Chapitre 3 (Joshua)
Les rues de Salt Lake City défilent devant mes yeux. J'observe le paysage d'un regard absent, perdu dans mes pensées, encore sous le choc des récents événements.
Je subis, sans l'ombre d'un doute, le contrecoup de ce qui s'est passé. L'image du corps mutilé de mon père ne cesse d'apparaitre devant mes yeux, ainsi que l'air horrifié de maman et la peine de Silas. Avec cet acte, je n'ai fait que briser une fois de plus les morceaux déjà recollés trop de fois de notre famille. Et si je me sens perdu et incertain, je sais déjà qu'on ne s'en relèvera pas. Ma mère ne me pardonnera jamais. Et Silas... il est comme moi ; trop flingué par notre père pour espérer avancer sereinement dans la vie. J'espère avoir un jour la chance de continuer à grandir avec lui et être un grand-frère digne de ce nom pour lui ; ce que que je n'ai pas été jusque là, aveuglé pendant trop longtemps.
Si je veux pouvoir le retrouver, je sais qu'il va falloir que je fasse confiance à mon avocat. Toutefois, pour l'instant, ce n'est pas chose aisée. Je n'arrive pas à déterminer dans quelle case le classer et encore moins à le cerner. Nous nous sommes à nouveau rencontrés ce matin, dans les locaux du poste de police dans lequel on m'a jeté en garde à vue, et je n'ai pu que l'écouter d'une oreille distraite. J'étais trop occupé à chercher une émotion, quelle qu'elle soit, dans son regard. Quelque chose qui aurait pu m'aider à me confier, alors qu'il n'attendait que ça, et à lui accorder ma confiance. En vain.
Lors de notre rencontre, j'avoue avoir été bluffé par son attitude. Son arrogance envers ce flic et la manière dont il a soutenu mon regard, nonchalamment installé sur son siège, m'ont plu. Il aurait presque pu me convaincre s'il n'avait pas cédé et baissé les yeux alors que je cherchais à connaître l'étendue de son courage. Résultat des courses, maintenant, je ne sais pas sur quel pied danser avec lui. Et puis, si je dois être honnête, je m'attendais à un type beaucoup plus âgé et, dans la logique des choses, plus expérimenté aussi. Même un aveugle remarquerait que ce n'est encore qu'un jeune avocat. A-t-il les armes pour m'aider ?
Dans le fond, je fais confiance à Mia. Quelle n'a pas été ma surprise lorsque je l'ai vue débarquer dans la salle d'interrogatoire quelques heures à peine après mon arrestation. Cette fille n'a été que de passage dans ma vie tandis que nous traversions des moments compliqués. Je venais de prendre conscience que mon père n'avait jamais cessé d'être un pourri et, en ce qui la concerne, elle venait de se faire larguer. On a passé du bon temps ensemble, ça n'a duré que quelques jours, mais c'était agréable. J'ai rencontré et appris à connaître, bien que brièvement, une fille droite dans ses pompes et déterminée. Alors je me dis que, si elle m'a envoyé Preston Ashford, ce n'est pas pour rien.
Le véhicule électrique au moteur quasi-silencieux de la police s'arrête devant le tribunal. Je pensais y voir une horde de journalistes attendre après mon arrivée, comme on le voit dans les films, mais il n'en est rien. À mon grand soulagement. Je me laisse escorter, menotté, à l'intérieur du bâtiment. Ce dernier me fait l'effet d'une prison. Tout semble froid à l'intérieur, que ce soient les sols, les murs ou même les éléments de décoration censés apporter une touche chaleureuse. L'écho de nos pas qui nous mènent en direction de la salle d'audience me semble assourdissant. Lorsque nous entrons dans la pièce, je découvre que je ne suis pas le seul détenu à attendre sa sentence aujourd'hui.
— Bonjour, Joshua.
Preston Ashford me salue, comme s'il ne m'avait pas déjà vu ce matin. Je me retrouve assis à ses côtés, menotté et surveillé de loin par les agents qui m'ont emmené ici. Dans l'ambiance pesante qui règne dans la pièce, alors que les autorisations de liberté sous caution s'enchaînent pour des auteurs de délits mineurs, j'avoue que sa présence me rassure. Je me sens minuscule, comme un lapin pris dans les phares d'une voiture, conscient que le couperet va bientôt tomber. Je sais très bien, malgré notre conversation de ce matin, que je n'ai aucune chance d'échapper à la détention provisoire. Le Mormon Butcher remis en liberté ? Qui y croit ? Personne. Pas même mon avocat.
— Prochaine affaire : Joshua Young.
Ma nuque me pique. La voix du juge est grave, froide, sans émotion. La voix parfaite pour cette fonction. Preston Ashford me fait signe de me lever et nous avançons vers l'espace qui nous est réservé, face au juge. Le procureur s'installe également et m'adresse un regard glacial. Cette fois, c'est moi qui détourne les yeux.
— Monsieur Young, reprend le juge. Vous êtes accusé d'homicide volontaire pour le meurtre de votre père, Gabriel Young. Mort survenue des suites de ses blessures assénées, d'après le rapport du médecin légiste, par quatorze coups à l'arme blanche.
Quatorze ? Je reste interdit un moment. Les motifs de la moquette sur laquelle mes pieds sont ancrés sont assez psychédéliques et, un bref instant, m'hypnotisent. Je ne m'étais pas rendu compte des faits. Je me souviens à peine l'avoir poignardé. Mes souvenirs de ce moment sont flous, comme s'ils n'étaient pas vraiment réels.
Des voix me parviennent, certainement le procureur et le juge qui échangent, mais je ne capte pas. La flaque de sang dans la chambre de Silas s'impose à nouveau à moi.
— Mon client plaide non-coupable. Nous souhaitons démontrer l'existence d'un cas de légitime défense dans cette affaire, monsieur le juge.
La voix de Preston Ashford me fait quant à elle bonne impression. Calme et posée, elle est en adéquation avec son attitude qui inspire la sérénité - et l'arrogance, aussi. Je profite du fait qu'il soit en train d'échanger avec le juge pour le regarder. Aujourd'hui, il porte un costume couleur cannelle qui s'accorde avec la teinte marron de ses cheveux et celle noisette de ses yeux. Le col de sa chemise blanche est un peu débraillé, comme s'il n'avait pas pris le temps de passer une cravate, mais ça me plaît. Ça lui donne une allure singulière, loin de celle tirée à quatre épingles du procureur ou des avocats commis d'office qui se trouvent encore dans la salle. Je ne pense pas me tromper en affirmant qu'un homme de sa fonction, sans cravate et le col ouvert dans un tribunal, n'est pas commun. Il casse les codes et s'en fiche royalement. Et j'aime bien.
Une discussion démarre, je ne l'écoute pas. Je me sens comme le lendemain d'une soirée trop arrosée ; dans les vapes, à des lieues de la réalité. Finalement, une voix forte me fait réagir et me reconnecte au monde qui m'entoure :
— Pour qui vous prenez-vous ? C'est au juge d'en décider !
Le ton monte entre Preston et le procureur. Des murmures s'élèvent dans la pièce, en provenance des autres accusés qui attendent leur tour. J'ai commencé à distinguer des réactions de leur part à l'évocation de mon crime ; je suppose qu'ils ont fini par comprendre que celui que la presse surnomme actuellement le Boucher se tient devant eux. J'ai la nausée.
— Et je vais le faire, acte le juge avec douceur. Maître Ashford, j'entends vos revendications. Toutefois, au vu de la gravité et des circonstances du crime, une libération sous caution est inenvisageable. Monsieur Young sera donc placé en détention provisoire. L'audience préli...
J'aimerais pouvoir dire que cette annonce m'angoisse, me fait mal et me peine, mais ce n'est pas le cas. Je ne ressens rien et ce depuis le moment où je me suis rué sur mon père. Il ne se passe pas une seule seconde depuis sans que je n'ai la sensation d'être une coquille vide. Lorsque mon père a cessé de se débattre, que son coeur a lâché et que tout est redevenu calme dans la chambre de Silas, j'ai su que ma vie allait changer. Inconsciemment, je crois que je m'étais préparé dès cet instant à finir derrière les barreaux. Cette comparution me permet juste de le confirmer.
— Affaire suivante.
Le marteau frappe sur le bureau en acajou et me casse les tympans. Mes menottes tintent lorsqu'un membre des forces de l'ordre m'attire pas le bras afin de m'escorter vers la sortie. Je me laisse faire telle une poupée de chiffon, mes pensées plus accaparées par Silas, pour lequel je m'inquiète, que par mes propres problèmes.
— Je suis navré, Joshua.
Le visage de Preston Ashford m'apparaît dans le hall du tribunal lorsqu'il se plante devant moi. Ses regard doux est contrarié, tout comme les traits de son visage crispé qui font ressortir une ride entre ses sourcils.
— Ce n'est rien.
Être libéré sous caution ? Je n'y croyais pas. Je sais comment la loi fonctionne. Je ne lui en veux pas de ne pas être parvenu à négocier. C'était peine perdue avant même que je me présente au tribunal.
— Je ne peux pas t'accompagner, me dit-il. Mais, écoute...
Je baisse les yeux sur la main qu'il pose sur mon avant-bras. Ce geste me perturbe et est trop intime à mon goût. Je me recule d'un pas.
— ... pense à ce que je t'ai dit ce matin, d'accord ? Je suis là pour t'aider, mais je ne pourrai rien faire si tu ne me parles pas.
Je baisse les yeux. J'ai beau savoir qu'il a raison, qu'il est là pour moi, me confier n'en reste pas moins difficile pour l'instant. Je n'ai jamais réussi à parler de mes traumatismes à qui que ce soit, pas même à Silas. Alors confier mes plus sombres secrets à un parfait inconnu, même si j'ai conscience que c'est primordial pour mon avenir dans cette société, me semble insurmontable. Tout est encore trop récent, trop frais et à la fois trop abstrait dans ma tête. Mon coeur est à vif. J'ai besoin de temps. Ce matin, lors de notre entrevue, je ne me suis pas étalé. J'ai avoué avoir commis cet acte pour protéger Silas, mon petit frère, mais n'ai pas trouvé la force d'entrer dans des explications. C'est Preston, seul, qui a choisi de me faire confiance et d'évoquer la légitime défense lorsque je lui ai demandé de le faire. Et je lui en suis reconnaissant. Il a visiblement compris que j'ai besoin de temps pour m'ouvrir à lui ; et j'espère être en capacité de le faire un jour.
* * *
Déshumanisé. Voilà comment je me sens. J'avais beau m'y être préparé, c'est encore pire que ce que j'avais imaginé. Bien sûr je ne m'attendais pas à ce que les agents pénitentiaires me déroulent le tapis rouge, ni même me sourient ou me tapent la causette, mais je n'avais pas pensé une seconde que l'accueil puisse être aussi froid. Pas un regard, pas un mot, rien. Seulement des ordres, dans le but de me faire décliner mon identité afin de procéder à mon enregistrement, de prendre mes empruntes et mon visage en photo. Le flash d'un appareil m'aveugle avant qu'on ne m'escorte vers une nouvelle pièce dans laquelle je me retrouve seul avec un agent. Des vêtements, ceux que je porterai tous les jours à partir d'aujourd'hui, sont pliés et déposés sur une table. C'est le seul meuble qui se trouve à l'intérieur de cette pièce, accompagné de sa chaise.
— Des effets personnels sur vous ?
Je l'informe que non d'un signe de tête. Je n'ai plus rien depuis mon arrivée en garde à vue. Il me fait signe de me positionner pour une fouille à laquelle je me soumets. Le type est grand, baraqué, et sa barbe ainsi que ses sourcils fournis lui donnent un air méchant et sévère.
— Alors c'est toi le Boucher ?
Je cesse de respirer. Les mains à plat sur un mur, je le laisse palper mes chevilles désormais tétanisé. J'ai l'intime conviction que cette fouille va mal se terminer.
— Putain de taré.
Et mon intuition se confirme lorsqu'il me pousse avec violence, me faisant perdre l'équilibre et m'explosant le nez contre le mur. Une vive douleur me martèle le visage.
— Retire tes vêtements et enfile ces fringues.
Je serre les dents, face à face avec ce type. Son air satisfait me provoque l'envie de lui refaire le portrait. J'aurais peut-être essayé si je ne m'étais pas trouvé dans une prison face à un mec qui fait au moins cinquante kilos de plus que moi et qui tient une matraque dans sa main.
— Grouille.
J'attendais qu'il détourne le regard pour retirer mes vêtements mais comprends qu'il ne le fera pas ; c'est sa façon de m'humilier. Alors, quitte à ne pas être en mesure d'exiger quoi que ce soit, je décide de le prendre à son propre piège. J'ancre mon regard au sien, bien que mort de honte, et entreprends de me déshabiller lentement. Je ne dirais pas que je prends du plaisir dans ce strip-tease improvisé mais j'admets que voir son expression se décomposer me satisfait. D'autant qu'il ne me quitte pas des yeux lorsque je défais le bouton de mon jean pour le faire glisser le long de mes jambes et que je jurerais ressentir une certaine tension soudaine au niveau de son entrejambe. J'aimerais ouvrir la bouche et lui demander si ça l'excite, de voir un détenu se déshabiller devant lui, mais je n'ai pas envie de lui tendre le bâton pour me faire battre. Alors je me tais, continue mon petit manège, et croise mes bras contre mon torse une fois rhabillé. Le type me fixe comme s'il allait me tuer ; et j'imagine que ce n'est pas l'envie qui lui manque.
Cela dit, c'est en silence et sans aucun mot ni geste déplacé qu'il m'escorte à travers le dédale de couloirs de la prison. Il y a quelques jours, je n'aurais jamais imaginé me retrouver dans ce genre d'endroit. Au sein de notre communauté, rares sont ceux qui finissent derrière les barreaux. Bien penser, bien vivre, respecter l'autre et ne pas vivre dans le pêcher ; aucune raison de finir embarqué. C'est fou la vitesse à laquelle ma vie a basculé. À un instant T tout allait bien - plus ou moins - et l'instant d'après tout n'était que chaos, hurlements et sang.
— Bienvenue chez toi.
Je n'ai pas besoin de le regarder pour savoir qu'il s'adresse à moi avec un sourire sadique ; je l'entends. La porte de ma cellule grince lorsqu'il l'ouvre. À l'intérieur, tout est gris et sombre, monotone. Ça n'a rien d'accueillant et c'est à l'image de ce que j'imaginais. Je ne suis donc pas surpris. L'odeur de poussière et d'égoût qui remonte du cabinet de toilette me file la nausée, mais je suppose que je finirai pas m'y habituer.
— Livret d'accueil, me dit-il en balançant quelque chose sur le lit. Je te conseille de le lire, si tu en es capable.
— Je sais lire, merci.
La porte grince à nouveau lorsqu'il la referme derrière lui et je me retrouve seul, face à moi-même, dans cet environnement exigu. Mon lit est petit et, lorsque je m'y assois, j'en découvre la texture de la couverture et des draps. Ils grattent, comme s'ils avaient été lavés trop de fois et avaient de ce fait perdu leur douceur. Je suis obligé d'y enfouir mon nez pour y sentir l'odeur d'une lessive classique, masquée par celle du renfermé de la pièce. Dans cette dernière se trouve un cabinet de toilette, à côté d'un lavabo. Une petite table, sur laquelle trône une simple bouteille d'eau, est disposée sous une minuscule fenêtre dotée de barreaux épais. C'est comme si la pièce toute entière me criait « seul et froid, voilà comment tu vas finir » mais, dans mon malheur, je me satisfais de cette solitude. Partager une cellule avec un co-détenu était ce qui, malgré la situation, m'angoissait le plus.
— Merde.
Je jure, en colère contre moi-même, lorsqu'une larme s'échappe de mon oeil. Je ne vouais pas pleurer. S'il n'y a personne pour me voir, je ne voulais malgré tout pas offrir ce tableau désespérant. Je pensais et voulais être plus fort que ça, garder la tête haute et rester confiant, mais à quoi est-ce que je m'attendais ?
Je suis en prison. C'est ça, la réalité. Peu importe ce qui adviendra dans les prochains jours et les prochaines semaines, peu importe Preston Ashford, je vais passer suffisamment de temps ici pour savoir que je n'en ressortirai pas - si c'est le cas - indemne. Que va-t-il advenir de Silas ? Penser à lui ne m'aide en rien à retenir mes larmes, bien au contraire. Elles coulent désormais à flots sur mes joues alors que l'expression brisée de mon petit-frère me repasse devant les yeux. Mais je me console et parviens à relever la tête, conscient de la nécessité de mon acte. Ce jour-là j'ai tué notre père, mais j'ai épargné Silas. Nous savons tous les deux comment les choses se seraient terminées si je n'étais pas intervenu. Notre père a abusé de nous beaucoup trop longtemps pour que nous continuions à être à ce point naïfs.
Ce matin-là, ce qui m'a poussé à agir n'était rien d'autre que l'instinct de survie : c'était nous ou lui.
Que pensez-vous de Joshua ?
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