Chapitre 5.2 : Keir

— Bordel ! Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?

Assis à côté de moi sur notre terrasse, mon cousin Mike se leva brusquement en désignant quelque chose du doigt.

Il avait neuf ans, alors... disons qu'il était encore un peu fougueux. Ça faisait d'ailleurs un moment que je ne m'en formalisai plus et il était hors de question que je délaisse le fabuleux ragoût que mon oncle nous avais préparer ce soir, pour me préoccuper de ce qui pouvait bien agiter son cerveau de môme relou.

Malheureusement, le petit cri que poussa Siobhan presque immédiatement me décida finalement à lever le nez de mon assiette, pour m'intéresser à ce qui semblait tant les intriguer.

Mais si c'est encore au sujet de ces putains d'aurores boréales, je jure que...

Mes yeux se posèrent sur l'immense colonne blanche au moment où le verre de vin de ma grand-mère explosait en mille morceaux sur le sol.

Puis je sentis celui-ci vibrer doucement sous mes pieds. Mais avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, le « phénomène » s'arrêta brusquement.

Les vibrations cessèrent aussitôt.

Un silence de plomb tomba sur la terrasse où nous dînions en famille. Nos yeux restèrent fixés dans la direction d'où la colonne de lumière était apparue quelques instants plus tôt.

— Ce... c'était quoi ça, papa ?

Mike nous fit tous sursauter.

— Je... je ne sais pas... répondit mon oncle.

— Les Draoid'hean ? suggéra ma mère.

Teaghan.

Au moment où son prénom explosa sous mon crâne, je sus que j'avais raison.

Je ne savais pas pourquoi, je ne savais même pas ce que c'était, mais j'étais convaincu que c'était elle qui en était à l'origine.

Nos Draoid'hean ? Allons, sois un peu sérieuse, Tina...

Le petit reniflement qui ponctua l'intervention de ma deuxième grand-mère – celle qui n'avait pas laissé tomber son verre de vin – montrait bien tout le mépris que lui inspirait la suggestion de mère. Cette dernière ne s'en offusqua pas. Elle prit même le temps de se tapoter délicatement le coin des lèvres avec sa serviette, dans un geste aussi élégant que calculé.

— Je le suis... Fiona, rétorqua-t-elle de cette voix mielleuse qui me filait des frissons. De quoi d'autre que la magie des Draoid'hean, cela pourrait-il bien s'agir, ma chère ?

— Le signal d'un peuple venant d'une autre planète ?

Comme à son habitude, mon père tentait de désamorcer un probable conflit entre sa femme et sa mère. Mais même si son hypothèse aurait pu être tout à fait plausible dans un autre cas de figure, cette fois-ci, elle était clairement erronée.

Bien sûr, mes certitudes concernant l'implication de Teaghan ne suffiraient pas à étayer ma théorie. Néanmoins, mon incroyable cerveau avait tout de même eu le temps de noter un détail qui avait son importance dans la résolution du dilemme familial auquel nous étions confrontés. Car lorsque le faisceau blanc avait disparu, il s'était rétracté vers son point d'origine. À savoir : notre île. Et plus précisément, sur le territoire des Andrasta.

Le territoire du clan de ma future adversaire. Celle vers qui mes pensées se tournaient assez régulièrement ces derniers temps.

— Tu penses vraiment que cela pourrait être le cas ? demanda ma sœur pleine d'espoir en dévisageant mon père.

Siobhan serait sans doute devenue astronaute... s'il n'y avait pas eu la guerre et qu'elle n'était pas une héritière des Bannis. J'étais même assez surpris qu'elle ne soit pas déjà en train de bondir sur le télescope qu'elle avait réussi à bidouiller grâce au matos qu'on avait récupéré. Il n'était pas très puissant, mais couplé à nos capacités visuelles, il était largement suffisant pour explorer le ciel.

— C'est peu probable... attaqua ma mère, douchant sans le vouloir les espoirs de sa fille.

— Et pourquoi cela ? rétorqua immédiatement ma mamie chérie.

— Parce que le signal – ou peu importe ce que c'était – venait de la Terre.

Tous les regards se tournèrent vers moi. Certains étaient choqués, d'autres suspicieux.

— Depuis quand as-tu l'obligeance d'être d'accord avec moi, Keir ?

Cette question traduisait leurs pensées à tous.

C'était ma mère qui l'avait posée. Elle était à la fois choquée et suspicieuse, ce qui n'était pas franchement une surprise.

Elle m'avait toujours reproché de prendre systématiquement le parti de mes mamies. Et comme elle ne s'entendait avec aucune des deux...

Elle avait tort bien sûr. Je ne prenais le parti de personne. Les deux vieilles femmes avaient simplement plus souvent raison.

— J'énonce un fait, maman. Cela n'a strictement rien à voir avec le fait d'être d'accord ou non avec toi. Le faisceau venait de la Terre. L'hypothèse de papa est donc erronée. Désolé, Sio.

Ma sœur haussa les épaules. Elle ne voulait pas montrer sa déception. Alors je lui souris.

Mais comme mes sourires étaient rares, ma mère remarqua celui-ci immédiatement. Et elle ne le laissa pas passer.

— Tu n'as pas à être désolé, Keir. Siobhan doit apprendre à moins rêver, c'est tout. Ce n'est pas bon pour elle.

Mon père ferma les yeux et inspira profondément. L'une de mes grand-mères grinça des dents, l'autre écrasa consciencieusement quelques bouts de verre de la pointe de sa botte. C'était ainsi qu'elle marquait son désaccord envers l'attitude de sa propre fille.

Cependant, personne n'osa intervenir. Car c'était précisément ce qu'elle attendait.

Comme tous les Scienteks, ma mère était froide et arrogante. Mais il fallait avouer que son côté « garce aigrie » accentuait encore considérablement cette impression.

Tina O'Connor semblait parfois totalement dépourvue de sentiments.

— Pourquoi ? Rêver ne la rendra pas moins intelligente, rétorquai-je d'une voix égale. Surtout si elle choisit ses rêves et le bon moment pour le faire.

— Ah oui ? susurra ma mère. C'est ce que tu t'es dit en lui faisant miroiter le « rêve » d'être retirée de la liste des prétendantes, Keir ?

Tout le monde tressaillit. Siobhan se figea et me lança un regard mêlant espoir et incompréhension.

— Mais voyez-vous ça... reprit ma mère en surprenant l'expression de ma sœur. Ne dirait-on pas qu'elle n'est même pas au courant ? En fait ce que tu voulais dire mon chéri, c'est que rêver n'est pas mauvais pour elle, surtout si c'est toi qui les choisis. C'est ça ?

Je sentis ma grand-mère Fiona bouillir à côté de moi. À cet instant, je savais qu'elle avait furieusement envie d'envoyer sur sa belle-fille une décharge électrique qui ruinerait – entre autres – sa savante coiffure. Mais mamie Fio m'avait avoué récemment que l'âge lui avait mis un peu de plomb dans la cervelle et qu'elle essayait d'éviter d'agir impulsivement.

Je tentai de prendre exemple sur elle.

— Je ne ferais jamais rien contre l'avis de Sio, rétorquai-je en restant de marbre devant le sourire faux de ma génitrice. Je comptais d'ailleurs lui parler de la requête de Safia ce soir, après le repas. Mais toi, maman, qui t'a parlé de ça ?

Heureuse d'avoir réussi à accaparer l'attention de toute la famille en ce dernier soir passé ensemble avant les Jeux, ma mère prit le temps de boire délicatement une gorgée de vin avant de me répondre.

— Disons que j'ai eu une charmante discussion avec ta douce Soléna... lâcha-t-elle finalement d'un ton qui se voulait léger. Elle semblait d'ailleurs un peu énervée contre toi...

Je sentis mon masque d'impassibilité se fracturer légèrement.

Pourquoi diable Soléna était-elle allée discuter de ça avec ma mère ?

Je pensais que nous avions tacitement convenu de ne plus aborder ce sujet avant notre retour des Jeux... Visiblement, mon amie ne semblait pas du même avis.

Mais pourquoi ne s'en était-elle pas ouverte à Safia ?

Soléna connaissait ma relation avec ma mère pourtant ! Alors oui, Saf' m'aurait peut-être frappé en vociférant un « je t'avais prévenu ! » bien mérité, mais ma mère...

Qu'allait-elle faire de cette information ? Ou plutôt, de cette absence d'information...

— Viens en au fait, Tina ! intervint soudain Gilda, mon autre grand-mère. Cesse de te donner tant d'importance... Réaliseras-tu un jour la chance que tu as eue ?

Et merde...

Mamie Gil' réalisa trop tard son erreur. Tandis que nous sursautions tous, elle me lança un regard d'excuses à retardement.

Le sourire qui s'afficha sur le visage de ma mère, lui, était carrément flippant.

— Oh mais je réalise parfaitement, maman... rétorqua-t-elle la voix dégoulinante de miel toxique. Et je veux donner la même chance à ma propre fille. C'est Keir qui veut l'en priver pour de... stupides considérations sentimentales...

Le visage de ma grand-mère se décomposa sous notre regard à tous. J'imagine que ma mère lui répétait en cet instant mots pour mots l'une de ses propres citations...

Je me crispai et je vis les yeux de Siobhan se remplir de larmes. Elle se leva précipitamment et courut se réfugier à l'intérieur. Mon père resta stoïque. Je savais qu'il souffrait, mais il aimait ma mère et d'une certaine façon il comprenait et excusait son comportement.

D'ailleurs... Au final, nous le comprenions tous. Mais quand elle s'en prenait à Siobhan...

— Garce... siffla mamie Fio en passant à côté d'elle pour aller rejoindre et consoler sa petite fille.

— La faute à qui ? rétorqua ma mère sur le même ton mais en conservant un sourire carnassier.

Aux premiers Bannis... songeai-je aussitôt.

Mais je la bouclai. Même si tout ce cirque était effectivement leur faute.

Car s'ils n'avaient pas déclenché une guerre qui avait conduit à leur bannissement, la cérémonie des « prétendants » et « prétendantes » n'aurait pas eu besoin d'exister et nous n'en serions pas là ce soir, à nous entre-déchirés...

Cette « cérémonie » avait été mise en place plusieurs décennies après l'arrivée des Scienteks sur l'île des Bannis.

La raison ? Au bout d'un moment, il était devenu évident pour ces génies que « mélanger les sangs » des différents clans Scienteks était une nécessité pour assurer la survie de leur peuple. La consanguinité commençait à faire ses ravages sur la viabilité des nouveau-nés et donc, par extension, sur le taux de natalité de tous les clans Scienteks de l'île.

Bien sûr, les Draoid'hean avaient eu le même problème et avaient mis en place la même technique. À savoir : l'échange entre clans de jeunes Vingtiales bons à mariés et en âge de procréer.

Les seules années où cet échange n'avait pas lieu, c'était quand cette même classe d'âge participait aux Jeux.

C'était d'ailleurs le cas cette année. Mais là n'était pas la question...

Les premiers temps après la mise en place de cette « cérémonie d'échange », seuls les Vingtiales ayant spécifiquement donné leur accord, pouvaient s'inscrire sur les listes de prétendants et prétendantes.

Bien sûr, cet « état de grâce » n'avait pas duré. Au bout de quelques années, certains parents y avaient surtout vu une sorte d'ascenseur social pour leur progéniture. Ou un échange de bons procédés entre familles plus aisées. Une sorte de mariage arrangé en somme...

Bref.

Là où je voulais en venir, c'était que ma mère avait été l'une de ces prétendantes destinées à s'élever socialement. En devenant la femme d'un chef de clan.

Mes deux grands-pères – aujourd'hui décédés – avaient consciencieusement organisé cette union et mes deux grands-mères ne s'y étaient pas opposées.

Ma mère, si.

Car elle ne voulait absolument pas devenir une prétendante. Même si – comme le répétait souvent ma grand-mère – elle aurait pu bien plus mal tomber. Mon père étant un futur chef de clan jeune, beau, gentil et... fou amoureux d'elle.

Mais Tina – qui n'était pas encore une O'Connor – ne voulait pas se marier avec cet « étranger » à qui elle reconnaissait pourtant toutes ces qualités. Ma mère n'était pas née « garce aigrie », il fallait en convenir.

Le problème, c'était que son cœur était déjà pris. Et pas par son futur mari.

Ma mère et Zita – sa meilleure amie et l'amour de sa vie – avaient déjà tout prévu. Elles se marieraient l'année qui suivrait leur première participation aux Jeux...

Bien sûr, ce rêve n'avait jamais eu lieu. Ma mère avait finalement épousé mon père. Puis elle avait intégré le clan des O'Connor avec pour seul bagage, ma grand-mère.

Oh... Ainsi que l'amertume et le chagrin qui avaient finalement transformé cette fougueuse rêveuse en l'insupportable teigne qui me faisait face.

Alors oui... Je savais que ce n'était pas très sympa de comparer sa mère à un insecte. Mais, même si je ne connaissais pas toute l'histoire qui l'avait amenée à renoncer à Zita et qu'au final je la plaignais parfois, je savais aussi que Siobhan et moi n'étions absolument pas responsables de ce fiasco.

C'est pourquoi, j'avais beaucoup de mal à comprendre ce qui la poussait à mettre sa propre fille en position de subir ce même traumatisme...

— Qu'est-ce que tu veux, maman ? finis-je donc par demander en soupirant, lassé de ses petits jeux. Pour laisser Sio se retirer de la liste des prétendantes et épouser Safia ?

Voilà... C'était tout ce qu'elle attendait. Et depuis un moment. Je le savais et après tout...

Mon père me jeta un regard désolé. Ma mère me sourit.

— Eh bien... puisque c'est si gentiment demandé, je dirais... toi et ta destiné mon grand.

Je manquai laisser une expression de surprise et de colère mêlées s'afficher sur mon visage.

Parce que... Rien que ça...

— C'est moi qui choisirai ta promise, Keir. Et tu accepteras. Pour la grandeur des Scienteks.

Au début, je me contentai de la fixer. J'avais beaucoup de mal à ne pas m'énerver. Mais cela reviendrait à lui avouer qu'elle avait encore du pouvoir sur moi. Or, cela faisait des années que j'avais compris que lui montrer mes émotions équivalait plus au moins à me tirer une balle dans le pied.

Je finis donc par hocher simplement la tête pour accepter. Puis je fermai les yeux pour ne pas voir son air satisfait.

Soléna va s'en mordre les doigts...

Ce fut la dernière chose à laquelle je songeai avant qu'un énigmatique regard bleu turquoise ne commence aussitôt à danser derrière mes paupières closes.

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