Chapitre 71

– Ferme les yeux.

Je hausse un sourcil tandis que, devant moi, Tom croise les bras sur sa poitrine.

– Allez, ferme-les yeux, insiste-t-il. Je vais te guider, ne t'inquiète pas.

Avec un demi-sourire, je m'exécute. Je sais déjà où il va me conduire, parce que ça fait plus de deux semaines que je vois passer les ouvriers dans la maison. Je suis au courant que Tom a fait rénover l'une des chambres inoccupées de la maison, la seule information qu'il me manque, c'est à quoi ressemble la pièce.

Il y a deux semaines, lorsque le premier travailleur est arrivé, je me suis immédiatement tournée vers Tom pour avoir des explications. Ce dernier m'a avoué qu'il préparait mon cadeau d'anniversaire, il a demandé à ce que je ne cherche pas à en savoir plus. Ça semblait vraiment lui tenir à cœur, aussi j'ai accédé à sa requête. Je ne vous dis pas comme ces deux semaines ont été longues ! J'ai du mal à attendre une surprise.

Aujourd'hui, c'est le jour J. J'ai vingt-cinq ans – oh, mon dieu ! Un quart de siècle déjà ! –, c'est pour ça que je suis enfin autorisée à voir ma surprise. J'ai hâte.

J'entends Tom se glisser derrière moi ; il pose une main sur mon épaule et de l'autre, soutient ma main. Il me fait avancer petit à petit, m'indique lorsque j'ai atteint les escaliers, et me guide un peu partout à travers la maison. Je crois qu'il s'amuse plus qu'il ne me dirige vraiment, je l'entends glousser doucement ; il ne faudrait pas réveiller Matthew, déjà qu'il a de plus en plus de mal à faire la sieste l'après-midi !

J'en suis toujours autant étonnée, d'ailleurs, avec ce qu'il court partout ! À presque dix-huit mois, il est sacrément dynamique comme enfant, et il comprend énormément de choses. Il a acquis quelques mots – Daddy, Maman, Bobby, house, et d'autres encore – qu'il répète sans arrêt. La nouveauté du mois : Matthew commence à manger seul avec sa petite cuillère. Chaque fois, il faut nettoyer derrière lui, que ce soit la chaise haute, ses vêtements ou lui-même, parce qu'il finit toujours plein de yaourt, mais c'est comme ça qu'il apprend.

Alors que je fais un pas de plus, Tom me retient ; je serais tombée en arrière sous le coup de la surprise, s'il ne m'en avait pas empêchée.

– Garde les yeux fermés, d'accord ?

J'acquiesce en luttant violemment contre l'envie d'entrouvrir un peu les paupières. Je n'ai jamais aimé être dans le flou total, ne pas savoir où je me trouve exactement, ni ce qui m'entoure... Bien sûr, je connais la maison par cœur, mais ce n'est pas le fond de ma pensée. Je suis comme ça, j'ai besoin de contrôle, et se faire trimballer partout les yeux fermés n'est rien d'autre qu'une perte de contrôle absolue.

J'entends une porte qui s'ouvre, puis mon mari reprend ma main dans la sienne. Quelques petits pas et il s'arrête de nouveau.

– Je peux ouvrir les yeux, maintenant ?, je l'interroge d'une voix où perce un point de contrariété.

– Attends encore un peu, me répond la voix de Tom.

Il s'est visiblement éloigné de moi, car sa voix me parvient de plus loin qu'il y a encore une seconde.

– C'est bon, maintenant, tu peux regarder.

J'ouvre aussitôt les yeux. Un instant éblouie par le soleil qui entre à flots par la fenêtre, je ne peux rien distinguer. Il faut quelques secondes à mes yeux pour s'accoutumer à la luminosité, et alors je retiens un cri d'étonnement.

– Oh mon dieu, Tom..., je bredouille en français.

C'est drôle comment, dès que je suis un peu émue, je repasse automatiquement à ma langue maternelle ! Et pour être émue, je le suis à deux cent pour-cent, actuellement.

Le sol anciennement carrelé est à présent recouvert d'un parquet lisse en bois clair. Sur ma gauche, le pan de mur entier est tapissé de grands miroirs qui montent jusqu'au plafond et touchent le sol. Vissées à travers lesdits miroirs, des accroches en métal soutiennent une longue double barre en bois vernis. Sur le mur d'en face, un grand meuble accueille une chaîne hifi reliée à deux haut-parleurs pour un son effet stéréo. À côté de moi, sur le même mur que la porte, une bibliothèque en cubes sert de rangement. Quant à la fenêtre, elle est maintenant encadrée d'une paire de rideaux rose poudré.

Et, au centre de la pièce, Tom se tient nonchalamment debout, un bouquet de roses rouges dans les mains.

– Ça te plaît ?, demande-t-il avec un sourire doux.

– Si ça me plaît ? Tom, c'est parfait tu veux dire !

Il ne m'en faut pas plus pour me jeter à son cou. Les roses tombent dans un bruit feutré, mais je m'en fiche un peu. Je plaque mes lèvres à celles de l'acteur et me presse un peu plus contre lui. Nos langues dansent l'une avec l'autre comme au bon vieux temps, et je suis parcourue de milliers de frissons mélangeant plaisir et désir. Si je m'écoutais, je lui ferais l'amour là, au milieu de la pièce.

Il l'a fait ! Cet espèce d'imbécile à qui je suis mariée depuis presque deux ans a réussi ! Je lui ai parlé plusieurs fois de mon désir de reprendre des cours de danse classique – c'était toute ma vie avant que je ne sois forcée d'arrêter, puis avec l'entrée de Tom dans ma vie, mon déménagement à Londres, mon mariage, ma grossesse, mon roman... je n'ai pas vraiment eu le temps de me replonger dans cette passion –, mais je ne pensais pas qu'il irait jusqu'à faire réaliser une véritable salle de danse à la maison !

Passant mes bras autour du cou de l'acteur, je me propulse vers lui ; il me rattrape en passant ses mains sous mes fesses, et je peux librement refermer mes jambes autour de sa taille.

– Si tu savais à quel point je t'aime..., je dis en français.

Tom sourit au travers de notre baiser.

– Je t'aime aussi, honey, chaque jour un peu plus.

C'est niais, je le sais, j'en suis consciente, pourtant je ne peux empêcher mon cœur de fondre face à ses paroles. Il a un don pour me rendre toute chose, il peut faire ce qu'il veut de moi de cette façon. Il me marcherait dessus que je le remercierais de son geste !

Tout doucement, Tom me repose au sol. Je ne veux pas le lâcher, je le serre un peu plus contre moi et nous restons là, debout l'un contre l'autre. Je peux sentir son cœur battre au travers de son t-shirt, lentement, régulièrement. Le mien est beaucoup plus affolé que ça, on dirait qu'il tente de s'échapper de ma poitrine pour aller voleter un peu partout.

– Si tu veux savoir... La pièce est insonorisée. Tu peux mettre la musique à fond, on ne devrait presque rien entendre de l'extérieur.

– Est-ce qu'il y a au moins un défaut chez toi ?, je plaisante.

Tom secoue la tête en riant et dépose un baiser sur mon front.

– Ha, mais je suis parfait moi, mademoiselle.

Je pouffe. C'est vrai qu'il l'est, parfait pour moi en tout cas. Il nous arrive peut-être de nous prendre un peu la tête de temps en temps, mais rien de bien méchant. Je suppose que c'est le cas dans tous les couples, surtout sous le coup de la fatigue par exemple.

– Bon, tu vas pouvoir danser maintenant. Je sais que tu as récupéré tes affaires chez tes parents.

Je hoche la tête. Il a raison : pendant qu'il était aux États-Unis pour son tournage, entre avril et juin, je suis descendue sur Marseille avec Matthew. J'en ai profité pour rapatrier encore quelques affaires à moi, dont mes tenues de danse complètes.

À présent, il ne reste plus grand chose de mon ancienne chambre chez mes parents. Ma collection de poupées Disney et Corolle ? Elle est dans mon bureau, avec l'entièreté de ma bibliothèque, et même mes nombreux pingouins en peluche. J'en ai soixante-dix-huit, maintenant, parce que Tom a tenu à contribuer au chiffre en m'en rapportant un des USA. Tous mes vêtements aussi sont à Londres, rangés dans le dressing. Je n'ai laissé que deux pyjamas et quelques t-shirts et pantalons à Marseille, mais dans notre maison, pour les fois où on s'y rend.

– Merci, Tom. Je... c'est le plus beau cadeau d'anniversaire qu'on m'ait jamais fait, je crois.

Il sourit et caresse ma joue d'une main. Son contact me fait frémir et, alors qu'il fait mine de retirer sa main, je la plaque contre ma peau de la mienne.

– Tu en es où de ton roman, au fait ? Est-ce que la maison d'édition t'a rappelée ?

Je reviens brutalement à la réalité et lâche la main de mon mari. Je ne m'attendais pas à cette question, pas lancée comme ça au milieu de rien, en tout cas.

– Je leur ai envoyé le manuscrit, maintenant la correctrice doit s'occuper des fautes et de ce qui pourrait être amélioré. Quand elle aura terminé, elle me renvoie le tout pour que je suive ses conseils, et après, le traintrain habituel.

Après tout, ça ne fait que deux semaines que mon nouveau roman est parti par la poste en direction de Paris, pour y être examiné par Daniella. Pour être honnête, je suis un peu anxieuse : c'est le premier tome d'une trilogie dont je n'ai strictement aucune idée du titre !

C'est avec l'argent de la vente de mes livres que je me paierai mes cours de danse, à la rentrée de septembre. Je sais que Tom s'en occuperait, il n'y a aucun doute à avoir là-dessus, mais... j'y tiens. Je veux me prouver à moi-même que je peux être indépendante, un minimum du moins, car le métier d'auteur ne rapporte pas beaucoup, et certainement pas au début.

– Bon, tant mieux alors. Quand je pense qu'il y a un an, Underwater sortait pour la première fois ! Et maintenant, regarde-toi. Tu es devenue l'auteure que tu rêvais d'être. Je suis fier de toi, sweetheart.

– Merci.

Depuis le temps, j'ai arrêté de lui répéter à quel point je lui suis redevable pour cela. S'il n'avait pas été là, ma situation actuelle ne serait probablement pas la même. Il le sait, je le sais, nul besoin d'y revenir à chaque fois ; je me suis fait une raison.

– Allez, profite de ton nouvel espace, je vais me reposer un peu.

C'est vrai qu'il s'est levé plusieurs fois, cette nuit, pour recoucher Matthew.

Tom sort, refermant la porte derrière lui. Quant à moi, je me dirige vers la chaîne hifi d'une démarche hésitante ; j'ai du mal à croire que j'ai désormais une véritable salle de danse rien que pour moi.

J'enfile mes collants, mon justaucorps et mes chaussons. J'adorerais chausser mes pointes, mais ça fait plus de trois ans que je n'ai pas dansé, j'ai peur de me faire mal. Mieux vaut commencer en demi-pointe et, si je me sens assez à l'aise pour ça, mettre mes pointes ensuite.

J'attache rapidement mes cheveux dans un chignon à moitié défait. Tant pis, le tout c'est qu'ils ne bougent pas, et quelques épingles me permettent de maintenir les petites mèches rebelles.

Enfin prête, je branche mon téléphone et lance ma playlist spéciale danse classique, celle que j'avais créée à l'époque où je voulais encore devenir prof de danse. Que cette période me semble lointaine ! C'est presque comme si je n'avais fait que la rêver.

La première musique se lance : Carol of the Bells, la version de Lindsey Stirling. À peine les notes résonnent-elles dans l'espace que je me sens frissonner. La mélodie pulse en moi, mes mouvements sont automatiques et amples, non contenus.

Oh, mon dieu ! Je n'avais pas réalisé à quel point danser m'avait manqué ! Alors que j'enchaîne les pas, pirouettes, pas chassés et autres entrechats, je sens mon cœur menacer d'exploser. Les larmes ruissèlent sur mes joues en torrent, échouant sur mon justaucorps et probablement par terre aussi.

Je suis transportée, avec l'impression d'être revenue des années en arrière, quand je dansais près de huit heures par jour, tous les jours. J'étais épuisée, mais la sensation était tellement grisante ! J'aimerais pouvoir recommencer, mais le temps et les évènements m'ont appris que cette vocation n'était pas la mienne.

C'est comme si je volais au-dessus du sol, je me sens tellement légère, tellement dans mon élément ! À présent, c'est une évidence : il faut que je reprenne la danse. Je ne peux pas ne pas le faire, ce serait me condamner à mourir à petit feu. J'ai ce besoin vital de bouger au rythme de la musique, tout en elle m'appelle.

Alors que les dernières notes s'étirent dans l'air, j'essuie d'un revers de main mes larmes. Un sourire se dessine sur mon visage, remontant jusqu'à mes oreilles.

Je n'avais pas réalisé à quel point la danse m'avait manqué. 

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