Chapitre 2.2 : Keir

Grâce aux bidouillages génétiques auxquels s'étaient livrés mes ancêtres, certains d'entre nous possédaient des capacités plutôt... cool, il fallait bien l'avouer.

L'électrokinésie était l'une d'entre elles. Et je n'étais pas peu fier de faire partie des Scienteks capables de la maîtriser.

L'électricité étant une "denrée" quasi inexistante sur notre superbe île coupée du progrès, disons qu'être l'un de ceux ayant la faculté de faire revenir à la vie certains des objets bien utiles de notre passé, pouvait rapidement faire grimper votre côte de popularité.

Même si, personnellement, je n'avais pas besoin de ça pour être apprécié de mes semblables. Mon incroyable charisme, mon intelligence hors-norme, mon fabuleux sens de la répartie et mon sourire de tombeur – ainsi que ma modestie légendaire, cela va sans dire – suffisaient généralement à me rendre indispensable dans toutes les situations.

— Bordel Keir ! Te voilà enfin !

Eh ! Quand je vous disais que j'étais quelqu'un d'irremplaçable !

En refermant la porte du hangar où je venais de pénétrer, je me fis immédiatement la réflexion que quelque chose clochait. Mais quoi ?

Avec un haussement d'épaule désinvolte, je me tournai vers mes deux meilleurs amis, qui avançaient vers moi avec un regard furieux.

— O'Connor ! Mais qu'est-ce que tu foutais, putain ?!

Euh... Bon, c'est vrai que Jian n'avait pas la réputation d'être quelqu'un de très patient, mais là – sérieux – je n'avais que dix minutes de retard. Enfin, à peu de chose près...

— J'étais...

— On s'en fout ! enchaîna Seykou. C'est Safia qui fait encore sa princesse, même si elle emmerde tout le monde !

Il se retourna en me désignant du doigt l'objet de son courroux.

Assise sur une chaise près d'un baril d'où s'échappaient des flammes orangées – ses longues jambes tendues gracieusement devant elle et les bras croisés sur sa poitrine généreuse – la princesse du hangar faisait effectivement sa tête des mauvais jours.

— Tu dois faire quelque chose, grogna Jian. La fête va bientôt commencer et cette saleté est en train de tout gâcher !

Alors que je ne comprenais toujours pas ce que mon ami attendait exactement de moi, j'aperçus Soléna, le dernier membre de notre petite bande. Elle me salua d'un signe de tête, puis leva les yeux au ciel en désignant nos trois amis.

Elle se tenait près du bar et était en train de s'activer à ouvrir des fûts de bière et de whisky – même privé de toutes technologies, notons que l'être humain trouvera toujours le moyen de brasser ou de distiller de l'alcool... 

Bref. Ces trésors liquides nous avaient généreusement été offerts par les membres de notre gouvernement clanique. Ils voulaient que nous fêtions dignement notre dernière soirée avant le début des Jeux de l'Île, en sachant pertinemment que certains d'entre nous n'en reviendraient pas vivants.

Et je ne pus m'empêcher de noter que les dirigeants ne s'étaient pas foutus de notre gueule au niveau des quantités !

J'adressai donc à Soléna un sourire ravi, puis reportai mon attention sur la princesse qui faisait mine de s'examiner les ongles d'un air innocent.

Ah Safia... La fille dont la beauté était proportionnelle à son principal défaut : être chiante.

Le problème, c'était qu'elle était magnifique. Toute en courbes, rondeurs et sensualité, de la racine de sa somptueuse chevelure d'ébène à la moindre petite parcelle de sa peau cuivrée. Safia était donc la pire emmerdeuse que la Terre n'ait jamais portée. Mais je l'adorais.

Enfin, peut-être un tout petit peu moins depuis que je soupçonnais ce qu'elle avait fait hier. Ou plutôt, avec qui elle l'avait fait...

— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je enfin.

— Cette teigne veut contrôler la musique ! s'exclama Seykou en lançant un regard noir à la belle brune qui lui adressa, en retour, un magnifique doigt d'honneur.

Alors oui, nous étions peut-être génétiquement modifiés, supérieurement intelligents et tout et tout... mais pas forcément bien élevés.

— Elle refuse de foutre le jus au lecteur CD et à la sono, si c'est pas elle qui décide quels sont les morceaux qui passeront en premier ! Et tu sais quoi ? Elle veut encore mettre l'album de Nirvana alors qu'on vient juste de dégoter une nouveauté ! Le CD d'un certain Jay-Z featuring... pleins d'autres gens !

En même temps que je réalisais enfin que le détail qui clochait à mon arrivée était l'absence de musique, je compris un peu mieux l'énervement de mes amis.

Parce que – merde ! – une nouveauté !

Pour être plus clair, cela faisait des mois que nous essayions de trouver de nouveaux CD dans les ruines. Le but ? Étoffer un peu notre bibliothèque musicale qui comprenait, en tout et pour tout, trois albums : celui de Nirvana donc (notre préféré, mais qui allait finir par être rayé à force de l'écouter), celui d'un certain Miles Davis (vraiment très sympa pour se relaxer et discuter tranquillement, mais qui n'était pas tout à fait idéal pour animer une fête) et enfin celui d'une certaine Britney Spears (que nous passions systématiquement en fin de soirée quand on était tous bourr... joyeux).

Alors oui, bien sûr, ces vestiges des temps anciens – où tout n'était pas encore dématérialisé – n'étaient plus de première jeunesse et nous nous étions vite aperçus que ces petits cercles brillants pouvaient se révéler très fragiles. Mais, comme nous autres bannis n'avions pas trop le choix en matière de "divertissements", nous n'allions pas non plus faire nos difficiles.

Et puis, même si nous retrouvions bien quelques ordinateurs, smartphones ou tablettes dans les décombres, tout ce qu'ils contenaient avait de toute façon été grillé par de puissantes impulsions électromagnétiques au moment du bannissement. Ainsi, le vieux lecteur CD – assorti de sa sono et des quelques albums que nous avions dénichés – étaient nos biens les plus précieux. D'ailleurs, c'était bien simple, toutes les autres Tiales essayaient désespérément de nous les faucher.

Bref, tout ça pour dire que je ne comprenais absolument pas pourquoi Safia avait décidé de faire sa chieuse sur la musique. Surtout qu'à l'accoutumée, c'était elle qui insistait pour que nous essayions d'écouter Britney en début de soirée, avant que nos cerveaux ne soient trop embrumés pour comprendre les paroles et saisir le véritable rythme de la mélodie.

Bien sûr, comme à chaque fois elle se faisait siffler pour non respect des traditions...

Était-ce une vengeance ?

— T'as vu Saf' ! l'interpella Jian avec un air content de lui. Keir est là maintenant et vu sa tronche, il est d'accord avec nous ! Alors t'as deux solutions. Soit tu reviens à la raison et on te laisse être la grande électrek de la soirée – ce qui veut dire que tous les Vingtiales présents ce soir vont te remercier et t'aduler...

Face à lui, Safia afficha un air hautain, comme si elle en avait rien à cirer d'être populaire.

Le problème, c'était que nous la connaissions tous extrêmement bien. Et Jian n'hésitais donc pas – pour la convaincre – à utiliser ce que nous savions  être son principal moteur dans la vie : être idolâtrer.

— ... soit je t'assomme, t'attache sous le bar et te colle la prise des guirlandes lumineuses dans le nez. Vu ? Keir fournira le jus pour le lecteur et la sono, et c'est donc lui qui deviendra le dieu électrek tout-puissant. Et tout le monde sera content ! Enfin, sauf toi bien sûr...

Euh... et moi. Je n'avais vraiment aucune envie de devenir le fournisseur d'électricité attitré de tous les Vingtiales, bon sang !

Safia et moi étions les deux seuls Scienteks à maîtriser l'électrokinésie dans notre classe d'âge. Et même si j'en étais fier et que j'en jouais parfois, je préférais largement que ce soit elle qui continue d'incarner la déesse électricité auprès des nôtres! Notre princesse adorait être sollicitée. Moi, j'aimais qu'on me foute la paix. Je voulais pouvoir continuer de décider du quand et du comment j'utilisais mes superpouvoirs.

Je tiquai car... Bien sûr, Safia le savait aussi, puisqu'elle me connaissais extrêmement bien...

Voilà donc pourquoi elle me regardait à présent avec un petit sourire réjoui.

— Qu'est-ce que tu veux, Saf' ? demandai-je, finalement amusé moi aussi par la sagacité de mon amie.

À l'inverse, Jian ne sembla pas comprendre pourquoi elle souriait ainsi. Il pensait l'avoir acculée alors que...

— Oh, mais rien de bien extraordinaire Keirounet chéri, me rétorqua-t-elle de sa belle voix grave. Je veux juste ta parole.

Nous y voilà...

— Ma parole... à propos de quoi ?

Safia me dévisagea pendant un moment avec – bizarrement – un petit air suppliant qui passa pourtant inaperçu pour nos autres amis présents.

— Si toi et moi on revient vivants des Jeux... tu... tu iras voir ton père pour qu'il retire Siobhan de la liste des prétendantes.

Que...

Alors que ses jolies joues rosissaient, je mis tout de même un certain temps à comprendre ce qu'elle entendait par là. Mais une fois que cela fut fait, j'éclatai d'un rire joyeux. Stupéfaits, Jian, Seykou et Soléna nous dévisagèrent comme si nous étions complètement cinglés.

Semblant respirer véritablement pour la première fois depuis que j'avais franchi la porte du hangar, Safia – ses magnifiques yeux noirs brillants de larmes – m'adressa le plus merveilleux des sourires.

Resplendissante en comprenant que j'étais complètement d'accord avec ce qu'elle me demandait, elle me fit une courbette et envoya finalement une impulsion électrique à la sono, où les premières notes d'une musique inconnue lancèrent enfin la fête qui resterait sans doute dans mes annales comme étant la plus heureuse de toutes.

Parce que... Bon sang ! Ma meilleure amie venait de m'annoncer qu'elle comptait épouser ma sœur !

Alors... 

Il était plus que temps que ces foutus jeux commencent... et se terminent.

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