Chapitre 7 (Joshua)
Nous marchons en rang en direction des douches. C'est toujours comme ça, ici. Peu importe l'endroit où nous devons nous rendre – réfectoire, douche, cour – nous avançons à la file indienne sous le regard méfiant des matons. Pas plus tard qu'hier, ils ont dû intervenir lorsque deux détenus en sont venus aux mains. Ils ont tous les deux fini au trou, cet endroit où personne ne veut aller tant il y fait sombre et que la solitude règne en maître. Aujourd'hui, c'est un peu plus calme et nous arrivons dans l'espace sanitaire sans encombres, malgré cette tension presque palpable qui nous entoure en permanence. La vapeur qui s'élève dans l'espace témoigne de la première salve de détenus qui sont venus se laver. Elle m'aide à me sentir moins mal à l'aise même si mes mains se mettent à trembler, comme toujours lorsque je dois passer par cette épreuve. Car c'en est une, pour moi. Si cela ne semble pas en déranger certains, pour moi, le moment de la douche est un véritable calvaire. Ce jour-là ne fait pas exception à la règle et c'est avec la nausée à la gorge et la peur au ventre que je retire à contrecoeur mes vêtements. Dans ma tête, je m'efforce de me répéter une réalité : je suis dans le même panier que les autres. Nous sommes tous logés à la même enseigne, tous sur le même pied d'égalité. D'autres doivent se sentir comme moi, réduits à rien, mais ne le montrent pas. Alors je serre les dents, me blinde mentalement et me place sous une arrivée d'eau.
Le paradoxe entre l'angoisse et le réconfort que me procure ce moment est assez étrange, voire flou. La chaleur de l'eau apaise mes angoisses et me fait oublier tout le reste. Je ne pense plus à tout ce que je suis en train de louper, à l'extérieur de ces murs, comme Silas qui grandit ou le monde qui continue d'avancer sans moi. Je ne pense plus à ces scénarios que j'élabore, chaque nuit durant mes insomnies, concernant mon avenir. Il n'y a que l'eau, qui martèle mon crâne, l'odeur réconfortante du savon et les battements un peu plus apaisés de mon coeur.
Je ne sais pas combien de temps je reste là, à apprécier la sueur et la poussière qui quittent mon corps dans la bouche d'évacuation. Chaque caresse sur ma peau pour retirer le savon est comme un geste me permettant de laver mes pêchers. Je me sens mieux. Plus léger. Mais ce sentiment de plénitude ne dure pas lorsque je rouvre les yeux et me rends compte qu'un type me fixe. Un frisson d'horreur me remonte l'échine lorsque mes yeux, qui observent les alentours, et mon cerveau, qui analyse la situation, me permettent de comprendre que nous sommes seuls et qu'il me regarde avec envie, la main coulissant sur son pénis, comme si je lui offrais une quelconque scène porno devant laquelle il se ferait du bien. Ma nausée, qui m'avait pourtant quitté, me revient.
— Tu es encore plus beau les yeux ouverts, bel ange.
Le pas qu'il fait vers moi finit de me tétaniser. Je ne sais quoi dire ni quoi faire lorsqu'il pose sa main sur ma verge et commence à me toucher. Devant mes yeux, rivés sur le plafond blanc, me repassent des souvenirs que j'aurais préféré oublier. Je ferme les paupières pour tenter de les chasser. En vain. La froideur du mur en carreaux contre lequel je suis acculé me maintient malgré tout un pied dans la réalité, et tout se mêle. Les mains du type sont remplacées par celles de mon père, c'est l'odeur de son parfum que je sens et non celui de mon gel douche. Mon coeur bat à mes tempes et je ne sais faire aucun geste, ni dire aucun mot. Mon corps ne réagit pas, mon cerveau déconnecte ; comme s'il n'avait jamais oublié ce mécanisme de défense qui me permettait de ne pas m'effondrer dans les bras de mon père.
— Lâche-le !
J'entends un échange de coups. Au vu du brouhaha, j'en déduis qu'un maton est en train de remettre les idées en place à mon agresseur. Mais je m'en fiche. Mes genoux ont cédé sous mon poids et je fixe l'eau chaude qui s'en va dans l'évacuation, agenouillé sur le sol, le corps tremblant et l'esprit au ralenti.
— Joshua, ça va ?
C'est la voix de Bob qui m'enveloppe. Une serviette est déposée sur mon dos lorsque le timer de l'eau se coupe. Bob est un type bien. Loin de ses collègues qui, trop souvent, se plaisent à nous rappeler que nous ne sommes que des moins que rien.
Je suis convaincu de l'être à cet instant.
* * *
J'aurais préféré ne voir personne aujourd'hui. Surtout lorsque je sais, sans l'ombre d'un doute, que mon visage est à faire peur. Les nuits blanches s'enchaînent et la dernière a été particulièrement horrible, passée à tenter de démêler les souvenirs douloureux des événements, plus récents, survenus dans les douches. La nausée de m'a pas quitté depuis que l'eau a cessé de couler et, malgré des vêtements propres et le confort rudimentaire de mon lit, je ne suis pour l'heure toujours pas parvenu à oublier. C'est comme si le fantôme de mon père était là en permanence, m'enveloppant de sa perversité, baladant ses mains sur moi à la manière de ce détenu cinglé.
Parfois, lorsque je fixe les environs sans intérêt comme maintenant, tandis que j'attends l'arrivée de mon avocat, des flashes me reviennent. Beaucoup concernent les minutes qui ont précédé mon arrestation ; le regard bousillé de Silas et le corps mutilé de mon père. Ça vient par vagues et sans prévenir, malgré le fait que j'essaie par tous les moyens de me blinder. Ils se rappellent à moi alors que je tente d'oublier, fixant un point invisible pour me concentrer sur tout sauf mon esprit sens dessus dessous.
Tandis que l'aiguille trotteuse de la pendule au-dessus de la porte bat les secondes, j'essaie de me souvenir du moment où ma vie a commencé à basculer. Et je réalise avec horreur, et douleur, que je ne m'en souviens plus. Quand mon père a-t-il cessé de se comporter comme un père, avec moi ? Je ne sais pas. Le second acte impardonnable a remplacé le premier, puis le troisième le second, et ainsi de suite. Il y en a eu trop pour que mon cerveau se souvienne de la première fois.
— Bonjour, Joshua.
Je sursaute en entendant la voix, à la fois ferme et douce, de Preston Ashford. Mes yeux quittent le mur blanc pour se poser sur lui. Je remarque aussitôt les deux tasses en carton qu'il tient, chacune dans une main.
J'aimerais trouver la force de parler mais, aujourd'hui, je ne l'ai pas. J'aimerais seulement me terrer dans ma cellule, même si je prie chaque seconde pour en sortir lorsque je m'y trouve. J'aimerais être partout sauf ici, face à lui, à devoir prétendre que ça va alors que ce n'est pas le cas.
— Je t'ai rapporté un chocolat. Il n'y avait plus de café.
Mon souffle passe à peine la barrière de mes lèvres lorsque je le remercie. Il dépose la tasse fumante devant moi et retire sa veste camel, enfilée par-dessus un col roulé noir, qu'il ajuste sur le dossier de la chaise. Dans une routine bien réglée, il ouvre son attaché-case et sort un porte-document qu'il installe minutieusement devant lui. Il ne l'ouvre pas et se contente de me sourire.
— Comment ça va, aujourd'hui ?
D'habitude, j'apprécie cette question car elle me prouve qu'il me porte un certain intérêt. Venant de lui, ce n'est pas une question futile. Contrairement aux « ça va ? » qu'on échange entre amis et dont on écoute à peine la réponse. En ce qui le concerne, mes états-d'âme l'intéressent. J'essaie toujours de me montrer sincère, du moins un peu, manière de lui montrer que j'essaie de m'ouvrir à lui. C'est toutefois plus difficile à dire qu'à faire ; je n'ai jamais éprouvé de facilité à me dévoiler aux autres. Encore moins depuis que...
— Tu n'as pas l'air bien.
— Comment je pourrais avoir l'air bien ?
Alors que je suis enfermé en taule. Que je ne vois que trop peu la lumière du jour. Que ce que je pensais ne jamais subir à nouveau s'est reproduit. Que mon frère me manque. Que j'ai tué mon père. Je braque mon regard dans celui de Preston et, soudainement, je me sens en colère. En colère contre sa coupe de cheveux parfaite, son teint doux, sa peau sans imperfection, ses vêtements pimpants et propres. J'ai la rage d'être là, misérable, face à un type comme lui qui ose me demander comment ça va.
Je sais que cette colère est ridicule. Il n'y est pour rien et tente seulement de se montrer sympa avec moi, familier pour ne pas donner l'impression de n'être qu'un avocat détaché. Cette colère, et les larmes qui se mettent à rouler sur mes joues, sont la conséquence de bien trop de choses. Et, surtout, de ma fatigue. Je ne parviens pas à dormir plus de quelques heures par nuits depuis que je suis ici. La fatigue et la frustration s'accumulent. Et après cette horreur dans les douches, c'est trop.
— Je suis désolé, ce n'est pas ce que...
— Je sais, craché-je. J'ai juste... putain !
Je ne bois même pas le chocolat qu'il m'a apporté. Je préfère le renverser d'un revers de la main, déversant le liquide sur la table en ferraille qui nous sépare. Joshua se lève précipitamment et récupère ses documents tandis que, debout et les genoux tremblants, je pose mes mains et mon front sur le mur à la recherche de fraîcheur. Je suis en ébullition. La sensation d'étouffer me fait tourner la tête.
— Joshua.
Il se rapproche de moi mais, même perturbé, je suis suffisamment lucide pour me rendre compte qu'il ne me touche pas. Par respect. Du coin de l'oeil, je vois sa silhouette se matérialiser à mes côtés. L'odeur de son parfum pour homme me parvient et, pour une raison que j'ignore, sa présence me fait du bien. Au fond de moi, c'est comme si je savais être en sécurité avec lui. Ce, même si les souvenirs et mes peurs se mêlent.
— Regarde-moi.
Sa main se pose sur la mienne, qui repose toujours sur le mur froid de la pièce dans laquelle nous nous retrouvons toujours. Sa paume est brûlante et, pendant un moment, je détaille en silence ses doigts et les détails de sa peau. Je tente de reprendre mon souffle, calque ma respiration sur la sienne, qu'il exagère volontairement dans le but de m'aider à me calmer. Peu à peu, une douce chaleur me remplit le coeur et m'aide à redescendre. Mon angoisse s'éloigne. Ma colère aussi. Et je regrette de m'être emporté.
— Je suis désolé.
Il ne mérite pas que je vrille de la sorte. Ce n'est pas de sa faute. Il essaie juste de se montrer amical, d'être cool, et je lui en suis reconnaissant. C'est seulement tout ça, et surtout l'épisode des douches, qui me met dans tous mes états. Ce moment à réveillé trop de choses en moi, trop de souvenirs qui me donnent envie de tout casser. Pendant des années j'ai été en colère. Quand mon père a commencé à abuser de moi, j'était trop petit pour le comprendre. Puis, en grandissant, j'ai fini par me rendre compte que ce n'était pas normal. Je me sentais seul et sale après chaque acte. J'avais l'impression de vivre dans un univers parallèle et je ne comprenais pas pourquoi, moi, je vivais ça. Alors, j'ai commencé à vriller. J'étais en colère contre le monde entier. Je parlais mal, je criais, je pleurais parfois. Je ressemblais à certains enfants capricieux que l'on voit dans de stupides émissions de télévision sur les familles. Sauf que j'étais bien pire que ça car, dans le fond, j'étais traumatisé. Et je le serai toujours.
— Qu'est-ce qui se passe, Joshua ?
Il retire sa main de la mienne avant de la glisser sur mon épaule. Il m'incite à me rasseoir et je le fais, les genoux tremblants, encore perturbé. De sa poche, il extirpe un paquet de mouchoirs avec lesquels il essuie les dégâts sur la table. Les battements de mon coeur commencent à peine à revenir à la normale.
— Rien. C'est juste que... c'est difficile d'être ici.
Je tais volontairement certains détails, parce que j'en ai honte. Je ne devrais pas mais, pourtant, c'est le cas. J'ai honte d'avoir été assailli par les souvenirs dans ces douches, honte de n'avoir pas été capable de réagir. Mais la vérité c'est que, sous ses mains, je me suis à nouveau senti comme le petit garçon paumé que j'étais quand tout a commencé. Le petit garçon qui n'avait aucune chance face à un père beaucoup plus grand, plus fort et plus manipulateur que lui. L'enfant qui ne comprenait pas pourquoi, qui se sentait perdu et qui s'est retrouvé sidéré alors même qu'il ne connaissait pas la définition de ce mot.
— Raison de plus pour tout faire pour te sortir d'ici.
Je hoche la tête. Soudain, comme une illumination, je m'entends murmurer :
— Silas ?
J'ai demandé à le voir, lors de notre dernière entrevue. Preston m'a assuré qu'il ferait tout pour l'emmener. J'espérais le voir, aujourd'hui.
— Ta mère ne veut pas signer l'autorisation.
Mon sang commence à bouillir même si je suis peu surpris de l'apprendre. Je m'attendais à ce qu'elle tente de l'en empêcher. Pour elle, je suis un monstre. Je ne fais plus partie de la famille. Elle veut préserver le dernier enfant qu'il lui reste. Et ça me rend dingue parce que, putain, c'est mon frère.
— J'ai essayé, mais... c'est compliqué.
Preston me semble dans une impasse. Il n'a pas besoin d'en dire plus ; je sais comment est ma mère. La manière dont il fixe la feuille, posée dans son porte-document ouvert, m'indique qu'il s'agit de ça. De cette putain d'autorisation qu'elle ne veut pas signer.
— Tu as un stylo ?
Il extirpe un simple BIC de la poche avant de sa sacoche. Le regard curieux qu'il m'adresse lorsqu'il me le tend me fait esquisser un sourire. Je m'empare sans son accord du document sur lequel son regard s'était perdu, lis brièvement les quelques lignes qu'il contient, et dépose en bas de la page une signature identique à celle de ma mère.
— Voilà.
À chaque problème, sa solution. Je ne lui avais jamais vu le regard qu'il m'adresse lorsque je lui rends la feuille. C'est un regard pétillant de malice et de surprise. C'est comme s'il se disait, comme s'il réalisait, que je ne suis pas d'un ennui à mourir et que c'est plutôt sympa de m'avoir comme client. Et même si j'aurais préféré ne jamais avoir à croiser sa route, sa réaction me touche.
— Toi aussi tu signais les mots des professeurs à la place de tes parents ?
Sa question me réchauffe le coeur. Durant un bref instant, je ne suis plus le Mormon Butcher dans sa prison mais seulement Joshua Young, qui discute avec un garçon accoudé à une table. Je hoche la tête, nostalgique de ces moments mais à la fois peiné qu'ils aient dû avoir lieu. La plupart du temps, les professeurs dénonçaient mon comportement en cours dans mon carnet de correspondance. J'ai été en colère durant très longtemps, même à l'école.
— Si ma mère ne voulait pas qu'il vienne..., m'inquiétai-je. Est-ce qu'il pourra quand même témoigner ?
J'aurais aimé lui éviter ça. Je sais qu'il est fort, et suffisamment mature pour se livrer sur notre histoire, mais je suis réticent à l'idée qu'il parle de ses maux ouvertement dans un tribunal, devant des inconnus. Je sais que l'épreuve sera difficile, tant pour lui que pour moi, mais suis-je en mesure de vouloir impérativement le garder éloigné de tout ça ? Je sais que non. J'ai besoin de lui.
— Oui. Ton frère est un témoin clé. Si je le cite à comparaître, elle ne pourra rien faire pour s'y opposer.
Je hoche la tête, entendu. Et m'inquiète à nouveau :
— Je... il a vécu des horreurs. Et je sais que ma mère est dans le déni. Maintenant que je ne suis plus là... je pense qu'il n'a personne à qui parler. Alors, si tu le vois... prends-soin de lui. S'il-te-plaît...?
Je n'ai jamais rien demandé à Preston depuis que nous nous sommes rencontrés. Il m'a été, durant nos premières entrevues, difficile de laisser tomber le vouvoiement. Aujourd'hui, cependant, ça m'est facile. Je ne m'adresse pas à lui comme à un avocat mais comme à quelqu'un de confiance à qui je souhaite passer le relai. Je ne suis pas là pour écouter Silas, le serrer dans mes bras quand la journée est trop difficile, et j'ai besoin que quelqu'un le fasse pour moi. Et, aujourd'hui, Preston est la seule personne en qui je peux avoir confiance. La seule personne qui sait, trop peu encore malgré tout, ce qu'a été notre vie jusqu'à aujourd'hui.
— Ça, dit-il, je te le promets.
Il n'est pas du genre à faire des promesses en l'air. Malgré sa détermination, il ne m'a jamais promis qu'il me sortirait d'ici, ou que les choses iraient vite, ou qu'il emmènerait Silas à l'une de nos entrevues. Il ne s'est jamais avancé dans quoi que ce soit. Alors je me dis que, s'il me le promet, c'est qu'il compte être un repère pour un adolescent paumé qui a autant besoin d'aide que moi.
Et je lui suis reconnaissant pour ça.
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Je vous souhaite un Joyeux Noël et vous donne RDV la semaine prochaine pour la suite.
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