Chapitre 4 (Preston)

— Vous ne seriez pas un peu présomptueux, Maître Ashford ?

J'esquisse un sourire, planté au beau milieu du hall du tribunal, face à cet imbécile de procureur. Avec ses pieds immenses fourrés dans ses chaussures cirées, son ventre à bière et son pantalon aux jambes trop larges, on dirait un manchot égaré sur sa banquise.

— Si vous le dîtes.

S'il me connaissait, il saurait que ce mot me qualifie mieux que n'importe quel autre. Par exemple Mia, elle, le sait. Et c'est typiquement pour cette raison qu'elle m'a appelé.

Cela dit, aujourd'hui, j'avoue que ce n'est que du bluff. J'ai beau fanfaronner devant lui, lui tenir tête, me comporter comme un petit con et lui expliquer que mon client sera acquitté, ce n'est dans le fond que du vent. Je n'ai rien et suis même en plein doute. Joshua reste muet comme une tombe, ce depuis plus d'une semaine. Bien sûr nous échangeons mais ce ne sont que des futilités telles que les menus des repas de la prison, la météo du jour ou les nouvelles dans la presse. Et je commence à désespérer.

— Vous allez perdre, Ashford. Vous n'êtes qu'un petit merdeux qui ne sait pas où il met les pieds.

— Vous pensez ?

Je lui souris de toutes mes dents. Cacher le doute, garder la face et l'emmerder est mon objectif numéro un aujourd'hui. Je n'étais pas venu pour fanfaronner, simplement pour discuter de l'affaire comme deux professionnels sont censés le faire, mais sa tête ne me revient pas et sa manière de s'adresser à moi non plus. C'est typiquement le genre d'homme qui, par son âge et son expérience, pense gagner à tous les coups face à un jeune avocat. Et ça ne me plaît pas. Il a allumé un feu, lors de la première audience, dont je compte bien attiser les flammes ; manière qu'il finisse par s'y brûler.

— Sur ce, monsieur le Proc', j'ai du boulot.

Je prends congés avec une révérence faussement moqueuse. Les semelles de mes boots claquent sur le sol froid du bâtiment tout comme sur le béton du parvis. Ma voiture de location est stationnée le long de la rue et je m'empresse de sauter à l'intérieur, balançant mon attaché-case sur le siège passager d'un mouvement agacé avant de démarrer. Je roule dans les rues de Salt Lake City. C'est une ville que je trouve très charmante et, bien qu'assez peuplée, à taille humaine. Nous sommes loin des cinq arrondissements de New-York et de ses huit millions d'habitants auxquels je suis habitué, mais ça me plaît. Je comprends pourquoi, malgré sa rupture, Mia a choisi de rester dans le coin. En ce qui me concerne, et même si je ne suis ici que depuis trop peu de temps, je m'y plais aussi. Les habitants me semblent bien moins pressés, plus détendus et, de manière générale, cette ville m'inspire une certaine sérénité que je n'ai pas dans ce New-York qui ne dort jamais.

Je dévale les rues jusqu'à un quartier pavillonnaire dans lequel je me stationne le long d'un trottoir, tire un dossier de mon attaché et en extirpe la photographie d'une maison. Je la compare avec celle qui se trouve devant mes yeux, pour être certain d'être au bon endroit. Je le suis. Caché derrière mon pare-soleil et mes vitres teintées, j'observe le monde autour de moi et cherche à dresser plusieurs scénarios. Toutefois, rien ne me vient. Ce quartier semble être l'un des plus paisibles au monde et je me demande ce qui a bien pu se passer dans cette maison pour qu'un crime y soit commis.

Plusieurs minutes s'écoulent, durant lesquelles j'élabore des théories fumeuses à base de pourquoi lorsque la silhouette d'un jeune garçon se matérialise au bout de la rue. Elle attire mon attention parmi celle d'autres passants et j'espère que, comme toujours, mon intuition ne me fait pas défaut. Et je ne pense pas que ce soit le cas alors que le jeune homme s'approche de plus en plus de la maison des Young, avant de s'y arrêter et de pousser le portillon du jardin.

— Silas Young ?

Je l'interpelle en sautant de ma voiture comme un bargeot, flippé à l'idée de le voir entrer dans cette maison pour ne plus jamais en ressortir. La manière dont il porte sa capuche sur sa tête, malgré le temps clément, et marche en regardant ses pieds me laisse penser qu'il n'est pas à l'aise et sera certainement mieux à l'intérieur. Son air méfiant me confirme que je ne me suis pas trompé et qu'il s'agit bien du frère de mon client.

— Oui ?

Sa réponse est hésitante. Derrière-lui, à l'une des fenêtres de la maison, quelqu'un nous observe à travers un fin rideau. Sa mère, très certainement.

— Je suis l'avocat de Joshua.

Je lui tends ma carte pour en attester. Je ne serais pas étonné qu'il me prenne pour l'un des rapaces de la presse. Ils passent beaucoup trop de temps à rôder dans le quartier et à taper aux portes des voisins – je les y ai vus – en espérant grappiller quelques infos croustillantes. Je n'ai jamais aimé les médias même si, dans certaines affaires, ils peuvent faire basculer l'opinion publique de mon côté. Dans le cas de Joshua, ce n'est cependant pas du tout le cas et je n'apprécie pas leur manière de charger mon client comme s'il ne s'agissait pas d'un être humain.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— Discuter avec toi. Si tu es d'accord.

— Pourquoi ? se méfie-t-il.

— Parce que ton frère ne se montre pas beaucoup coopératif et je ne peux pas l'aider si je ne comprends pas ce qui s'est passé.

Rien n'est plus vrai que ça et, face à lui, ça ne me dérange pas de laisser de côté cette attitude présomptueuse que je me plais à adopter en permanence. Je dois me montrer sincère si je veux que Silas me fasse confiance ; et j'espère qu'il le fera. À l'évocation de Joshua, ce jeune homme aux yeux aussi bleus que ceux de son frère tique et fait un pas vers moi. Il lit ma carte et se renseigne :

— Qu'est-ce qu'il vous a dit ?

— À part qu'il a vraisemblablement fait ça pour te protéger et qu'il souhaite plaider la légitime défense ? Absolument rien. J'ai décidé de lui faire confiance pour sa première comparution, mais ça ne me suffit plus aujourd'hui.

J'aurais aimé ne pas en arriver là. Je n'ose pas imaginer sa réaction si Joshua apprenait que je suis venu ici pour tirer les vers du nez de son petit frère alors qu'il refuse catégoriquement d'ouvrir sa – leur – boite de Pandore. Je ne sais pas ce que je vais y découvrir et j'avoue que cela m'angoisse un peu.

— Je...

— Laissez mon fils tranquille !

La mère de famille se précipite sur son enfant et passe ses bras autour de lui, comme pour le protéger d'une attaque potentielle. Elle est échevelée, des cernes pèsent sous ses yeux et son teint est blafard. J'ai plutôt l'impression de faire face à un zombie qu'à une adulte responsable.

— Madame, je suis l'avocat de...

— Allez vous-en !

Silas ne m'a pas l'air d'être du même avis que sa mère mais, résigné, ne dit rien. Il ne m'en faut pas plus pour comprendre qu'ils ne font pas partie du même camp et que cette femme ne m'aidera pas. Laisser son fils croupir en prison ? J'ai bien l'impression que c'est son intention. Ses cris interpellent les voisins et les passants qui s'amassent soudain autour de la maison alors, préférant éviter un scandale, c'est à contrecoeur que je fais demi-tour. Et je me demande bien comment je vais pouvoir avancer dans cette affaire, entre un client qui ne me parle pas et un témoin clé réduit au silence par sa propre mère.


* * *


L'appartement dans lequel j'ai aménagé ce matin va me coûter un bras et j'en viens à regretter de l'avoir choisi lorsque, en pleine réflexion sur mon canapé, un regard à travers la fenêtre m'offre la vue sur le palais de justice. Ce soir, alors que je lis des articles et des témoignages sur des forums afin d'en apprendre un peu plus sur la communauté mormone de laquelle Joshua est issu, je me dis que j'aurais bien besoin d'un répit que cet appartement ne m'apportera pas. Le tribunal trône de l'autre côté de la rue comme un rappel permanent de ma présence ici ; et de mon échec imminent si je ne parviens pas à faire parler Joshua très vite.

La communauté momone est surprenante. Et récente, aussi, à en croire ce que je lis. Le mode de vie des Mormons semble mettre l'accent sur la famille, la prière, l'entraide entre membres de la communauté ainsi que sur un code moral strict. Je trouve cela fascinant. Athée, j'avoue ne m'être jamais intéressé, ni de près ni de loin, à la religion. Je suis toujours parti du principe qu'il s'agit de la vie privée de quelqu'un et que ce en quoi il ou elle croit n'est pas important. C'est le cas. Toutefois, je sais que ce détail ne sera pas des plus anodins dans l'affaire Joshua Young. Il semble avoir grandi dans un quartier et une famille bien ancrés dans leurs croyances et je crains de finir par déterrer des choses qu'il aurait mieux valu laisser enfouies. Je n'ai eu besoin que de quelques secondes, à observer Silas, sa mère et leur maison, pour comprendre leur mode de vie. Et ça m'angoisse.

— Fais chier.

Je referme le clapet de mon ordinateur, dans le flou quant aux heures et aux jours à venir. J'observe la rue, les quelques voitures qui y défilent et la bâtisse imposante du palais de justice. Je me ronge aussi les ongles, tout en me demandant à quel point cette affaire va se montrer complexe, lorsque le tintement de mon téléphone portable m'informe de l'arrivée d'un nouveau mail. Si je pense dans un premier temps à en reporter la lecture au lendemain, l'instinct me pousse pourtant à l'ouvrir.

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EMAIL DE : [email protected]

11:20 C'est plus facile de vous l'écrire que de le dire à voix haute. Vous pouvez faire confiance à Joshua, il vous a dit la vérité. Mon père m'a violé. J'ai mis du temps à mettre des mots sur ce qu'il me faisait. Il s'apprêtait à recommencer, dans ma chambre, lorsque Joshua est intervenu. Il l'a fait pour me protéger. Je n'ai pas encore la force d'en parler, mais je serai prêt à témoigner lorsqu'il le faudra. Pour Joshua. J'ai seulement besoin de temps. Tout comme lui...Prenez soin de lui s'il-vous-plait.-Silas.

___


Je reste interdit face à ce message et il me faut un moment pour prendre la mesure de cette confession et de son importance. Ma gorge n'a de cesse de se serrer, tout comme mon ventre et mon coeur, alors que je relis encore et encore ces quelques lignes afin de les imprégner au plus profond de ma mémoire. Dans cette dernière, je revois le visage de Silas, plus tôt dans l'après-midi. Cette expression éteinte, avec cet aveu, prend tout son sens et j'ai subitement envie de gerber. Si jeune et déjà si bousillé.

Les mots de Silas, outre cette horreur qu'il vient de me révéler, me mettent la puce à l'oreille. En lisant son « tout comme lui... » je me dis qu'il ne parle pas seulement de ce moment où Joshua a tué son père ; ce n'est pas comme si Silas suggérait que son frère a besoin de temps pour se remettre de ce qu'il a commis. C'est beaucoup plus profond que ça. Par ces mots, j'ai simplement l'impression que ce jeune garçon souhaite, sans trahir son frère, me mettre sur la piste d'un mobile beaucoup plus douloureux que celui, seul, de la légitime défense. Pour moi, ces mots sont comme un énorme drapeau rouge agité devant mes yeux sur lequel seraient inscrits les mots « Joshua est lui aussi une victime » ; victime de leur père, victime d'un violeur.

Et c'est avec un noeud indénouable à la gorge que je finis par me mettre au lit, le cerveau tournant à plein régime, me demandant comment je vais bien pouvoir aborder le sujet avec le principal concerné. Car le temps presse.

Cette nuit-là, je ne parviens pas à trouver le sommeil.

Premières révélations... alors ?

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