Prologue - Partie 1

Royaume-Uni
10 ans plus tôt

Une dette. Impitoyable et inébranlable.

Comme tous les derniers fils nés de la lignée des Yamazaki, le petit Keishi en payait les frais tous les jours. On parlait d'un mauvais karma. Tout ça à cause d'un sacrilège que son arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père aurait commis, il y a fort longtemps. « Attend un peu. » Il manquait peut-être quelques générations dans l'équation. 

Il réfléchit un instant, essayant de se souvenir des histoires qu'on lui avait racontées.

Argh. Peu importe. Ce n'était pas important.

Il ne savait plus trop à quel ancêtre cela faisait référence, mais toujours est-il que c'était de la faute de cet individu s'il était différent de ses frères et sœurs. Et ça, c'était inexcusable aux yeux de son père. Après tout, il faisait partie de la dernière génération de sorciers pures souches au monde. 

Il devait faire honneur à ce titre.

Keishi ignorait les tenants et aboutissements de la quête que son père s'était donné. Il savait, en revanche, que c'était à cause de cela qu'il avait été trimballé dans un pays situé à mille lieux de ses terres natales. Est-ce qu'il avait eu son mot à dire sur le sujet ? Bien sûr que non. « Tu es trop jeune pour comprendre. », lui avait-on dit. Soit, il lui tardait de grandir pour qu'on lui explique, dans ce cas.

Pendant que Matabei essayait de baragouiner ses demandes d'indication en anglais avec les locaux, le garçon avait reculé d'un pas pour éviter de déranger les adultes durant leur discussion. C'était une habitude qu'il avait prise très tôt, de se faire invisible. Il avait les mains jointes en avant et les épaules baissées de timidité, ne sachant pas trop où se mettre. 

Faut dire que l'agitation qui s'opérait dans cette fête foraine en phase terminale était impressionnante. Il se sentait petit au cœur de cette cours de machines géantes.

Il observait la scène, tout autour, afin de s'imprégner de l'ambiance particulière en ces lieux inconnus. Une foule d'employés circulaient rapidement d'un sens, comme de l'autre. Certains vidaient les kiosques, pliaient les tables ou transportaient des boîtes de carton, tandis que d'autres désassemblaient les manèges mécaniques afin de les préparer pour le transport.

Effrayé par tous ces mouvements autour de lui, il recula d'un autre pas, puis autre... jusqu'à ce qu'il soit hors du chemin. 

Fiou ! Il pouvait enfin respirer !

Maintenant qu'il ne gênait plus personne, il continua son balayage visuel des lieux. C'est alors qu'il constata la présence d'un enclos près de sa position. Les larges barreaux de fer, les pancartes d'avertissements et la barrière de sécurité installée à une certaine distance de l'enclos assuraient la protection des visiteurs. Et pour cause. À l'intérieur, il y avait un tigre blanc couché sur un lit de paille. Ce dernier mordillait un gros ballon garni de viande pour lui servir de collation et accessoirement pour l'occuper un peu durant les longues journées de présentation.

Ses pattes larges et puissantes manipulaient le jouait avec précision, faisant rouler la boule à sa guise, tandis que ses dents s'enfonçaient dans la paroi avec tant de force que Keishi songea que s'il avait fallu y mettre sa main, il l'aurait certainement perdue en moins de deux.

Si au début, l'immense félin ignora superbement la présence des humains qui s'agitaient autour de lui, il leva toutefois la tête au bout d'un moment, comme s'il avait pressenti qu'on le regardait avec attention. Il se lécha les babines rougies par le sang, alors que ses yeux de couleur bleu ciel s'ancrèrent dans ceux de l'enfant de huit ans. 

Un instant passa, suspendu dans le temps, où chacun jaugeait l'autre avec prudence. C'était une bête magnifique, à n'en pas douter. Point à son avantage dans ce milieu qui n'était pas le sien, ni aussi svelte que s'il avait vécu à l'état sauvage, l'animal restait cependant calme, majestueux, dégageant une aura presque mystique aux yeux du petit garçon.

Keishi s'était approchée de la barrière de sécurité sans s'en rendre compte, comme s'il avait été appelé par cette connexion muette qui était en train de se créer entre le tigre et lui. Son regard avait pointé vers la pancarte d'informations. 

Il lui restait encore beaucoup à apprendre pour bien comprendre l'anglais. Du coup, il n'avait pas le courage de lire tout son contenu. Seulement les quatre lettres qui figurait en haut du paragraphe descriptif.

Instinctivement, il avait apposé ses petites mains sur la barrière et s'était hissé sur la pointe des pieds pour mieux voir l'intérieur de l'enclos. Il avait ensuite pointé son indexe en direction du félin.

— Naya.

Curieusement, l'évocation de son nom eut un effet sur la bête. Elle plissa d'abord les yeux, les oreilles dressées vers l'humain en format réduit, puis elle avait couché sa tête sur ses pattes sans quitter son regard. Techniquement, un tigre ne pouvait pas ronronner. Mais, malgré tout, elle poussa une sorte de râlement, un gémissement ou disons plutôt un long rugissement mêlé avec un soupire.

Keishi sourit, attendrie par la réaction de l'animal. Toujours sur la pointe des pieds, il accota son menton sur la barrière, admirant son nouveau camarade de jeu avec affection. À cet instant, il aurait voulu pouvoir lui parler. Lui dire à quel point il était cool et qu'il était content de faire sa connaissance. Sauf qu'il ne parlait pas le tigre. « Dommage. Ça aurait été fun. », se disait-il à lui-même.

Même s'il ne pouvait pas communiquer avec la créature, un sentiment étrange s'installa entre eux. Une sorte de familiarité réciproque, qui se transforma rapidement en quelque chose d'autre. Quelque chose de... surréel.

C'était comme si l'air s'était gorgé d'un épais brouillard, donnant l'impression que tout autour d'eux s'était figé et que le temps lui-même avait ralenti. On disait que les yeux étaient les reflets de l'âme. Et bien, si c'était le cas, le garçon avait un accès direct à celle de l'animal, tout comme ce dernier pouvait percevoir la sienne.

Oui. C'était une bête magnifique... mais terriblement seule. Comme lui. Et comme lui, elle n'était pas maître de son destin. Elle était prise dans une cage qui l'empêchait d'être elle-même et de faire ce qu'elle voulait.

Le coeur de Keishi se tordit de douleur face à la vérité toute crue, mais voilà que le lien invisible qui s'était créé entre l'enfant et le tigre se brisa lorsqu'un bruit attira leur attention.

Leur regard se portèrent de concert vers un camion qui se parqua derrière l'enclos. Un gros « pshit » retentit quand le conducteur actionna les freins à air, après quoi l'homme débarqua pour ouvrir la porte coulissante et pour préparer la remorque à la venue de son pensionnaire habituel.

Pendant que le premier s'affairait à l'ouvrage, deux autres employés installèrent des barrières de sécurité, créant ainsi un couloir étroit qu'emprunterait le félin lors de son transfert.

— Allez, ma belle. C'est le temps de reprendre la route, avait dit l'un d'eux en tapotant les barreaux avec un bâton de métal pour attirer l'attention de l'animal.

Et voilà qu'on ouvrit la porte de la grande cage. Au début, l'immense félin hésita à abandonner son poste, mais comme on tapa à nouveau pour l'encourager, il se dressa lentement sur ses quatre pattes, pas du tout pressé de tailler sa route loin d'ici. 

Lui qui était déjà imposant lorsqu'il était couché, il était encore plus impressionnant à voir maintenant qu'il était à sa pleine hauteur.

Il s'étira les pattes avant, puis celles de derrière en écartant lentement ses doigts et en sortant les griffes. Il avait l'air de prendre tout son temps juste pour narguer ses gardiens. Effet réussit, car l'employé perdit patience :

— Arrête de faire ta tête de mule et bouge-toi. Allez ! Go !

Un regard mauvais pointé directement vers l'employé, histoire de faire savoir qu'il n'était pas impressionné par sa petite personne, après quoi il bondit au sol pour rejoindre la remorque d'un pas nonchalant. Quand il s'assit dans sa loge mobile, le tigre ou plutôt la tigresse pointa à nouveau Keishi des yeux. 

Solitude, tristesse et résignation le frappèrent en pleine figure. Mais, la porte coulissante se referma aussitôt, rompant la connexion muette entre les deux.

Où l'emmenèrent-ils ? Le garçon n'en avait aucune idée.

— Keishi, dit une voix familière derrière son dos.

Dans son costume trois pièces presque tout fait de blanc, Matabei Yamazaki fit un signe de tête à son enfant qui s'était éloigné de lui sans s'en qu'il ne s'en rende compte.

— Otô-san ! (papa)

Le petit avait rejoint son paternel à la course et avait pointé en direction du camion qui s'engageait sur la route avec le précieux pensionnaire. Avant même qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, son père hocha la tête en émettant un « mmh » moindrement intéressé, puis il ordonna en lui tendant la main :

— Ikimashô. (Allons-y)

Ce dernier approuva d'un signe de tête, non sans avoir jeté un dernier coup d'œil vers la cage vide de son ami félin, puis il déposa sa main menue dans la sienne. Ceci fait, ils traversèrent la fête foraine d'un pas pressé. Leur destination : la tente d'une célèbre diseuse de bonne aventure, installée à l'écart du site.

— Isoide ! (dépêche-toi), commanda le paternel en solidifiant sa poigne sur celle de Keishi.

Derrière lui, le petit peinait à suivre ses grandes enjambées. Pour le peu que cela importait à Matabei. Il avait d'autres raisons de s'inquiéter. Le garçon se reposerait plus tard, avait décrété ce dernier.

Autour d'eux, les employés de la fête foraine continuaient à débarrasser les échoppes du champ. Ils partiraient bientôt vers la prochaine ville prévue à leur itinéraire et recommenceraient leurs numéros de la même manière qu'ils le faisaient depuis le début de l'été.

À eux seuls, les préparatifs de départ duraient plusieurs jours. Quelques rares attractions restaient toutefois accessibles jusqu'au dernier moment et c'était le cas de la diseuse de bonne aventure que le père de Keishi cherchait. 

L'Oracle Mirabella Filloni. Voilà certes un joli nom, mais trompeur, compte tenu du fait qu'il n'y avait point une goutte de sang italien dans les veines de cette dernière. Question d'entretenir l'anonymat et un brin d'exotisme, paraît-il.

Lorsque Matabei fut sur le point d'entrer dans la fameuse tente qu'il avait tant peiné à trouver, il croisa un couple à qui l'on venait de prédire l'avenir. Enfin, prétendument. 

Il se déplaça sur le côté, puis écarta son fils du chemin.

— J'espère qu'elle a raison, soupira la femme.
— N'oublie pas ce qu'elle a dit. Ne précipite pas les choses si tu veux que ça fonctionne, répliqua l'homme.

Découragé, Matabei roula les yeux vers le ciel. Mais le plus choquant, pour lui, fut de découvrir l'allure de Mirabella lorsqu'il entra à l'intérieur. Elle se prenait drôlement au sérieux avec sa boule de cristal, ses cartes de Tarot et ses habits dignes d'une bohémienne !

— Quelles supercheries leur as-tu racontées ? l'interrogea-t-il, perplexe, alors qu'il scrutait chaque détail de ce décor artificiel.

La dame continuait d'éteindre ses bougies sans lui jeter le moindre coup d'œil. Elle n'avait pas besoin de le regarder pour de-viner son identité. Son corps vibrait de toutes parts, plus fort qu'avec n'importe lequel de ses confrères, et l'énergie ressentie dégageait une émotion propre aux Élémentaires. 

D'autant plus que seulement deux familles de cette souche magique étaient suffisamment puissantes pour agiter ses sens de la sorte. Mais vu l'accent prononcé de son interlocuteur, elle savait qu'il n'était pas un membre de la lignée chinoise.

— Un membre de l'École du Vent qui réclame les services d'un humble Oracle... Qui t'a parlé de moi ?
— Interrogez vos cartes. Il paraît que vous êtes la meilleure dans votre domaine, répondit Matabei dont le visage trahissait la surprise et le scepticisme après avoir été si facilement reconnu.
— Contrairement à la tienne, ma magie n'est pas palpable. Elle ne vient pas sur commande et nécessite de la préparation.

L'homme s'approcha de la table et prit l'une des cartes étalées dans le désordre. Il était facile de deviner qu'elles avaient été achetées dans une vulgaire grosserie. Sûrement, aussi, qu'elles avaient été fabriquées dans une entreprise de masse, donc par des gens dépourvus de toute connaissance en la matière et qui ne les avaient pas sou¬mises aux rituels requis. 

Des cartes inutiles, en somme, comme tous les objets qui se trouvaient sur place.

— Et vous vous dites Oracle ? Sagishi (escroc), accusa-t-il son hôtesse, les yeux toujours rivés sur le bout de carton lustré.

Sans doute s'attendait-il à ce que la vieille femme ne comprenne pas son langage. Insultée, celle-ci arrêta ses occupations, et se tourna pour l'affronter du regard.

— Pardon ?

Aussitôt, Keishi se cacha derrière son père, effrayé par la tournure des événements.

— Nous savons, vous et moi, que vos tours ne sont pas de la magie.

La petite taille de Matabei, typique des gens de son pays, aurait pu le faire passer pour un homme docile et peu menaçant, n'eût été l'air sévère de son visage qui tendait à intimider les autres. Et c'était sans compter sa puissante aura, sa posture confiante et ses habits de marque. Il imposait le respect, certes, mais pas assez pour faire ciller Mirabella. Une dame de sa trempe ne se laissait pas impressionner aussi facilement.

— Sache que personne ne souhaite vraiment connaître la vérité, rétorqua-t-elle. Les gens me paient pour leur dire ce qu'ils veulent entendre et c'est exactement ce que je fais.

Cela dit, elle reprit son bien d'un mouvement sec tout en continuant de l'affronter du regard. Ses breloques chamaniques cliquetèrent comme autant de cloches et de hochets qui s'ébrouent face à une bourrasque de vent. Bon. Ok. Elle avait peut-être poussé le déguisement un peu trop loin, mais c'était le prix à payer pour entretenir le personnage énigmatique d'une bohémiène.

De toute façon, ce n'était pas cela le plus important.

Que quelqu'un ne croyait pas en ce qu'elle faisait, cela ne la dérangeait guère, mais consentir à de telles accusations, il en était hors de question. Surtout de la part d'un sorcier de premier niveau qui se croyait supérieur aux autres.

— Je répète ma question... Pourquoi es-tu venu ici ? s'enquit-elle d'un ton sévère. Souhaites-tu réellement connaître l'avenir ou souhaites-tu un simple entretien avec une diseuse de bonne aventure ?
— La vérité. Celle des vraies cartes.

Le faciès renfrogné, Mirabella croisa brièvement le regard du petit garçon avant de retourner son attention vers le père.

— Je ne peux rien faire avant la pleine lune.

L'homme en face d'elle parut ébranlé par sa réponse. Il n'avait pas l'habitude apparemment d'être rembarré de la sorte.

— Pourquoi ?
— Parce que c'est moins fatiguant pour moi et aussi, parce que c'est à ce moment-là que les énergies sont les plus fortes.

Matabei était un Élémentaire. Du coup, il ne comprenait pas trop cette histoire de pleine lune et comment elle pouvait être utile pour une personne comme elle. Il n'avait toutefois pas le luxe d'attendre trois semaines. Des obligations l'attendaient à Osaka. Il avait encore trois jours devant lui. Maximum. Et, il avait l'intention de remplir cette mission avant de partir, coûte que coûte.

— Nous devons le faire maintenant.

Le sourcil de Mirabella se leva, lui donnant un air choqué par son audace. Voyant qu'elle ne sera pas convaincue aussi facilement, il ajouta :

— C'est important.
— Désolée, mais je ne peux rien faire pour toi.
— Onegai shimasu (s'il vous plaît, pour supplier quelqu'un), s'inclina-t-il, en y allant d'un geste qui relevait plus de l'impatience que de la politesse.

Quelle surprise ! Un Yamazaki qui faisait la courbette devant elle. Il devait être drôlement désespéré, dis donc !

Elle hésita, pesant le pour et le contre.

Utiliser la magie comportait son lot de risques. Elle l'aurait bien envoyé balader, mais dernièrement, il y avait un drôle de pressentiment qui la tiraillait, sans qu'elle n'en sache l'origine. Elle avait aussi faits des rêves étranges. Rêves qui ne la concernaient pas directement, mais qui demeuraient toutefois inquiétants. 

Pour sûr, un danger se profilait à l'horizon et la présence de ce sorcier était peut-être là sa seule façon d'interroger l'univers à ce sujet. Car, c'était un fait mondialement connu : Les Oracles ne pouvaient pas lire leur propre avenir. 

Ni celui de leurs familles proches.

Sauf que si elle interrogeait ses cartes maintenant, elle ne pourrait pas jouir de la protection de la lune pour limiter les effets de la malédiction du sorcier sur elle. Était-ce un risque qu'elle était prête à prendre ?

Le regard dur, bien que suppliant de Matabei la narguait. Ses énergies la troublaient et plus encore celles du petit garçon qui se trouvait derrière lui.

— Venez, soupira-t-elle, résignée.

Elle leur indiqua le chemin d'un signe de tête, puis les trois pénétrèrent dans la roulotte située à quelques pas de la tente. 

Voici la première partie du prologue. 

Pour ceux qui ont lu l'ancienne édition, vous remarquerez que quelques ajouts et ajustements ont été faits par rapport à cette dernière. Perso, je préfère largement celle-ci.

Sur ce, je vous vois à la partie 2 ;)

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