Chapitre 6.2 : Keir
En franchissant l'immense porte marquant l'entrée du terrain des Jeux, je fus accueilli par les membres du jury composé des six Draoid'hean et des six Scienteks règlementaires.
J'avais atterri dans une espèce de couloir sombre et froid, éclairé par des petits braseros qui formaient un chemin lumineux vers le bout du tunnel que je distinguais devant moi. Les membres du jury m'attendaient, parfaitement alignés mais séparés par cette allée illuminée. Scienteks d'un côte, Draoid'hean de l'autre.
Je fis un pas en avant, incertain. Personne ne nous avait expliqué ce nous devions faire exactement une fois la porte franchie.
Mais je n'eus pas à me torturer le crâne bien longtemps. Un grand gaillard bien bâti, au visage austère et au regard froid vint aussitôt à ma rencontre. Il s'agissait d'un Scientek. Évidemment.
En les détaillant plus précisément, je m'aperçus que la différence entre mes congénères et les Draoid'hean était pour le moins... frappante. Ces derniers formaient un mélange hétéroclite de toutes les morphologies possibles, tandis que les membres de mon clan donnaient – à quelques détails près – l'impression de tous sortir du même moule. Bien que de tailles différentes, leurs corps au métabolisme amélioré renvoyaient ainsi l'image que tous les Scienteks voulaient donner à leurs ennemis. Celle d'individus forts, affûtés, musclés... rigides aussi, il fallait en convenir.
Les Draoid'hean devaient vraiment nous prendre pour des sales cons monomaniaques du contrôle et extrêmement chiants.
Ce que la plupart des miens étaient effectivement.
Quoi qu'il en soit, le Scientek qui se trouvait face à moi devait appartenir à la classe des Cinquantiales. Ou des Sextiales, cela dit...
Il était toujours très difficile de donner un âge exact aux membres de mon clan. Notre ADN génétiquement modifié nous permettait de subir les affres du temps bien plus tard qu'un être humain lambda ou qu'un Draoid'hean.
Enfin... certains membres de nos ennemis s'en tiraient mieux que d'autres.
La mère de Teaghan – Moira – était, par exemple, drôlement bien conservée pour une Quarantiales. D'ailleurs... Était-ce pour une raison aussi trivial que son physique avantageux que mon père avait tenu à aller les saluer, elle et sa famille ?
Sans doute pas. Mais à partir du moment où il l'avait aperçue, ses réactions étaient devenues... peu rationnelles. À moins qu'il ne s'agisse d'une simple courtoisie pré-Jeux envers nos ennemis héréditaires ? Possible. Néanmoins...
Agacé, je secouai la tête. Parce que – sérieusement – pourquoi est-ce que je pensais à ça maintenant ?
L'homme face à moi fronça les sourcils, sans doute surpris par ma mine renfrognée.
J'étais un Scientek, bordel ! Mes émotions n'étaient pas censées se lire sur mon visage comme dans un livre ouvert...
Ouais...Maintenant, j'étais deux fois plus énervé.
— Un problème, jeune homme ? demanda-t-il de sa voix sèche.
Bon sang, O'Connor ! Reprends-toi !
— Aucun, Monsieur, finis-je par répondre en recouvrant finalement mon masque de Scientek chiant et impassible.
Mon interlocuteur perdit rapidement son air perplexe pour me présenter un visage vierge de toutes émotions.
— Très bien, reprit-il en inclinant légèrement la tête. Êtes-vous le dernier Scientek à franchir cette porte, Keir O'Connor ?
Le ton solennel qu'il avait utilisé pour me poser cette question me fit penser qu'il respectait sans doute une sorte de protocole.
— Oui, Monsieur, acquiesçai-je d'une voix grave.
— Êtes-vous notre champion ?
— Oui, Monsieur, approuvai-je à nouveau.
L'homme plissa les paupières pour me détailler. Ce qu'il vit sembla lui convenir, car il se tourna vers l'une des autres Scienteks. Cette dernière se détacha des membres du jury. Ils n'avaient pas bougé depuis mon entrée.
La femme qui venait nous rejoindre était grande et sèche. Ses cheveux blonds coupés très courts donnaient à son visage un air autoritaire malgré ses traits fins et délicats. Les fines ridules aux coins de ses yeux me faisaient penser qu'elle appartenait aux Sextiales, mais encore une fois, j'étais incapable de déterminer son âge exact. Elle tenait dans ses mains une sorte de tube métallique qu'elle tendit à mon interlocuteur principal.
J'avais une vague idée de ce dont il s'agissait. Mais je ne savais pas du tout comment cela fonctionnait.
Le Scientek en chef prit le tube des mains de la femme et se tourna vers moi.
— Où souhaitez-vous porter la marque du champion, Keir O'Connor ?
Je réfléchis quelques secondes, puis lui tournai le dos pour lui présenter ma nuque. Je voulais ma marque au même endroit que celle que portait ma grand-mère Fiona. Elle aussi avait jadis été la championne de notre clan.
L'homme appliqua l'embout du tube à l'endroit que je lui avais indiqué. Une fois satisfait, il appuya.
Je serrai les dents et les poings parce que... la vache ! C'était vachement douloureux !
Des dizaines d'aiguilles perforèrent ma peau. Un liquide acide s'en déversa, me donnant l'impression que ma nuque était en train de prendre feu.
Heureusement, la sensation ne dura pas.
Le Scientek retira l'embout du tube métallique, puis le remit à la femme qui l'avait apporté avant de me demander de me retourner.
Tandis que je lui faisais à nouveau face, je sentis un liquide chaud couler dans mon dos. Mon sang. Personne ne me tendit un linge pour l'éponger.
Même si je ne la voyais pas, je savais que ma nuque était maintenant ornée d'une sorte de tatouage représentant un brin d'ADN et des rouages entrelacés. Le symbole des Scienteks. Celui des Draoid'hean était formé par un croissant de lune, une moitié de soleil et des entrelacs végétaux.
— Vous êtes maintenant prêt à commencer les Jeux, Keir O'Connor. L'un des nôtres va vous conduire au Vestiarium commun où vous attendrez que les épreuves commencent en compagnie de tous les Vingtiales.
Je hochai la tête pour acquiescer.
— Bonne chance à toi, Champion des Scienteks. Et n'oublies pas : nous sommes supérieurs. À toi de le prouver à nos ennemis cette année.
Je composai immédiatement mon masque arrogant qui me seyait à merveille. Les pupilles de mon interlocuteur pétillèrent subrepticement. Puis il tendit le bras pour me désigner le Scientek qui m'entendait au milieu de l'allée illuminée.
Je lui emboîtai le pas au moment où des coups retentissaient sur la porte d'entrée.
C'était le tour de Teaghan de pénétrer dans l'aire des Jeux.
Mais contrairement à moi, c'était sans doute le dernier endroit qu'elle allait visiter avant d'être tuée.
****
— J'y crois pas ! Tu as entendu ce que la blondinette vient de dire ?
Assis sur l'un des bancs du gradin réservé aux Scienteks dans le Vestiarum – qui était en fait une sorte d'immense gymnase en bois – j'esquissai une mimique narquoise à l'intention de Seykou. Sa peau noire faisait ressortir de façon frappante ses grands yeux verts écarquillés. L'une de ses mains caressait sa barbe naissante, l'autre son crâne rasé. Il avait l'air tellement incrédule que Safia lui donna un petit coup de poing dans l'épaule en ricanant.
— Et on peut savoir ce que tu ne "crois" pas ? questionna-t-elle de sa voix de velours. Blondie dit vrai, non ? Nous sommes tous infiniment canons.
La blonde dont mes deux amis parlaient était pile poil dans mon champ de vision. Debout dans les gradins d'en face – ceux des Draoid'hean – elle effectuait des étirements en nous lançant des regards mauvais.
« Quel gâchis... pourquoi leur avoir donné l'apparence de dieux du sexe alors qu'ils ont l'air aussi engageants que des cadavres avec un balai dans le cul ? ».
Voilà les paroles qu'avait murmurées la blondinette à l'oreille de sa copine et qui mettaient Seykou dans tous ses états.
Elle avait lâché deux/trois autres remarques du même acabit et était sans doute encore en train de s'interroger sur nos performances sexuelles – vu le sourire hilare qu'affichait le type qui était avec elles – mais nous n'entendions plus ses vociférations extrêmement spirituelles.
Pourtant, j'aurais donné cher pour savoir ce qu'était en train de lui répondre celle qui avait ses yeux plongés dans les miens et qui s'était souvenu que nous possédions une ouïe exceptionnelle. Elle avait donc utilisé sa magie pour créer une sorte de bulle acoustique protégeant leur conversation des oreilles indiscrètes.
Car la copine de Blondie n'était autre que Teaghan et le demi-sourire moqueur qu'elle arborait me donnait vraiment envie de savoir quel était son avis sur notre physique et nos prouesses. En tout cas, quelle que fût son opinion, je ne pus que constater qu'elle faisait pouffer la blonde et qu'elle causait un mélange d'horreur et d'hilarité chez le type – grand, plutôt baraqué pour un Draoid'hean, avec des cheveux auburn – qui les accompagnait.
Je haussai mes sourcils de façon suggestive à l'attention de mon ennemie, mais j'ajoutai mon sourire flippant pour lui faire comprendre que j'avais hâte de me venger. Montrer autant mes émotions à quelqu'un que je ne connaissais pas vraiment était nouveau pour moi, mais c'était vachement... comment dire ? Rafraîchissant ?
Mais Teaghan ne se démonta pas. La moue à la fois amusée et condescendante qu'elle me retourna me força à exercer un contrôle draconien sur mes réactions. Car j'avais envie d'éclater de rire.
— On peut peut-être aller lui prouver que la génétique nous a également généreusement pourvus à ce niveau là et que nous excellons dans tous les domaines ?
Je détournai finalement les yeux des prunelles turquoise de mon adversaire pour reporter mon attention sur Jian. Il était en train d'attacher ses cheveux noirs et lisses dans une sorte de chignon au sommet de son crâne. Ses yeux sombres en amande étaient focalisés sur le trio d'en face qui – il fallait bien l'avouer – se foutait ouvertement de notre gueule.
— C'est vrai qu'elles sont plutôt mignonnes pour des plantes vertes, approuva Seykou. Qu'est-ce que t'en dis, Keir ?
En regardant à nouveau en direction de Teaghan, je tiquai imperceptiblement. Puis je haussai les épaules. Assise à côté de moi, Safia plissa les yeux quelques secondes et ricana.
— Apparemment, il est d'accord pour vous laisser la grande blonde, susurra-t-elle en faisant mine de s'examiner les ongles. La brune par contre...
Je me crispai. Je savais qu'elle était la seule à pouvoir le sentir. L'une de ses longues jambes qu'elle agitait nonchalamment se figea immédiatement.
— Ah ouais ? s'étonna Jian qui n'avait rien remarqué. Je pensais que t'étais plutôt branché peau diaphane et cheveux pâles, moi...
Il faisait référence à Soléna. Cette dernière avait préféré aller s'entraîner sur l'aire réservée à cet effet – dans cette espèce d'immense gymnase en bois dans lequel on nous avait parqués – plutôt que de s'installer avec nous.
Seule Safia savait ce qui s'était passé entre nous. Malgré la tape monumentale qu'elle m'avait assénée derrière la tête en vociférant un « Je te l'avais bien dit, imbécile ! », elle en voulait énormément à Soléna d'avoir fait appel à ma garce de mère et avait décidé de prendre mon parti dans cette espèce de guerre froide que j'avais déclarée à notre amie.
— Qui est-ce ? chuchota Safia qui avait finalement capté le duel muet auquel Teaghan et moi nous livrions depuis tout à l'heure.
Jian et Seykou ne nous prêtaient plus vraiment attention, trop occupés à provoquer nos adversaires par des regards éloquents. Être parqués ici nous rendait fébriles et nous faisait agir de façon inconsciente. En tout cas, pas comme des Scienteks maîtres de leurs émotions...
— Mon adversaire, rétorquai-je à Safia en posant mes avant-bras sur mes cuisses, mes mains jointent en un poing unique dont les articulations blanchirent immédiatement.
Je tournai mon visage vers elle, l'air moqueur. Mes sourcils levés lui montraient que j'étais curieux de savoir ce qu'elle allait répondre à ça.
— Elle est dangereuse, soupira-t-elle finalement.
Je ne compris pas comment elle avait pu établir ce constat. Moi même, je ne connaissais pas ses réelles aptitudes au combat.
— J'aurais préféré qu'ils t'opposent un mec, ajouta-t-elle en grinçant des dents.
Surpris, je ne pus m'empêcher de la taquiner.
— C'est vachement sexiste comme réflexion, Saf'...
— Au contraire, maugréa-t-elle. Cette petite Draoid'hean t'intrigue, n'est-ce pas ? C'est ça qui est dangereux, Keir... Les émotions – quelles qu'elles soient – n'ont pas leur place ici et tu le sais aussi bien que moi. En plus, elle est trop mignonne pour que tu ne l'aies pas remarqué...
Pour toute réponse, je me contentais de grogner avec un air indigné. Safia me lança un regard en biais.
— Arrête, Keir. Les Draoid'hean ne sont finalement pas si différents de nous. Certains sont effectivement des illuminés aimant psalmodier des trucs incompréhensibles en courant nus autour d'un arbre...
— Ça, je crois que c'est un mythe...
— Ah bon ? Bah... Peu importe. Tu vois très bien où je veux en venir, non ?
— Putain, Saf'... Je ne pensais pas dire ça un jour, mais tu te ramollis. C'est Sio qui déteint sur toi ou quoi ?
Ma sœur était dotée d'une curiosité scientifique maladive, couplée à un cœur tendre. Elle cherchait constamment à comprendre le mode de fonctionnement des autres habitants de notre île : les animaux, les végétaux... et les Draoid'hean. Bien qu'elle se sache supérieure à eux, elle ne méprisait donc pas les Andrasta. Je crois même qu'elle nourrissait le secret espoir de devenir un jour « amie » avec l'un d'entre eux. D'où son envie que je ramène un esclave à la maison cette année... Esclave qui ne serait autre que Teaghan si...
Bordel ! Safia avait raison. Ma connexion bizarre avec mon adversaire était dangereuse. Car je venais – pendant une fraction de seconde – de penser à l'épargner. Ce n'était clairement pas mon amie qui se ramollissait, mais moi.
— Siobhan t'a-t-elle aussi parlé de l'une de ses théories sur une allian... commença Safia.
Je la fis taire d'un regard. Ce n'était pas le lieu pour évoquer les idées farfelues de ma frangine. Idées qui pouvaient être considéré par certains comme de la trahison... Tout le monde avait déjà entendu parlé de ces histoires de Scienteks et de Draoid'hean qui avaient essayé de nouer des sortes d'alliances et qui avaient disparu du jour au lendemain sans laisser de traces. Ce n'était sans doute que des mensonges que l'on racontait aux enfants pour les dissuader de s'acoquiner avec leurs ennemis héréditaires, mais je préférais ne pas prendre de risque concernant ma sœur.
— Ce que je veux dire... reprit Safia.
Mais elle ne termina pas sa phrase.
Jian venait d'effectuer un bond prodigieux de plusieurs mètres pour atterrir en souplesse au centre du gymnase, coupant ainsi la chique à mon amie et attirant notre attention.
Face à lui se tenait le grand type roux qui se foutait de nous depuis tout à l'heure avec Teghan et Blondie. Sa magie crépitait au bout de ses doigts, formant peu à peu deux sphères de couleur bleue.
Mais Jian fut plus rapide. Affichant un calme olympien digne des anciens samouraïs, il saisit d'une seul main le Draoid'hean à la gorge et le souleva de terre.
Et merde...
Je n'aimais pas ça. Mes yeux dévièrent immédiatement en direction de Teaghan.
Putain... Je n'aimais pas ça du tout !
Je bondis sur mes pieds. Safia fit de même.
Accompagné de Seykou, nous nous précipitâmes vers Jian.
Nous étions quasiment à ses côtés quand nous nous fracassâmes tous les trois sur une espèce de champ de force qui nous propulsa vers l'arrière.
Sonné, je ne pus que regarder la silhouette de Jian être envoyée dans les airs, repoussée jusqu'aux gradins.
Ces derniers explosèrent sous le poids de mon ami quand il les percuta et des milliers de particules de bois en suspension recouvrirent pendant quelques secondes cette partie du gymnase réservée aux Scienteks.
Je me relevai au moment au Jian bondissait des décombres en toussant, couvert de sciure.
Puis je me tournai vers Teaghan dont les pupilles brillaient d'une lueur ardente et terrifiante. Mes yeux dérivèrent vers ses mains.
Elles étaient du même rouge flamboyant que celui qu'on assimilait par tradition aux feux de l'Enfer...
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