Comme je m'y attendais, je me réveillai en sursaut au beau milieu de la nuit. C'était récurrent. J'avais des angoisses nocturnes et malgré le fait que je sois dans un autre monde, les bonnes vieilles habitudes étaient tenaces. J'étais en sueur et j'avais l'impression de suffoquer. Pour ne pas réveiller Astal et Earwen, je décidai de sortir de la chambre discrètement pour aller chercher un verre d'eau. Une fois dans le hall du dortoir, je cherchais ce qui ressemblerais de près ou de loin à un coin cuisine. Pas de frigo, pas de cuisinière, pas de garde-manger. Non seulement j'avais la gorge sèche mais mon estomac commençait à crier famine. Il fallait absolument que je trouve quelque chose à me mettre sous la dent. Ils avaient sûrement des cuisines dans cette école. Je me souvenais qu'à l'orphelinat je me faufilais au sous-sol pour pouvoir assouvir ma faim. C'était là que se trouvait le garde-manger et les frigos collectifs. Si la logique était la même à Hidden World, je devrais pouvoir m'en sortir. De toute manière, je n'avais pas vraiment le choix vu mon état.

La pièce était encore illuminée par une faible lueur qui provenait de la cheminée. Au moins je n'allais pas m'étendre sur le sol en essayant de sortir. La porte en bois était ouverte mais elle grinçait fortement. Je tirai d'un coup sec et attendis avant de sortir. Comme je ne perçus pas le moindre mouvement, je me glissai dans le couloir. De grandes torches au mur éclairaient assez l'espace pour me permettre d'avancer sans crainte de me cogner quelque part. J'étais pieds-nus et le sol en pierres était d'un froid glacial.

Alors que j'avais atteint ce qui ressemblait à un escalier, je sursautai de peur quand une main vint se poser sur mon épaule. Je faillis tomber en arrière mais un corps musclé m'empêcha de basculer. Thalion.

_ Mais qu'est-ce que tu fais ici en pleine nuit ?

Je n'arrivais pas à sortir un seul son. J'étais pétrifiée de peur et il me tenait toujours dans ses bras musclés. Non pas que je m'en plaignais, mais j'avais l'impression d'être prisonnière. Il dut se rendre compte de notre position douteuse et me lâcha doucement en me reposant sur le sol.

_ Je voulais trouver quelque chose à boire ou à manger.

_ Ne sors jamais de ta chambre en pleine nuit, c'est dangereux. Il y a une pièce prévue pour les fringales nocturnes dans chaque dortoir.

_ J'ai dû la manquer alors.

_ Viens, suis-moi.

Ce n'était pas l'amabilité qui l'étouffait. Vu la frayeur qu'il m'avait faite, j'aurais pu vraiment me rompre le cou dans ces escaliers.

Je décidai de suivre le jeune homme de mauvaise humeur. J'avais besoin de sucre sinon j'allais m'évanouir. Il marchait vite et j'avais du mal à m'accommoder à son rythme. Nous avions marché pendant ce qui m'avait paru une éternité pour enfin arriver devant une lourde porte en fer forgé. Thalion l'ouvrit et me fit entrer dans la pièce avant lui. Les lumières s'allumèrent dès qu'elles détectèrent ma présence. J'eus le souffle coupé. Nous étions dans une immense et belle cuisine. Du carrelage rouge brique recouvrait le sol, des casseroles en cuivre pendaient au-dessus de plan de travail en laiton et un immense four à bois recouvrait une large partie du mur du fond.

Thalion sortit deux chaises et les disposa l'une face à l'autre sous une petite table en merisier. Il m'invita à m'asseoir et je le vis disparaître dans un recoin de la pièce. Après quelques bruits de vaisselles et quelques jurons, il revint avec deux assiettes remplies à ras-bord de viennoiseries françaises. Il alla chercher un pichet d'eau et nous servit à chacun un grand verre d'eau. Je me jetai littéralement sur le mien et le vidai d'une traite. Thalion me regardait comme si j'étais folle. Je fus prise d'un fou-rire. C'était lui qui était estomaqué de ma réaction alors que j'avais vécu des choses complètement insensées depuis quelques heures.

Il continua à se murer dans le silence et s'attaqua à un des croissants se trouvant dans son assiette. Je choisis de le suivre car j'étais affamée. Mais, puisqu'il était en face de moi, et qu'il se sentait obligé de rester à mes côtés, j'avais envie de le cuisiner un peu.

_ Qu'est-ce que je fais ici exactement ? Pourquoi tu m'as enlevé ?

Il engloutit ce qu'il avait dans la bouche et resta un moment silencieux, le regard dans le vide. Il but un peu d'eau et me fit languir encore quelques secondes avant de me répondre :

_ Techniquement je ne t'ai pas enlevé et tu es ici pour maîtriser tes pouvoirs.

J'allais devoir lui tirer les vers du nez si je voulais en savoir plus parce qu'il n'était vraiment pas loquace. Je doutais que mes techniques d'interrogatoires puissent marcher dans ce monde, mais qui ne tente rien n'a rien :

_ Qu'est-ce qui te fait dire que j'ai des pouvoirs ? Je n'ai jamais eu ce genre de capacités avant. Ce n'est que depuis que tu es entré dans ma vie qu'il m'arrive des choses bizarres.

_ Tu les as tout bonnement ignorées.

_ Non, je t'assure, je n'ai jamais fait sortir de lumière fluorescente de ma poitrine avant de te rencontrer.

Je tentai l'humour pour détendre l'atmosphère mais ma technique ne sembla pas vraiment fonctionner. Thalion s'arrêta brusquement de manger et repoussa son assiette au centre de la petite table.

_ Tu poses trop de questions.

_ Et toi tu ne me donnes pas assez de réponses.

_ Il faut que tu découvres toute seule ce dont tu es capable et le reste viendra. Apprends à écouter ton corps et ton esprit.

_ On croirait entendre un psy.

_ Un quoi ?

_ Laisse tomber, je suis fatiguée, je devrais aller me recoucher de toute manière.

Thalion avait l'air démuni devant ma réaction brutale. Il prit mon verre vide et se leva pour le poser sur le bord d'un des plans de travail. Il resta à côté et me fixa de ses yeux ambrés.

_ Casse ce verre.

Quoi ? D'après ce que je savais c'était uniquement lorsque je ne maîtrisais pas mes émotions que j'arrivais à briser des vitres. Là, j'étais juste épuisée et las.

_ Je n'y arriverai pas.

Thalion s'approcha et s'agenouilla face à moi.

_ Si tu ne prends pas confiance en toi Lucy, tu n'arriveras à rien. Tu as des pouvoirs immenses. Alors je te le demande une dernière fois : casse ce verre et prouve-toi que tu es extraordinaire.

Sa voix n'était plus aussi sévère que lorsqu'il m'avait rencontré pour la première fois. Il plaçait beaucoup d'espérance en moi et cela me mettait la pression. S'ils s'étaient tous tromper sur mon cas ? Si je n'étais qu'une simple humaine, allaient-ils me renvoyer sur terre ou bien m'exécuter pour m'empêcher de témoigner sur ce que j'avais vu ?

Je pris une grande inspiration et fixai le verre devant moi. Je tentai de concentrer mon cerveau uniquement sur cet objet et faire abstraction de l'environnement extérieur. Je sentis Thalion passer derrière moi et mettre ses deux mains sur mes épaules. Il se pencha à mon oreille :

_ Imagine que tu es puissante, que personne ne peut te résister. Concentre-toi sur la façon dont tu as envie de briser ce verre. Pense aux morceaux éparpillés sur le sol, à la force qu'il te faut pour éclater la structure de l'objet.

Ses paroles entraient en moi et mon esprit se faisait plus léger. J'étais plus concentrée que jamais et alors que je croyais ne jamais arriver à effectuer l'exploit que Thalion m'imposait, le verre éclata sous mes yeux. J'entendis le bruit de ce qui restait du récipient tomber sur le sol dans des cliquetis stridents. J'avais réussi !

_ Tu vois, avec un peu d'entraînement et de confiance, tu seras capable d'accomplir de grandes choses Lucy.

_ Merci Thalion.

_ Je te raccompagne à ta chambre, il faut que tu dormes pour la séance de demain.

Il était redevenu le personnage austère et fermé que j'avais rencontré la première fois. J'avais du mal à suivre les humeurs de cet homme. Comme un vrai gentleman, il me raccompagna à mon dortoir et me lança un simple « bonne nuit » sans me regarder dans les yeux. Il s'éloigna dans le couloir aussi vite que l'éclair avant que je puisse avoir le temps de lui répondre.

La suite de la nuit fut plus calme même si j'eus du mal à retrouver le sommeil. Le soleil pointait déjà ses premiers rayons à travers les rideaux de la chambre, alors que je venais tout juste de me rendormir.