4-2

Mince. Pourquoi mes yeux étaient pleins d'eau ? « Ne pleure pas. Ne pleure surtout pas. » Difficile, compte tenu du champ de bataille anarchique qui s'opérait dans ma tête.

Alors que je continuais de décamper, des éclats de souvenirs me revinrent en mémoire. Tout s'enchaîna si rapidement ! Je me sentais bombardée par une multitude de sensations affreuses comme si je les avais vécues la veille alors que quatre ans s'étaient déjà écoulés depuis les événements.

Voilà que j'avais revu des brides d'images de l'accident, de la mort d'Hateya. J'avais revu le sourire mauvais de ma mère, lui-même accompagné par un regard méconnaissable qui donnait froid dans le dos.

« Merde. », c'était tout ce que mon cerveau avait trouvé à penser face à cela. Je me revis hurler mon désespoir et courir vers elle, tout en réentendant l'alarme de ma montre que j'avais programmé, me disant ainsi que le délai pour les sauver allait bientôt expirer...

Naturellement, mes souvenirs me ramenèrent à lui. Ce lui que je voulais tant oublier.

Dans ma tête, je vis un individu en habit traditionnel, dans un long manteau noir qu'il portait par-dessus son kimono d'homme. Il portait une montre à gousset et un livre ancien, tous deux accrochés à sa ceinture de soie ténébreuse. Son visage était penché, caché dans l'ombre d'un grand chapeau noir en forme conique duquel pendouillait des ficelles munies de perles de la même couleur.

Il y avait une lanterne mystique qui flottait à côté de lui, d'un style que je ne saurais décrire tellement elle était spéciale. Elle brillait d'une lueur chatoyante, tandis qu'à l'intérieur virevoltaient les âmes récoltées durant son voyage.

Je me souvins du visage de l'Homme que j'avais rencontré à plusieurs reprises, de ses yeux couleur bleue ciel... de son presque sourire, alors qu'il ne devrait normalement pas ressentir d'émotion humaine...

Je me souvins de sa main blanche et froide dans la mienne. De toutes les fois où je m'étais sentie bien avec lui. D'avoir pensé qu'il était un bel homme. Un adulte sans âge, au grain de peau parfait et aux traits doux qui inspiraient la confiance... À mes yeux, il était comme un ange descendu du ciel pour aider les plus vulnérables.

Je secouai la tête, me maudissant d'avoir été idiote de croire qu'il avait été mon ami. Et surtout, d'avoir cru qu'il était beau et gentil. Bordel de merde ! Que j'avais été naïve !

Ce monstre. Ce traitre. Je ne voulais plus avoir affaire à lui.

Plus jamais.

- Shit ! Tu vas m'écouter, oui ? Leeze ! Attends !

La main de David avait saisi mon bras pour me forcer à arrêter. Son intervention me ramena vite-fait à la réalité. Hélas, c'était trop tard. Complètement engloutie dans la tempête émotionnelle qui faisait rage en moi, je m'étais libérée de lui d'un coup sec.

- Ça va. Je gère, déclarai-je d'une voix lourde et assurée, tout en serrant ma canne avec vigueur pour y canaliser mes sentiments chaotiques.
- Leeze...

Je n'aimais pas so ton de voix et surtout pas la vague de tristesse que je sentais en lui.

- Tout va bien, Dave. Vraiment.

Pourtant, c'était quoi cette larme qui coulait sur ma joue ? C'était quoi ce petit trémolo fébrile dans ma voix ? Et ce pincement insupportable au cœur qui ne voulait pas partir ? Un certain temps s'écoula, temps durant lequel je me débattis pour faire le ménage dans ma tête et dans mon cœur.

Il fallait que je pense à autre chose. Autre chose que la mort. Oui. Il fallait que j'oublie qu'elle pouvait être partout...

Peu à peu, je réussis à me calmer. Exploit immense. Je pris une grande inspiration, puis expirai un bon coup en ultime geste d'abandon.

David se risqua à demander, non sans avoir dégagé une pointe de malaise, avec un soupçon de peur dans son aura :

- Est-ce qu'il était là ?
- J-je ne veux pas le savoir, bégayai-je en secouant la tête par la négative.
- Mmh. Je comprends.

J'en doutais. Personne ne pouvait comprendre.

- Leeze...

Je le coupai avant qu'il n'ajoute quelque chose qui me ferait sentir encore plus misérable :

- Peut-on rentrer, maintenant ? Je suis fatiguée.

Il acquiesça par un « mmh » de base et après un moment d'hésitation de sa part, nous reprîmes le chemin de la maison.

David ne dit point un mot pendant un moment. Seuls le bruit de nos pas et le battement de mon fichu traitre de cœur comblait la bulle de silence dans laquelle nous nous étions enfermés. Mais quand même, je sentais bien le combat qu'il livrait en lui.

- J'aimerais dire ou faire quelque chose pour alléger le poids sur tes épaules, se risqua-t-il à dire après avoir tourné la langue sept fois dans sa bouche.

Il ne continua pas, ne sachant pas comment mettre en mot sur ses ressentis. En fait, il n'avait pas besoin de le faire, car l'interruption de ses confidences parlait pour lui. « C'est juste que je ne sais pas comment faire. »

- Tu n'as pas besoin. Ça fait partie du jeu, apparemment.
- Mais, quand même. Tu n'as pas à vivre ça toute seule. Je suis là, tu sais.

Un mince sourire s'esquissa au travers de ma tristesse.

- Je suis contente que tu sois avec nous, soufflai-je émue.

Tout de même. Je savais que le nœud désagréable qui me poignardait le ventre n'allait pas partir de si tôt...

🌙⭐

Cinq ans plus tôt

Nous étions allés au Témiscamingue, une région située à la frontière qui séparait le Québec et l'Ontario, pour rendre visite à mon grand-père aveugle.

C'était avant ma perte de vue totale. Presque un an avant cela, pour être exacte.

Mon grand-père Fernand nous accueillit à bras ouvert, chacun notre tour. Comme à son habitude, il explora notre visage à l'aide de ses mains. Pour lui, c'était l'unique moyen de savoir à quoi nous ressemblions, de voir à quel point nous avions grandis depuis notre dernière visite, mon frère, ma petite sœur et moi.

- Qu'est-ce que c'est ? m'interrogea-t-il après avoir remarqué que je portais un bandeau de pirate.
- C'est parce qu'on rit de moi à l'école que je porte ce truc.
- C'est clair qu'avec ça sur la tête, ils doivent en avoir pour leur argent ! se moqua-t-il.

J'aurais pu être choquée par sa plaisanterie, mais ce ne fut pas le cas. Je me disais qu'au moins, ils ne se moquaient pas de moi directement, mais de cette chose ridicule que ma mère m'obligeait à porter. Voilà la nuance. Et puis, c'était juste en attendant d'être opérée et de recevoir mes lentilles de contact.

- Pourquoi tu portes ce truc ? Tu as une infection ? s'enquit ensuite mon grand-père. Tu t'es blessée ? Ah, ne me dis pas ! Tu t'es encore battue avec un camarade de classe. C'est ça ?
- Perdu !
- Si c'était juste ça, soupira mon père.

Aussitôt dit, ma mère lui flanqua une claque sur le torse du revers de la main et toussa pour le gronder. Nous rîmes en chœur, puis quand je me calmai enfin, je lui informai :

- Les médecins l'ignorent. Ils disent que je souffre peut-être d'une forme rare de cataractes.

Je me souvins qu'il parut ébranlé par cette révélation. Son sourire s'était dissipé et ses yeux s'étaient écarquillés. À ce moment-là, sa réaction me parut exagérée. Pf. Franchement. Je ne venais tout de même pas d'avouer que je tuais des bébés lapins en secret pour me nourrir de leur sang à la pleine lune !

Ma mère intervint pour sauver la mise.

- Les enfants. Allez portez vos bagages dans votre chambre. Nous avons quelque chose à dire à papy. Compris ?
- C'est moi qui prends le lit du haut ! s'empressa de crier Hateya en piquant une course jusqu'à la mini fourgonnette.

Quoi ?

- Hé oh ! C'est moi la plus vieille, alors c'est moi qui décide ! rouspétai-je en m'élançant à sa poursuite.
- Premier arrivé, premier servi !

Hateya était rapide pour son âge et ce, malgré la robe et les souliers coquets qu'elle aimait porter tous les jours. Elle arriva en premier au véhicule, ouvrit la portière à la volée et se jeta à l'intérieur comme une fusée. Heureusement, j'étais rapide moi aussi. Ainsi donc, je réussis à la rattraper et je la suivis dans la fourgonnette tout juste deux secondes après.

Alors que je me démenais avec la montagne de valises pour trouver mes effets personnels, je renchéris :

- Accepte tout de suite la défaite, morveuse !

Elle me fit la grimace en répondant un classique, mais efficace :

- Na, na !

De son côté, David se contenta de nous rejoindre en traînant le pied. Inutile de jouer à notre petit jeu puéril, il savait très bien qu'au final, il allait finir par dormir sur le canapé.

Pauvre petit chou.

Enfin bref, pendant que la guerre avait été déclaré entre Hateya et moi, on avait pris mon grand-père en aparté. De longs échanges continuèrent entre mes parents et lui. En français, bien entendu. Pour être certains que nous ne comprenions pratiquement rien de ce qu'ils se disaient.

Pourquoi autant de secrets ? Je me souvins avoir trouvé que c'était louche, cette histoire.

Nous primons ainsi possession des lieux en foutant une pagaille monstre dans la chambre d'invité, puis nous revînmes auprès d'eux sans trop savoir ce que nous devions faire ensuite. Aussitôt qu'ils nous virent réapparaître dans le décor, un silence pesant s'installa. Plus aucun mot de la part des adultes, seulement des coups d'œil étranges.

Encore plus louche.

Après avoir ruminé dans sa barbe un court instant, mon grand-père demanda finalement à mes parents s'il pouvait me parler en privé. Mon père échangea un dernier regard rempli de doutes à ma mère. Elle aussi semblait hésiter, mais finit par approuver d'un hochement de tête incertain.

- Nous allons faire les courses. Ça vous laissera le temps de papoter entre vous, dit-elle alors en nous donnant chacun un câlin. Dave ! Hateya ! Vous venez avec nous ! appela-t-elle ensuite mon frère et ma sœur qui s'étaient éclipsés dans les chambres d'invités.

Alors que le reste de la famille était parti au village, j'aidai mon grand-père Fernand à s'asseoir sur son fauteuil, au salon. Il prit le temps de déposer sa vieille canne en bois à côté de lui et de se servir un verre de thé glacé.

- Tu en veux ?
- Non, merci.
- Tant pis pour toi.

Ceci dit, il prit une grande gorgée de son breuvage, puis déposa son verre sur la table de chevet. Avec son accent typique des Franco-canadiens, il me demanda ensuite :

- Combien de fois tu l'as fait ?
- De quoi ?
- Voyager.

Coup de théâtre. Mon esprit avait bugué une fraction de seconde.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? gloussai-je ensuite pour feindre ma surprise.
- Je te parle de faire des sauts dans le temps. Parce que c'est de ça qu'il s'agit. N'est-ce pas ? Tu as fait un pacte avec l'un d'entre eux.

À la fois confuse et étonnée, je déglutis. Il connaissait donc mon petit secret.

En même temps, je ne pouvais pas vraiment appeler ça « voyager dans le temps », puisque je n'étais capable que de reculer quelques minutes en arrière, suivant le décès d'un individu.

- Ainsi donc tu es toi aussi une Voyageuse Temporelle. Bienvenue dans le lot, ma Pitchounette.

C'était le surnom qu'il nous avait toujours donné, à Hateya et moi.

- Donc, je suis comme toi.
- C'est ce que je vois.

Il sourit. D'après les couleurs de son aura, il y avait du rose pâle. De la tendresse, mais aussi une pointe de culpabilité qui prenait la couleur de mauve clair.

- Alors, combien de sauts dans le temps tu as fait jusqu'ici ? avait-il renchéri.

Je réfléchis un instant.

- Six fois.

Son air se rembrunit. Il soupira, à la suite de quoi il se pencha par en-avant, les avant-bras appuyés sur ses genoux. Quand je vis ses yeux blancs fusiller le vide, je devinai dès lors que ce regard réprobateur m'était destiné.

- C'était ta dernière fois. Compris ?

Son visage, son ton de voix... Je n'avais jamais vu mon grand-père aussi sévère. D'habitude, il était du genre bon vivant et le genre à prendre tout à la légère.

- P-pourquoi ?
- Parce que la personne qui t'accompagne dans tes sauts n'est pas ton ami.

Faucheuse ? Pourtant, il avait toujours été gentil avec moi.

- Qu'est-ce qu'il y a de mal à le faire ?
- Ces gens que tu veux sauver... c'est leur destin de mourir.
- C'est quoi le destin, de toute façon ? Peut-être que c'est justement leur destin d'être sauvés par une Voyageuse Temporelle ? Sinon, ils n'auraient pas croisé ma route.

Pendant quelques secondes, mon aïeul demeura sans mot.

- Peut-être. L'histoire ne le dit pas.

À voir les muscles de son faciès tendus, je compris que j'avais fait une bourde et une bourde monumentale.

- Six voyages. Quand même, souffla-t-il impuissant. C'est... Oh. Mince. On peut dire que tu n'as pas chômé.

Il s'affala dans le creux de son siège et s'amusa à faire tournoyer les glaçons à l'intérieur de son verre. Son air songeur laissait présager qu'il cherchait une façon pour me communiquer ses ressentis ou à tout le moins, de mettre de l'ordre dans ses idées pour que tout soit le plus clair et concis possible.

- Écoute-moi, Lizy, soupira-t-il au bout d'un moment. Plus tu paries sur la magie, plus elle te consume. Ne l'oublie pas. Et encore là, tu es chanceuse de ne pas être plus amochée que tu l'es en ce moment.

Exagérait-il ? J'y réfléchissais.

Je ne compris qu'à ce moment-là pourquoi nous étions venus lui rendre visite à l'improviste. Comme je ne m'étais jamais soucié des avertissements de mes parents, ils avaient joué la carte du vieux papy adoré pour me convaincre.

Le voir aveugle était comme un avertissement de ce qui m'attendait dans le futur si je continuais à m'entêter.

- Sache qu'aller contre le temps est un pouvoir trop grand pour les limites physiques de ce monde, continua ce dernier devant mon mutisme. J'en connais plusieurs qui y sont restés après un seul essai.

Je me demandais combien de fois il l'avait fait pour se rendre jusque-là ? Et combien de fois devrais-je le faire de mon côté pour être dans le même état que lui.

- Mais nous, nous ne mourrons pas si nous le faisons, hein ? Sinon, tu ne serais plus là.
- La mort est toujours le dénouement lorsque nous laissons la magie prendre le dessus et crois-moi, nous ne faisons pas exception à la règle.

À ces mots, je déglutis. Un nœud désagréable se logea dans le creux de mon estomac.

S'il voulait me faire peur, c'était gagné.

- Promets-moi de ne plus le refaire, insista-t-il. S'il te plaît. Ne voyage plus dans le temps. C'est trop risqué.
- Même si notre famille est en danger ?
- Même si un membre de la famille est en danger, répondit-il d'un ton ferme et résolu.

C'était quand même injuste de posséder un don sans avoir le droit de l'utiliser. Pourquoi la vie nous transmettait-elle de tels pouvoirs, si c'était dangereux pour nous et les autres ?

L'image de l'homme à la lanterne flottant au-dessus de son épaule s'alluma dans mon esprit. Après tout ce que nous avions traversé, je ne pouvais concevoir l'idée qu'il me fasse du mal ou qu'il puisse me placer en situation de danger.

Oui, je savais qu'il n'éprouvait aucun sentiment, du fait qu'il n'avait pas la même aura que nous, les humains, et qu'il n'avait sans doute jamais eu d'attaches durant sa longue vie d'immortel. Toujours est-il que nous avions un lien privilégié, tous les deux, et que je lui faisais confiance.

Pour toutes ces raisons, je recommençai à bombarder mon grand-père de questions.

- Même si c'est le seul moyen de vous sauver ?
- Même si c'est le seul moyen de nous sauver.
- Même si je n'ai absolument pas le choix de le faire ?
- Même si tu n'as pas le choix.

Facile à dire, mais lorsque nous sommes confrontés à la mort, c'était une tout autre histoire. Comme j'hésitais toujours, il ouvrit les bras. Attendrie par sa vulnérabilité, j'acceptai l'invitation et m'assis sur ses genoux.

- Promets-le-moi, Lizy. Je ne veux pas qu'il t'arrive malheur.
- Oui, grand-papa. Je te le promets.
- Ça, c'est ma petite-fille, rétorqua-t-il en affichant un large sourire.

Un gros câlin s'ensuivit. Un câlin rempli de chaleur et de sincérité.

Je l'aimais beaucoup ce vieux bonhomme. Or, jamais je n'aurais cru que cette rencontre serait la dernière.

Il est mort le mois d'après. Cause officielle : crise cardiaque, mais nous n'avions jamais su ce qui s'était réellement passé, en vérité...

Et voilà pour le chapitre 4 😊 Qu'en pensez-vous ?

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