2-2

Mon père se leva de son siège pour échanger une poignée de main avec le nouveau venu. Les saveurs de mon frère, quant à elles, me transmettaient sa méfiance habituelle à l'égard des inconnus.

— Jay, tu as maigri depuis le temps ! souligna notre oncle à notre paternel. Et vieilli, aussi.
— Je te retourne le compliment. Pour la vieillesse, pas pour le ventre.

Ils rirent tous les deux. Je ne dis rien, mais j'étais presque sûre que mon père n'était pas tout à fait emballé par la compagnie d'Eddie. Enfin, oui il l'était, le sucré que j'avais en bouche le prouvais, mais je détectais un soupçon de quelque chose d'autre... Un mince filet épicé sur ma langue. Une vieille rancune, peut-être ?

« C'est peut-être pour cette raison qu'il redoutait de venir dans ce restaurant. », pensai-je. Quoi qu'il en soit, notre oncle se joignit à nous.

— Wow ! La dernière fois que je t'ai vu, David, tu venais tout juste d'apprendre à marcher, s'étonna-t-il.
— Ça passe vite. Trop vite, souffla Jeremy.
— Je ne te le fais pas dire.

S'ensuivit une petite pause empreinte de nostalgie qui n'avait de sens que pour eux, jusqu'à ce qu'Eddie s'adresse à moi.

— Dis... j'ai une question, Leeze.
— Oui, répondis-je en dévorant mes frites déjà refroidies.
— Explique-moi comment tu fais pour différencier les odeurs environnantes des essences auriques.

Je fus sans mot, perdue quelque part entre la surprise et l'affolement. Je guettai la réaction des gens présents dans le restaurant, au cas où quelqu'un aurait peut-être entendu ce qu'il venait de dire.

Heureusement, rien à signaler.

— Hé ! Pas de ça ici. Nous sommes dans un lieu public, je te rappelle, le gronda mon père en articulant à peine ses mots, comme s'il serrait les dents.
— Personne ne porte attention. Et puis, tu n'es pas le mieux placé pour me faire la morale, monsieur qui entraîne sa fille en public.

Eddie marquait un point, mais à la différence de lui, nous ne mentionnions jamais les termes interdits devant témoins. Faisant fi des réticences de mon père, il continua d'un ton plus bas :

— Je suis intrigué de savoir comment elle perçoit les auras et les émotions autrement que par les couleurs.
— Donc, tu es un Psychique Empathique toi aussi, conclut mon frère en se penchant en avant sur son siège, curieux.
— Oui, monsieur. Cadeau de ma mère.

J'étais contente de rencontrer un autre membre de la famille qui partageait ce don. Je croyais être la seule à le posséder, puisque mon père était un Sans-Pouvoir et que tous ceux que je connaissais avaient plutôt hérités des dons du côté de ma mère.

— Alors ?

Il semblait têtu, celui-là, mais ce n'était pas comme si je m'adressais à un inconnu. Enfin, je veux dire, pour moi c'était un inconnu, mais pas pour mon père. Ça comptait, non ? J'hésitai à répondre, cherchant l'approbation de papa, de l'autre côté de la table. Comme je n'en reçu aucune, je pris le risque.

— C'est difficile à expliquer, bredouillai-je moi aussi à mi-voix. Je crois que mon odorat et mon sens du goûter vont ensemble. Et, disons qu'ils possèdent deux échelles bien distinctes. La première, celle que je perçois d'instinct, est la perception normale, et la deuxième apparaît lorsque je me concentre. Sauf dans les cas où les saveurs s'imposent d'elles-mêmes... c'est ce qui se produit lorsque je me trouve avec des personnes que je connais très bien.

Ou avec certains sorciers qui avaient des auras assez puissantes par rapport aux autres personnes qui les entouraient. Ça m'était déjà arrivé de rencontrer quelqu'un comme ça. Un phénomène plutôt rare, mais pas impossible.

— C'est fascinant. Je croyais que la capacité à voir les auras était propre à la vue, mais peut-être l'est-elle uniquement parce que c'est notre sens dominant.

Il avait sans doute raison. Avant de perdre la vue, c'était ainsi que je percevais les auras. Je voyais des lumières colorées qui ondulaient autour des gens. À chaque émotion sa couleur et à la façon que ses lumières ondulaient, je pouvais aussi savoir l'intensité de l'émotion ou si la personne souffrait ou si elle était confuse. Mais, en devant aveugle, mon corps avait dû s'adapter et voilà où j'en étais désormais. 

Je sentis Eddie se pencher vers moi. Il ajouta avec un entrain presque effrayant :

— Dis, est-ce que tu as aussi des acouphènes ? Et tes mains ? Sens-tu des vibrations, de la chaleur ou des picotements, peut-être ?
— Euh... non.

L'air innocent, il se recula dans sa chaise quand il vit une autre personne s'approcher de la table.

— Un café, patron ?
— Oui. Merci.
— Besoin de quelque chose ? nous interrogea la serveuse après avoir rempli une tasse pour Eddie.
— Non merci, répondit mon père.

Sur ce, elle repartit.

— Ça suffit, rugit Jeremy, craignant qu'on nous surprenne en flagrant délit. Ce n'est pas un interrogatoire. Je ne veux plus vous entendre parler de magie. M'avez-vous bien compris ?
— Ne soit pas aussi parano, riposta Eddie. Et ne me dis pas que tu n'as jamais été curieux de savoir.
— Si tu pouvais essayer d'être normal, pour une fois, et te fondre dans le décor sans faire l'imbécile, ce serait grandement apprécié !

Les saveurs épicées de mon père m'indiquaient clairement son exaspération.

— Hey oh. Tu es à Jensfield, je te rappelle. La ville officielle de la sorcellerie. Crois-moi. Il y a bien plus de zinzins ici que tu peux en compter. Personne ne fera la différence.

J'échappai ma frite dans mon assiette, sous le choc. « Attends une minute. » Il venait de dire : la ville de la sorcellerie ? Notre père ne nous avait pas parler de ce détail !

Je compris tout de suite que je n'étais pas la seule à me poser des questions. Bien que David demeurât silencieux et ne laissât rien paraître de son tumulte intérieur, moi je savais. Je sentais son aura s'agiter. Le connaissant par coeur, je pouvais même l'imaginer lever son sourcil comme il l'avait fait si souvent quand nous étions plus jeunes, alors qu'il grimaçait sans doute, l'air perplexe.

Il me tapa doucement du pied, sous la table, comme pour dire : « T'as entendu ce que notre oncle vient de dire ? »

Oui. J'avais entendu. Merci. Je n'étais pas encore sourde, à ce que je sache. Je le tapai à mon tour, discrètement. Enfin, pas si discrètement que ça, apparemment, car à côté de moi, l'aura d'Eddie prit une saveur un peu sucrée. Celle qui était typique de l'amusement.

 Je pouvais presque le voir esquisser un sourire en coin, comme s'il avait décelé grâce à ses pouvoirs Empathiques des choses qu'il n'aurait pas dû sentir en temps normal. Or, comme mon père resta sur sa position, complètement fermé à l'idée de s'exposer en public, il mit cela de côté et lui rétorqua après avoir soufflé d'agacement :

— Tss. C'est vrai. J'avais oublié que le Sans-Pouvoir que tu es n'a jamais compris et ne comprendra jamais que le monde ne tourne pas seulement autour de la normalité et notre capacité à vivre incognito parmi les Normaux.

Oncle Eddie avait bien accentué les mots Sans-Pouvoir, comme pour narguer son frère en lui rappelant qu'il était le seul membre de la famille à n'avoir aucun don. Je comprenais maintenant pourquoi nous ne l'avions pas connu avant ce jour. Ces deux-là s'entendaient comme chien et chat.

C'était à se demander pourquoi nous avions déménager ici, finalement. Je croyais que la présence d'Eddie était justement l'une des raisons qui nous avaient amenées à Jensfield, hormis le programme d'étude spécial.

— Moi aussi, j'ai une question, les coupai-je pour faire la trêve.
— Dis, répondit mon oncle.
— Comment as-tu fait pour passer inaperçu ? Je me souviens t'avoir vaguement détecté, tout à l'heure, mais après... plus rien.
— C'est son restaurant, dévoila mon père.
— Oh.

Le « patron » que la serveuse leur avait servi plus tôt prenait tout son sens.

Cela expliquait pourquoi mon oncle sentait surtout la friture, ce qui le rendait pratiquement indétectable au premier plan. Et comme mon attention s'était portée exclusivement sur la recherche du huitième client, il était passé sous mon radar.

Suite à cela, nous mangeâmes tout en échangeant avec Eddie sur les faits importants qui avaient marqué nos vies respectives et que nous avions manqués chacun de notre côté. Je n'aimais pas parler du passé. Si j'avais pu le sceller dans un coffre et l'enterrer sous une bonne couche de ciment, je l'aurais fait. Et je n'étais pas la seule dans ce cas-ci. Tout comme moi, mon père et mon frère n'étaient guère enchantés d'exposer nos plus vieux problèmes au grand jour.

Du coup, plusieurs questions furent esquivées.

Dès que nous eûmes terminé nos assiettes, mon père joua la carte du : « On a beaucoup de boulot à faire » pour s'éclipser, non sans promettre à Eddie de le visiter au cours des prochains jours. Par pure politesse, sentis-je. Nous retournâmes donc à la maison en silence, plus exténués que jamais.

Dans ma nouvelle chambre, je terminai de préparer les draps et les oreillers, tandis que mon père régla mon réveille-matin et plaça la bonbonne d'oxygène entre la commode et le lit. Il s'agissait d'un grand cylindre sur roulettes, le genre de truc incommodant et difficile à trimbaler.

— Ce n'est pas le luxe, admit-il, mais j'ai cru que ce serait plus utile pour toi d'avoir ton propre espace.
— C'est parfait, répliquai-je en secouant la tête. Merci.
— Si tu ressens un malaise ou s'il t'arrive quoi que ce soit, tu as juste à peser sur le bouton de panique. Je l'ai accroché au mur, au-dessus de la table de chevet.
— Dac.

Au même moment, son téléphone sonna. Je me disais que c'était une heure bien tardive pour recevoir un appel. 

S'il avait toujours été au garde-à-vous pour ses recherches, son obsession pour le travail s'était empirée, ces dernières années. Ses absences se faisaient de plus en plus nombreuses et de plus en plus prolongées. Un détail supplémentaire qui s'ajoutait à cette impression c'est qu'il n'était jamais près de nous à cent pour cent, comme s'il avait choisi de se noyer volontairement dans sa quête afin d'oublier l'amère vérité.

Il tapota ma tête en déclarant d'un ton doux : 

— Bonne nuit, ma chérie.
— Bonne nuit.

Il resta immobile pendant une fraction de seconde, hésitant à me prendre dans mes bras. Appréhension, culpabilité, tristesse... son coeur livrait un combat silencieux que je n'arrivais pas à comprendre. Il choisit finalement d'abandonner la partie, me laissant seule dans cet endroit étranger. 

Bien que j'eusse espéré le contraire, je n'en attendais pas plus de lui. Rares étaient les fois où il se permettait d'outrepasser les barrières qu'il s'était fixées entre nous. Peut-être était-ce parce  que le fait de me voir ravivait chez lui de douloureux souvenirs ? Ou peut-être qu'il voyait des choses que moi, je ne voyais pas de mon côté ? 

Mes yeux. On ne pouvait pas dire qu'ils passaient inaperçus. C'était peut-être d'eux qu'il avait peur...

Qu'on se le dise, il m'aimait beaucoup et s'inquiétait pour moi. Je ne pouvais pas en douter. C'est juste qu'il ne savait pas comment s'y prendre avec la malade que j'étais devenue. Pas plus qu'il ne savait y faire avec nous, sorciers aux dons particuliers. Le rôle de nous éduquer et de nous rassurer dans ce domaine avait toujours incombé à ma mère.

Je me sentais triste de ne plus trouver la complicité que nous avions, jadis.J'aurais dû avoir eu le courage de lui demander que j'avais appréhendais de me retrouver toute seule. J'aurais aimé le savoir capable de me rassurer, et le voir dormir près de mon lit cette nuit, comme lorsque j'étais petite. 

Mais, c'était peut-être mieux ainsi. Les démons intérieurs qui le suivaient faisaient écho aux miens. Peur, tristesse, culpabilité... et avec eux, les souvenirs que tout ceci impliquait.

Je m'assis sur le matelas en tâchant de m'imprégner de l'atmosphère des lieux. Hormis ma salle de bain et la petite pièce à débarras où siégeaient la boîte électrique, l'arrivée d'eau et le chauffe-eau de la maison, le sous-sol était un vaste espace ouvert, assis sur un plancher de béton. De ce que m'avait dit papa, deux minuscules fenêtres donnaient sur l'extérieur. Tout au fond, il y avait un immense miroir mural surmonté d'un cadre aux moulures stylées. De chaque côté du miroir, des étagères encastrées dans le mur.

Voilà un lieu étranger qui ne me donnait ni l'impression d'être une chambre ni le sentiment d'être mon chez-moi. Je me sentais petite au cœur de l'obscurité. Comme si les ténèbres s'étaient épaissies pour m'oppresser de partout.

Après avoir entendu un coup de tonnerre gronder dehors, je rapatriai ma couverture sur mes épaules, puis fis glisser mon ordinateur portable sur mes genoux pour terminer la rédaction de ma lettre. Dans ma solitude, m'emmitoufler de la sorte faisait partie de mes moments les plus tendres et les plus confortables. Ma couverture devenait les bras que j'aurais souhaité sentir autour de mes épaules, mon bouclier contre tous les chagrins du monde.

Les derniers mots enfin tapés, j'entrepris de trouver mon imprimante hybride sans quitter mon cocon de tissu. J'ai dû ouvrir plusieurs boîtes pour y parvenir. Dès que ce fut fait, je me mis en quête d'une prise de courant. « Il doit y en avoir une quelque part », me dis-je. Je tâtai le mur, près de ma table de chevet, tout en tâchant de ne pas m'électrocuter, ce qui aurait été fâcheux. Très fâcheux, même.

Ah ! En voilà une ! 

Alors que le papier se faisait bosseler et teinter de noir, je fouillai parmi les boîtes de carton. Chaque fois que je croyais toucher l'objet de mes désirs, mon cœur faisait un tour dans ma poitrine. Ces fausses alertes aggravaient mes appréhensions, comme autant d'aiguilles sur une poupée vaudou. Tant et si bien que lorsque je captai enfin mon précieux trésor, il fut impossible de contenir plus longtemps les émotions si vivement refoulées depuis le début.

Voilà une vieille valise qui avait appartenu, jadis, à ma mère. Là où étaient enfermées les plus insoutenables vérités du passé. Les miens. Les siens... et ceux d'Hateya. 

L'imprimante termina enfin la tâche que je lui avais demandé. De mon côté, je flattai le cuir épais du bout des doigts, accrochant au passage les coins et les boutons décoratifs en bronze.

Mince. C'était trop dur. Cette valise signifiait tant de choses pour moi. 

Mes yeux se remplirent d'eau, tandis que mon cœur se contracta dans ma poitrine. Avant de franchir le point de rupture, je décidai de lâcher cette chose sinistre pour plier la lettre et l'insérer dans une enveloppe. J'inscrivis sur celle-ci la date actuelle : 2 septembre 2024, avant de la dissimuler rapidement à l'intérieur. 

Ceci fait, je bouclai le tout et cachai la valise sous mon lit.

Pendant un long moment, je restai ainsi, à genoux. Je resserrai la couverture sur mes épaules, incapable de me relever, ni faire quoi que ce soit d'autre que d'être là, dans le noir.

Complètement stoïque.

Puis, une larme coula sur ma joue. Le liquide chaud se fraya un chemin sur ma peau. Tout doucement, ouvrant ainsi la voie pour les suivantes avant de mourir sur le sol.

Cela me réveilla de ma torpeur. Je l'essuyai aussitôt d'un rapide geste de la main, résolue à ne pas me laisser submerger par la tristesse une nouvelle fois.

« Bref, si tu lis ceci, ne t'inquiète pas pour moi. Je vais bien. Tout va bien aller. D'accord ? Je suis plus forte que j'en ai l'air.

Je t'aime, maman. Tu me manques. » 

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