la bibliothèque, avant de redescendre et de le tendre à Tom.

    – Tiens. Ça te fera réviser ton français, en prime.

    – Mais je...

    – On ne discute pas les ordres d'une femme enceinte !, je plaisante.

    Mon mari hoche la tête et accepte le livre. C'est un exemplaire collector, de ceux qui portent la couleur des différentes maisons de Poudlard. Les miens sont bleus, évidemment. Je me souviens de l'époque où nous les achetions ensemble, Anne-Lise, Laura et moi : elles prenaient les versions Poufsouffle et Serpentard tandis que je cherchais celle de Serdaigle.

    Oui, ma sœur est une Serpentard. Est-ce que ça vous étonne ? Parce que moi, carrément pas. Laura, c'est un diable camouflé sous un visage d'ange ; malgré ça, je l'adore, bien sûr. Il faudrait d'ailleurs que je pense à l'appeler un de ces quatre, ça fait un moment que je n'ai plus de nouvelles.

    Comme si on avait entendu mes pensées, mon téléphone sonne. Cependant, ce n'est pas le nom de ma sœur qui s'affiche, comme j'aurais pu le croire – ça se trouve elle a un sixième sens, ça ne m'étonnerait même pas ! – ; c'est celui de Mathieu. Je décroche aussitôt.

    – Allô ?

    – Non, à l'huile, clame-t-il à travers le combiné.

    Je lève les yeux au ciel avec un sourire. Mathieu ne changera donc jamais ? Remarque, je l'aime pour ce qu'il est, et après presque seize ans à le côtoyer, j'ai eu le temps de m'y habituer.

    – T'es con, je ris.

    – Et toi toujours aussi méchante, fait mine de se plaindre l'idiot qui me sert de meilleur ami.

    Nous avons déjà dû avoir cet échange des milliers de fois, pourtant je ne m'en lasserai jamais. Avec un soupir, je m'assois sur le canapé, une main glissée sur mon ventre.

    Du haut de mes trois mois et demi de grossesse, je n'ai pas pris énormément de poids, ni de ventre d'ailleurs. C'est un peu comme avec Matthew : j'ai l'impression que je vais garder ma silhouette un maximum. C'est cette sensation qui me fait supposer que ce sera un garçon : Tom et moi avons déjà pris les paris là-dessus.

    – Bon, meuf, je t'ai pas appelée pour rien en fait, reprend Mathieu au téléphone. Il faut que je t'annonce un truc.

    Hou là ! Je m'attends au pire, à présent : Mathieu ne prend jamais ce ton sérieux, sauf quand il y a un problème.

    – Tu me fais peur..., j'avoue.

    – Mais non, roh là là ! C'est une bonne nouvelle !

    Je ne peux tout de même pas soupirer de soulagement : je dois d'abord entendre ce qu'il a à me dire.

    – J'ai demandé Gaëlle en mariage.

    – Quoi ?!, je hurle presque.

    À côté de moi, Tom sursaute et pose un doigt sur sa bouche. Merde, putain ! Les enfants dorment !

    – Désolée, j'articule silencieusement, avant d'ajouter plus fort, à l'intention de Mathieu : Et elle a dit quoi ?

    – À ton avis ? Bien sûr qu'elle a dit oui, ce ne serait pas une bonne nouvelle sinon !

    Je bats des mains avec excitation, tout en essayant de ne pas faire de bruit. Je ne sais pas si vous avez déjà essayer, mais c'est tout sauf simple.

    – C'est trop bien !, je jubile. Je suis trop contente pour vous ! Vous avez déjà une date ?

    – Absolument pas ! À mon avis, pas avant un an, voire même un an et demi. Le temps de tout préparer, tout ça.

    Avec un léger sursaut, je me rends compte que c'est le troisième de mes amis qui se marie. L'été dernier, c'étaient Kylian et Kayla, maintenant Mathieu... Oh bon sang, le temps passe si vite ! Et dire que la première à avoir franchi le cap, c'est moi !

    On m'aurait dit ça avant ma rencontre avec Tom, j'aurais ri au nez de la personne. Moi, avec ma poisse en amour, être la première de tous à me marier et avoir des enfants ? Je passais mon temps à tomber amoureuse de gars qui ne s'intéressaient pas le moins du monde à moi, c'était improbable ! Aujourd'hui, je me demande si tous ces échecs n'étaient pas simplement là pour me pousser vers Tom.

    – Mathieu, c'est génial ! Tu sais que si vous faites un gosse dès maintenant, il pourra être pote avec le mien !

    Je l'entends rire à l'autre bout du fil.

    – Pas de bébé prévu pour le moment, dit mon meilleur ami. On veut attendre encore un peu, être sûrs d'avoir tous les deux un emploi stable pour ça. Et puis, tu me connais... Tu me vois devenir papa ?

    – Justement, je te connais, Mathieu !, je rétorque d'une voix forte. Tu ferais un père formidable, j'en suis persuadée.

    Je pouffe aussitôt.

    – Qu'est-ce qui te fait rire ?, s'étonne Mathieu.

    Je souris même s'il ne peut pas le voir.

    – Je rigole parce que Tom avait exactement les mêmes inquiétudes que toi, quand je suis tombée enceinte la première fois.

    – Il était inquiet ?!, s'étouffe mon meilleur ami. T'es sérieuse ? C'est genre le gars le plus adorable avec les gosses que je connaisse, c'est un père génial avec les vôtres... Comment est-ce qu'il pouvait s'inquiéter ?

    – Exactement comme toi tu le fais, je réplique avec douceur.

    Je l'entends soupirer longuement.

    – De toute façon, tranche-t-il, la question ne se pose pas pour l'instant. Gaëlle et moi, on va déjà se marier, et on verra plus tard.

    – C'était ce que je disais aussi, tu sais, je commente d'un ton pince-sans-rire. Et regarde ce que ça a donné...

    Mathieu s'esclaffe bruyamment.

    – Ça c'est parce que tu es un boulet, Axelle.

    – Peut-être bien, mais je suis un boulet chanceux. La preuve, j'ai rencontré l'homme de ma vie en lui rentrant dedans. Et maintenant je suis enceinte de notre troisième enfant.

    Je vois Tom se marrer à côté de moi, à moitié plongé dans le premier tome d'Harry Potter ; je lui tire la langue, ce à quoi il me répond de la même manière.

    – On fait bien la paire, dans ce cas !, s'exclame Mathieu.

    Je souris.

    – Oh, ça oui ! Tu n'as même pas idée d'à quel point.

    Pendant quelques secondes, un silence s'installe entre nous, silence qui n'a rien de gênant.

    Alors que Mathieu enchaîne sur le fait que dans nos plans de base – dans nos cervelles d'adultes en début de vie à peine âgés de vingt ans –, nous étions censés nous marier ensemble à vingt-cinq ans et à quel point la vie nous a ri au nez, je réalise à quel point, malgré la distance, nous n'avons rien perdu de notre ancienne proximité. J'ai passé seize ans avec Mathieu dans ma vie, je sais qu'à présent, je ne saurais plus vivre s'il n'était plus là.

    – Tu sais que je t'aime, hein ?, je lance, mue par une impulsion soudaine.

    – Je t'aime aussi meuf, mais t'étais obligée de m'interrompre ?

Je glousse. Non, décidément, Mathieu ne changera jamais. Et c'est tant mieux.

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