Chapitre 76
Un mois. Ça fait très exactement un mois que je suis rentrée de la maternité, un long mois qui a été plus que compliqué.
Daisy ne dort pas, ou du moins pas comme elle le devrait. Elle enchaîne les micro-siestes de vingt, trente minutes, mais guère plus. Les nuits sont longues, parce qu'il faut se lever à chaque fois pour l'aider à se rendormir, et que dans l'intervalle, elle a réveillé Matthew aussi. Tom et moi sommes épuisés, d'une humeur massacrante, ce qui ne nous aide pas à gérer la situation.
Heureusement, Matthew est adorable. Il aurait pu avoir envie de nous faire payer l'arrivée d'un nouveau bébé dans la famille, le fait qu'on dépense quasiment toute notre énergie pour Daisy en le reléguant au second plan. Ce n'est pas comme si on avait le choix, et on prend quand même le temps de s'occuper de Matthew exclusivement, pendant les périodes de repos de sa sœur. Je n'ai pas envie que mon fils se sente délaissé, parce que je l'aime tout autant que Daisy ; Tom est d'accord avec moi sur ce point.
Comme si ça ne suffisait pas, nous avons dû changer de lait en poudre pour la demoiselle. Son sphincter oesophagien ne fonctionnant pas correctement – c'est la petite valve entre l'estomac et l'oesophage, qui permet de cloisonner les deux pour éviter les reflux –, Daisy vomissait les trois quart des biberons qu'elle buvait. Les médecins ne sont pas inquiets, car cela arrive souvent chez les nourrissons et qu'en général, le problème se règle tout seul après quelques mois. Toutefois, un lait plus épais permet d'éviter au maximum les reflux gastriques.
L'avantage, c'est qu'avec la fatigue, l'inquiétude et tout le reste combiné, j'ai déjà perdu la moitié de mes kilos en trop. J'ai du mal à manger, je suppose que c'est pour ça. Quant à Tom, il doit redoubler d'efforts pour camoufler ses cernes lors de ses représentations de théâtre.
Je redoute ces moments-là comme jamais, parce qu'alors je me retrouve seule avec mes deux enfants, et je n'ai pas encore tous mes repères. À bien y réfléchir, peut-être que deux ans d'écart, ce n'était pas suffisant.
Attention, je ne regrette rien. J'aime Daisy de tout mon cœur, c'est juste que je suis exténuée. J'ai toujours été consciente que certains bébés sont plus difficiles que d'autres – ce qui n'a rien d'un reproche, c'est plus une constatation –, mais nous avons été mal habitués avec Matthew. Quoi qu'il arrive, on va s'en sortir, parce qu'on est ensemble et c'est tout ce qui compte.
À côté de ça, Daisy est un bébé à la frimousse d'ange – quand elle ne crie pas à s'en détruire la gorge. Elle ressemble beaucoup à Tom, autant par ses yeux, ses cheveux, que par les traits de son visage. Si je n'avais pas accouché moi-même, je me serais posé des questions : aurait-il trouvé le moyen de faire un enfant sans l'aide de personne, tel Héra mettant au monde Héphaïstos ?
Inutile de se poser la question, Tom est évidemment fan de la petite bouille de sa fille. On parle souvent du complexe d'Oedipe chez le jeune enfant – le petit garçon qui veut détrôner son père dans le cœur de sa mère, ou la petite fille à son papa –, mais est-ce qu'il n'existerait pas une réciproque qui tendrait à être prouvée ? Bien que Tom et moi aimions nos deux enfants avec la même démesure, il est incontestable que Daisy aura un lien fort avec son père comme j'en ai un avec Matthew.
En parlant de Tom... Le voilà qui s'assoit à côté de moi sur le canapé. Ses yeux cernés n'en ont pas moins gardé leur couleur dans laquelle je pourrais me noyer, et ses lèvres fines esquissent un sourire.
– Écoute, je... j'ai pensé à quelque chose.
Je hausse un sourcil et, d'un mouvement de tête, l'encourage à continuer.
– Je vais mettre un frein à ma carrière, finit-il par lâcher d'une voix neutre.
Mettre un frein à sa carrière ? Qu'est-ce qu'il entend par là ? Je fronce les sourcils en attente de plus amples explications.
– Ce n'est pas pour toujours, c'est simplement...
Tom cherche ses mots pendant quelques secondes, avant de soupirer.
– Je vais arrêter les tournages pour un moment, et les représentations de théâtre aussi. Je continuerai un peu ces dernières, bien sûr, mais à plus faible dose.
– Tom, je... Pourquoi ?
C'est la seule chose que je suis capable de dire. Je ne comprends pas sa démarche, lui qui adore son travail, pourquoi déciderait-il d'arrêter tout d'un coup ?
– Axelle, je vois bien à quel point tu es épuisée. Je ne suis pas aveugle, je vois la détresse dans ton regard chaque fois que je m'en vais pour répéter ou jouer sur scène. Tu ne le diras jamais, par respect, mais...
Il passe sa main derrière sa nuque avec un nouveau soupir. Quant à moi, je ne peux rien répliquer, parce qu'il a raison. Jamais je ne lui aurais demandé une telle chose, car je sais à quel point il tient à son métier, ce que je peux comprendre. Néanmoins, l'entendre parler de cette décision de lui-même me retire instantanément un poids des épaules.
– J'ai besoin de ralentir un peu. Je vais rester à la maison le plus possible, comme ça tu ne seras pas seule. Et puis... J'ai envie de voir grandir mes enfants un minimum. Je ne pourrai jamais le faire si je continue à me balader aux quatre coins du monde pour des tournages, ou...
Tom se tait, lève les yeux vers moi. Nos regards se croisent, se cherchent, plongent l'un dans l'autre, et un sourire doux s'étire sur mes lèvres.
– Oh, mon cœur..., je murmure, émue.
J'attrape son visage à deux mains, mes doigts se glissant dans les boucles retombant sur ses oreilles. Tout doucement, j'approche mon visage du sien, avant d'unir nos deux bouches dans un baiser tendre mais passionné. Et c'est lui qui, il y a trois ans de ça, pensait qu'il serait un mauvais père ?
Tom passe ses mains dans mon dos pour me serrer un peu plus contre lui ; je romps notre baiser et pose ma tête sur son épaule, inspirant son odeur de fleur d'oranger à pleins poumons. Elle m'avait manqué, pour être honnête, parce que pendant toute ma grossesse, je ne supportais plus les parfums.
Lorsque nous nous dégageons de notre étreinte, je me place en face de mon mari et plante mon regard dans le sien, la mine grave.
– Est-ce que tu es sûr de ta décision ?, je demande.
Il pousse un long soupir avant de répondre, mais quand il finit par le faire, c'est d'une voix que je n'ai jamais entendue aussi décidée :
– Oui.
– Tu n'as pas peur de regretter ?
Tom secoue légèrement la tête.
– Regretter quoi ? De prendre du temps pour profiter de ma famille ? Non, je n'ai pas peur. Au pire, je peux toujours reprendre si vraiment j'estime que j'en ai besoin, mais... Je crois que tu as plus besoin de moi que les directeurs de casting. Ils peuvent trouver d'autres acteurs, toi...
– Je ne trouverai pas d'autre mari, je termine à sa place. Est-ce que je dois me vexer de cette remarque ?
Je hausse un sourcil moqueur qui détend aussitôt l'atmosphère.
– Excuse-moi, rit Tom, je ne pensais pas à mal. De plus, c'est évident que tu ne mettrais pas longtemps à trouver quelqu'un d'autre, tu es tellement...
– Je ne mettrais pas longtemps ?!, je m'étrangle. Tu plaisantes ? J'ai passé vingt-deux ans à tomber amoureuse de gars qui ne voulaient pas de moi, je suis tout sauf douée avec les gens, et c'est encore pire quand il s'agit de flirter !
Je m'esclaffe bruyamment. Est-ce qu'il ma bien regardée ? Avant de le rencontrer, j'étais la petite coincée du groupe, celle qui est incapable de parler aux gens. À présent... Eh bien, je suppose que c'est toujours un peu le cas, au fond, même si j'ai beaucoup grandi.
Je me rends compte avec un sursaut que c'est le cas. Je suis peut-être sensiblement la même qu'il y a quatre ans, mais pas totalement non plus. Je suis plus sûre de moi, à présent, je ne m'interroge plus tous les quatre matins pour savoir si je suis assez belle, assez cool, assez tout. Rien ne s'est déroulé comme je le pensais, toutefois c'est encore mieux. Je sais que je peux encore m'améliorer, changer, parce que rien n'est jamais immuable dans la vie, néanmoins je suis fière de celle que je suis devenue.
– Tu ne t'en sortais pas si mal, tu sais, lâche Tom en me ramenant à la réalité.
Je hausse un sourcil perplexe.
– De ? Flirter ?
Il hoche la tête.
– Ouais. La première fois que j'ai flirté avec toi... Tu as répondu comme une pro.
– Je ne sais même plus quand tu as flirté avec moi pour la première fois, je ris.
Ce qui est totalement vrai. J'étais tellement paniquée, lors de nos premiers rendez-vous, que je n'étais pas à même de déterminer s'il me draguait ou non. Et quand je relis les mots que j'écrivais à ce sujet à l'époque... Je me dis que j'étais peut-être très aveugle.
Oui, j'avais vingt-deux ans à l'époque de notre rencontre, et je tenais encore une sorte de journal intime. C'est ce que je fais toujours, d'ailleurs, d'où ces mots. Toutefois, le but a changé : si au début cela me servait de défouloir, un moyen de coucher mes émotions sur papier pour pouvoir les étudier, aujourd'hui ce n'est plus le cas. Maintenant, je m'en sers de notes, parce que j'aime de plus en plus l'idée d'écrire un jour un roman sur notre histoire. Je me dis qu'avec tout ce qui s'est passé depuis quatre ans, il y a de quoi intéresser de potentiels lecteurs.
Je n'ai parlé à personne de ce projet secret, même Tom n'en a strictement rien entendu. Si un jour je le mène à bien, ce sera une surprise des plus totales, pour tout le monde ; j'ai matière à faire, j'ai déjà plus de sept cent pages de racontage de vie. Quoi, ce mot n'existe pas ? Rien à foutre, j'aime en inventer des nouveaux !
Pour le moment, il faudrait que je me penche sur ma trilogie actuelle : j'ai quasiment terminé le deuxième tome, et je planche sur le troisième d'une main de fer. La premier a déjà eu un bon succès – pas le même que Underwater, mais pas négligeable pour autant. D'après mes éditeurs, français comme anglais, j'ai de bonnes chances de me voir proposer une adaptation cinématographique un jour ou l'autre. Ce serait un aboutissement, un de mes plus grands rêves.
Comme pour nous rappeler sa présence, les cris de Daisy retentissent dans le baby-phone. Je me lève aussitôt pour aller la chercher : je n'ai pas envie qu'elle réveille Matthew.
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