Chapitre 4 : Teaghan
Ma longue tresse battait contre mes reins. J'étais en nage, mais à peine essoufflée. Alors j'accélérai le rythme. Quand je pénétrai dans le sous-bois, sa végétation buissonnante, parfois à la limite de l'impénétrable, me fouetta le visage et les bras. Je fis appel à ma magie et d'un souffle puissant, je les repoussai et me frayai un passage au travers de ce mélange de branches, d'herbes et de ronces.
J'accélérai encore en arrivant sur les petits sentiers, prenant soin d'éviter les racines et les pommes de pins qui auraient pu me faire tomber. Le pire serait que je me blesse assez gravement pour devoir annuler ma participation aux Jeux de l'Île...
Je frémis.
Parce que... c'était un peu ce que Sam avait suggéré ce matin lorsque je m'apprêtais à quitter sa couche pour venir m'entraîner.
Bon... Pas en des termes si directs, mais je savais que c'était exactement ce qu'il avait sous-entendu.
J'en avais la nausée.
Mais pas seulement parce que sa suggestion était le comble de la lâcheté et que j'avais un peu de mal à faire correspondre l'image de mon héros avec celui du traître avec lequel j'avais couché.
Non... Je me dégoûtais surtout parce que, pendant une fraction de seconde, j'y avais sérieusement songé moi aussi.
J'avais pensé à tricher pour ne pas mourir ou me faire capturer cette année. J'avais songé à renoncer à mon devoir envers les miens, pour pouvoir passer plus de temps en compagnie du garçon pour lequel je craquais depuis toujours...
C'est pathétique... Et tout ça pour quoi ? Pour quelques années de répit supplémentaires...
Oui... J'avais pensé égoïstement à déposer ce fardeau sur les épaules d'un autre, à trahir ma famille et mes amis... Et tout ça pour quoi ? Seulement cinq années – pour être précise – de tranquillité.
Cinq années où je n'aurais pas eu à participer à ces foutus Jeux et où j'aurais eu tout le temps de roucouler avec Sam ou de m'entraîner.
Pour bien comprendre à quoi correspondait ce délai, il fallait savoir que nos clans – que ce soit pour les Draoid'hean ou les Scienteks – étaient divisés en classes d'âges.
De vingt à vingt-neuf ans, nous appartenions aux Vingtiales. De trente à trente-neuf ans, au Trentiales. De quarante à quarante-neuf ans aux Quarantiales...
Et ainsi de suite jusqu'à ce que votre vie s'achève et que vous deveniez un Ancêtre.
Petite parenthèse très intéressante, dans mon clan, trois personnes appartenaient aux Centeniales. Ils étaient un peu plus nombreux du côté des O'Connor à cause de leurs gênes trafiqués. Mais cela ne les immunisait pas non plus contre les décès, hein ! Disons juste qu'ils vivaient en moyenne environ vingt années de plus que nous. Deux de leurs vieillards devaient d'ailleurs approcher des cent-vingt ans.
Mais ils ne devraient plus tarder à passer l'arme à gauche si vous voulez mon avis...
Quoi qu'il en soit, chaque année, une classe d'âge Draoid'hean affrontait son équivalent Scientek dans ce que nous appelions les Jeux de l'Île. D'un bout à l'autre de ce territoire désolé et coupé du reste du monde, des clans ennemis se défiaient.
Nos rivaux héréditaires à nous autres Draoid'hean du clan d'Andrasta, étaient les Scienteks du clan O'Connor.
Au départ, ces Jeux avaient été instaurés pour régler – principalement – des conflits territoriaux. Les gouvernants des Nations Nouvelles nous avaient effectivement tous bannis sur la même île, mais pas au même endroit. Ils avaient fait en sorte de rassembler en différents points un clan de Draoid'hean et un clan de Scienteks. Pas trop près pour ne pas nous croiser trop tôt, pas trop loin pour que nous n'ignorions pas éternellement la présence de l'autre.
Les premiers bannis étaient tellement abasourdis et affaiblis par leur défaite face aux humains lambda, qu'ils n'avaient même pas cherché à se déplacer et choisir eux-mêmes un endroit où s'établir. Ils avaient donc commencé à coloniser l'espace qui leur avait été attribué. Commencé aussi à s'y attacher, au point d'en faire tout naturellement leur nouveau "pays".
Draoid'hean et Scienteks avaient finalement compris que leurs voisins étaient des membres du « peuple » ennemi quand ils avaient voulu – chacun de leur côté – élargir leur territoire.
Les affrontements qui en avaient découlés avaient fait de nombreux morts. Trop pour des clans qui n'étaient déjà plus que l'ombre d'eux-mêmes au moment du bannissement.
Certains d'entre eux étant même aux bords de l'extinction, ils s'étaient donc tous réunis – Draoid'hean et Scienteks des quatre coins de l'Île, entrés en contact par télépathie – et avaient fini par signer une sorte de trêve, puis mis en place les Jeux de l'Île. Jeux qui devaient avoir lieu chaque année à la même date, dans un endroit neutre sur chaque territoire.
Pour les affrontements entre les Andrasta et les O'Connor, les responsables des deux clans avaient choisi une presqu'île située à équidistance de leur « capitale » respective. Ils avaient aussi juré de ne jamais chercher à la coloniser. Tous les autres « clans ennemis » avaient procédé de même.
Nous savions que cette temporalité des Jeux était toujours d'actualité, car les différents clans Draoid'hean répartis sur l'Île des bannis continuaient de communiquer entre eux par télépathie. Les chefs de chaque clan se rencontraient même une fois tous les quatre ans. Notamment pour s'échanger de jeunes « prétendants » ou « prétendantes » destinés à « renouveler le sang »...
Par contre, je ne savais pas trop si les Scienteks fonctionnaient de la même façon dans leurs échanges avec leurs homologues.
Quoi qu'il en soit, les Jeux consistaient en des épreuves – plus ou moins sportives – opposants les membres des deux clans ennemis issus d'un même territoire et de la même classe d'âge.
La limite basse avait été fixée à vingt ans, la haute à soixante dix-neuf ans. Soit six classes d'âge allant des Vingtiales aux Septiales. Seule l'une d'entre elles s'affrontait chaque année.
Petite parenthèse dans la parenthèse : étant donné que j'avais à peine vingt ans, le calcul était simple. Si je trichais cette année pour ne pas participer, il faudrait que j'attende cinq ans – que les Trentiales, les Quarantiales, les Cinquantiales, les Sextiales et les Septiales passent leur tour – avant que ma classe d'âge ne participe à nouveau aux Jeux...
Bref. Fin de la parenthèse personnelle.
Au départ – pour en revenir aux origines des Jeux – le clan gagnant remportait le droit d'agrandir son territoire sans que son ennemi ne s'y oppose.
Bien sûr, ce n'était plus tout à fait la même motivation qui nous poussait à poursuivre cette vieille tradition aujourd'hui. Car n'ayant plus vraiment besoin de nouveaux territoires, c'était plus une question d'honneur, de haine viscérale et de... façon de tromper l'ennui. Aujourd'hui, il s'agissait de vaincre son ennemi héréditaire. En le tuant ou en le réduisant en esclavage avant de se rendre à une célébration où l'alcool coulait à flots.
Glauque ? Ouais, un peu... mais continuons.
On dénombrait habituellement un peu moins d'une dizaine de morts par Jeux. Le bilan variait bien sûr en fonction du nombre de participants au départ. Les Septiales étant généralement les moins nombreux en état de se battre, il y avait mathématiquement moins de pertes quand les membres de cette classe d'âge s'affrontaient.
Néanmoins, ce qui déterminait vraiment le clan gagnant de ces Jeux, n'était pas le nombre de morts de chaque côté.
Non...
C'était le résultat de l'affrontement entre les deux champions qui offrait la victoire.
Habituellement, c'était une lutte à mort. Mais parfois, le vaincu s'était tellement bien battu et défendu que le jury lui accordait le droit de vivre... comme esclave du gagnant.
La vie étant considérée comme un bien précieux sur cette Île coupée du monde, l'esclavage n'était pas forcément considéré comme un déshonneur. Juste une chance de continuer à respirer. Il n'empêche, rares étaient les perdants réellement heureux de devenir l'esclave de leurs ennemis. Mais c'était une chose qu'on évitait de dire...
Quand cela arrivait, on se contentait donc de remercier le jury – composé de six représentants de chaque clan, soit douze personnes au total – pour sa magnanimité.
Ainsi, à la fin de l'affrontement entre les deux champions, c'était les six membres du clan vainqueur qui choisissaient le sort du perdant – la mort ou l'esclavage si ce dernier n'avait pas encore rejoint ses ancêtres à la fin du duel. Ce qui arrivait plutôt régulièrement pour être honnête. Les compatriotes de ce dernier avaient le droit d'émettre un avis sur la décision de leurs homologues, mais... disons que sa valeur était plutôt... anecdotique.
Pourquoi je vous raconte tout ça ? Eh bien voilà...
Ces dernières années – bon... ces dernières décennies en réalité– mon clan avait perdu tous ses duels. Les Scienteks étaient bien plus forts et nos champions ne faisaient jamais le poids.
La preuve ? Ils étaient tous morts. Aucun n'avaient eu le « privilège » de devenir l'esclave d'un O'Connor.
Chaque année, nous subissions donc une humiliation.
Les plus cuisantes ? Les défaites – coup sur coup – de deux de nos dirigeants les plus adulés. Mon grand-père et ma grand-mère maternels, morts respectivement il y avait vingt et vingt-et-un ans. Heureusement pour moi, mon père et ma mère n'avaient jamais été désignés champions de leur classe d'âge. Sinon... eh bien... il ne me resterait sans doute plus beaucoup de famille encore en vie aujourd'hui...
Bref, tout ça pour dire que l'envie de vengeance des Andrasta envers les O'Connor avait eu le temps de grandir et qu'elle atteignait aujourd'hui des proportions titanesques.
Mais... il fallait être réaliste, le ressentiment n'avait jamais rendu quelqu'un plus performant. Et c'était un fait, nous avions beau haïr les O'Connor viscéralement, face à leurs aptitudes hors-normes, nous ne faisions pas le poids. Il n'y avait qu'à regarder les statistiques... En vingt ans, vingt des nôtres étaient morts.
Néanmoins, les miens n'avaient jamais désespéré de parvenir un jour à se venger.
Capacité de résilience hors du commun ? Pugnacité ? Esprit combatif ou folie pour expliquer cette certitude dont la réalisation semblait impossible ?
Non... Mais une foi inébranlable en notre magie, ça oui.
Car les prêtres et les prêtresses de mon clan étaient formels : d'après les signes, l'héritier (ou l'héritière) des Andrasta, mettrait un terme à l'ordre établi.
Et – je vous le donne en mille – d'après eux, cette héritière, c'était moi.
Voilà donc pourquoi je me dégoûtais d'avoir pu penser une seule seconde à ne pas participer aux Jeux.
Car oui, cette année, tout mon clan comptait sur moi pour avoir enfin cette vengeance à laquelle ils aspiraient depuis des décennies.
Or, nous n'étions pas assez naïfs pour croire que je réussirais à tuer le champion des O'Connor pendant l'affrontement.
C'était pourquoi le conseil avait accepté de mettre de côté nos traditions ancestrales et consenti à ce que je m'entraîne – ainsi que tous les autres Vingtiales – à développer ma forme physique et pas seulement ma magie. Pour mettre toutes les chances de mon côté. Pour que je parvienne à résister assez longtemps face à ce champion et que le jury décide de m'accorder comme récompense la grâce de l'esclavage.
Cette année, notre soif de vengeance et les prédictions nous avaient enfin ouvert les yeux. Nous allions mettre de côté notre honneur et faire payer les O'Connor pour tous nos morts.
Alors – et peu importait le temps que cela prendrait – la mission que j'avais songé à abandonner était simple : m'infiltrer et trouver le moyen de porter un coup fatal au clan ennemi.
*
* *
— Bon sang, Teaghan ! Ressaisis-toi bordel ! Il est hors de question que tu renonces !
Pendant de longues secondes, ma voix résonna dans la forêt déserte, parce que... oui, oui... je venais bien de me rabrouer toute seule. Et oui, moi aussi je trouvais cela bizarre, mais... ça me fit un bien fou !
Rassérénée, j'inspirai un grand coup et finis enfin par reprendre mon entraînement.
Cette colère que je ressentais encore envers moi-même me donna des ailes. Alors j'accélérai ma cadence sur le sentier.
Je courus de longues minutes pour effacer totalement de mon cerveau les paroles de Sam. Puis je repérai enfin l'arbre qui ferait l'affaire. Je m'élançai vers lui et je poussai sur mes pieds pour sauter le plus haut possible. J'agrippai la branche la plus basse, me balançai quelques secondes, puis me hissai à la force de mes bras. Un bruissement d'ailes m'accueillie et s'éloigna.
Je fis une pause pour reprendre mon souffle avant de continuer mon ascension vers la cime, branches par branches, tractions par tractions.
Puis je me déplaçai d'arbres en arbres – sautant et courant sur les branches – pour sortir de la forêt.
Lorsque je finis par atteindre la clairière où coulait la rivière dans laquelle j'avais failli me noyer enfant, j'étais à bout de souffle, mais satisfaite.
Je repoussai immédiatement le souvenir saisissant de Sam volant à mon secours qui menaçait mes certitudes. Je refusais que le doute et la peur s'immiscent à nouveau en moi. Je secouai la tête, puis me dirigeai vers le cours d'eau qui serpentait paisiblement. Tout cet exercice m'avait donné soif, alors je m'accroupis sur les berges et plongeai mes mains dans le courant. L'eau fraiche et cristalline effaça le goût amer laissé par mes souvenirs.
Tandis que je m'apprêtais à m'asperger le visage pour me remettre totalement les idées en place, j'entendis un craquement sur la rive opposée – la rive qui constituait une sorte de no man's land entre notre territoire et celui des Scienteks, soit dit en passant.
Par réflexe, je me relevai en saisissant l'arc que j'avais apporté pour m'entraîner, puis braquai mes yeux vers le sous bois qui se trouvait de l'autre côté.
Pendant plusieurs secondes, je ne distinguai rien d'autres que les branches des arbres qui s'agitaient.
J'était en train de me dire que j'avais dû rêver ou qu'il s'agissait sans doute d'un animal, quand une silhouette ultra-rapide perça soudain le couvert des arbres.
Alors, sans même réfléchir, je tirai.
Mais ma flèche se figea au milieu de la rivière avant de se diriger lentement vers celui à qui elle était destinée.
Il s'agissait de Keir O'Connor. J'en aurais mis ma main à couper.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top