Chapitre 14.2: Keir

— Qu'est-ce que vous foutez là ?

La femme qui se tenait à côté du corps de Safia releva la tête, surprise. Puis une lueur moqueuse éclaira ses yeux noisette pailletés d'or quand ils se posèrent sur moi.

L'envie de lui envoyer une décharge électrique me piqua aussitôt les doigts. Tout comme celle de me précipiter vers mon amie. Allongée sur un vestige médical à roulettes de l'ère pré-bannissement, ses paupières étaient closes et – grâce à ma vision améliorée – je voyais sa poitrine se soulever régulièrement. De là où je me trouvais, elle paraissait sereine et endormie.

Or, cette femme se trouvait beaucoup trop près d'elle pour que moi aussi je le sois. Serein. Pas endormi. Je n'avais aucunement l'intention de piquer un roupillon et...

Bon sang ! Je commençais à dérailler complètement ! J'étais peut-être un poil fatigué finalement...

Mais là n'était pas la question.

— Éloignez-vous d'elle, ordonnai-je dans un souffle, ma voix basse et cassante.

— Sinon, quoi ? rétorqua-t-elle en arquant un sourcil railleur.

Putain !  Je commençais à en avoir sacrément ras-le-bol de toutes ces plantes vertes qui se prenaient pour mon égal. J'aurais dû la buter sans sommation. Après tout, elle faisait partie de mes ennemis. J'en avais ma claque de tergiverser.

En un battement de cils, je fus sur elle, prêt à l'électrocuter. Mon père me retint au dernier moment, mes doigts à quelques millimètres à peine de son cœur. Je tournai brusquement la tête vers lui tout en lui jetant un regard mauvais, mais ses yeux étaient fixés sur la grande rousse qui souriait de toutes ses dents.

— Callum ! s'exclama-t-elle comme si elle était presque contente de le voir. Ça faisait longtemps. Et j'imagine que ce jeune homme... sympathique  est ton fils. Keir, c'est bien ça ?

Mon père hocha la tête sans la quitter des yeux.

Je fronçai les sourcils. Le comportement de mon paternel envers les Draoid'hean était plutôt perturbant ces derniers temps.

— Dans ce cas, reprit la femme en me lançant un bref coup d'œil, dis-lui de reculer, ou son amie ne survivra pas.

Je retins à grand-peine un hoquet d'indignation face à sa menace. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine et la colère me submergea. J'allais tuer cette femme. Lentement. Et son supplice commençait maintenant. Je sentis l'électricité qui était mienne se répandre au bout de mes doigts. Sauf que – cette fois encore – mon père m'empêcha de l'attaquer.

— Arrête. Elle est là pour sauver Safia.

Je me crispai, mes muscles tendus à l'extrême et inspirai profondément par le nez, avant d'expirer. Trois fois. La technique que l'on m'avait enseignée pour me calmer ne fonctionnait pas des masses. D'un geste sec, je me tournai à nouveau vers mon père.

— C'est une foutue plante verte, papa ! Comment pourrait-elle sauver Safia ? crachai-je avec tout le mépris dont j'étais capable.

La mâchoire de mon père se contracta. Je ne l'avais pas habitué à me comporter comme ça. Callum O'Connor m'avait élevé en m'apprenant à masquer mes émotions et j'avais toujours été un élève exemplaire. Mais pas cette fois. Depuis le début de ces Jeux, toute ma vie était en train de partir en vrille. Et moi avec.

— Dieux qu'il est bien élevé ! s'exclama la Draoid'hean avec emphase. Par contre... N'est-il pas censé être supérieurement intelligent, Callum ? Parce qu'insulter la seule personne ici-présente capable de sauver cette jeune fille le fait passer, au mieux, pour un gros bourrin qui se laisse guider par ses émotions, et au pire, pour un idiot fini aux capacités d'analyses franchement limitées. Pas très Scientek tout ça, tu ne crois pas ?

Que... Bon sang ! Elle venait de dire quoi ?!?!

Cette Draoid'hean devait vraiment avoir des idées suicidaires. Comment expliquer, sinon, qu'elle ose parler sur ce ton à deux Scienteks sans qu'aucune trace de peur ne vienne perturber son expression ? Les membres de son clan étaient censés nous craindre, nom d'un chien !

Je dévisageai mon père, guettant sa réaction. Je faillis tomber sur le cul quand un petit sourire en coin étira furtivement ses lèvres.

— Ne pousse pas le bouchon trop loin, tout de même, Sandra. Keir est plus fort que moi et je ne pourrais pas éternellement l'empêcher d'essayer de te tuer, tu sais.

Ne...

Mais qu'est-ce que c'était que ces conneries ? Mon père était-il en train de plaisanter avec l'ennemi ? C'était... c'était...

Oui, bon. C'était perturbant, mais possible. Après tout, j'avais moi-même suggéré peu de temps auparavant de laisser courir ma langue sur la peau de l'une d'entre elles. Je n'étais pas réellement en mesure de m'offusquer de son comportement ou de le juger.

Le truc, c'était que ce comportement justement, ne correspondait pas du tout à celui du père que j'avais toujours connu. Cet homme dont l'animosité envers les Draoid'hean était flagrante et gorgée de mépris. Or, depuis le début de ces Jeux... Il me donnait presque l'impression d'être un étranger et je ne savais plus quoi penser. Et je détestais ça.

— Qui êtes-vous ? finis-je par demander, brisant sans doute un foutu moment de complicité entre ces deux individus qui auraient simplement dû se détester dans un monde où tout ce qu'on m'avait inculqué n'était pas en train de s'effondrer.

La grande rousse me jeta un coup d'œil amusé.

Putain ! Qu'est-ce que je disais ? Tout foutait le camp.

— Ah, les Scienteks et leur satané balai dans le cul... Je pensais que ces symptômes de rigidité cadavérique apparaissaient un peu plus tard, quand même. Et dire que tu as à peine vingt ans...

Je faillis m'étrangler avec ma salive et perdre une nouvelle fois mon légendaire sang-froid.

— Vous êtes la mère de la copine de Teaghan ou quoi ? marmonnai-je malgré-moi en me remémorant la conversation des deux filles dans le Vestiarum, quand mon monde tournait encore bien rond.

— Katy ? s'étonna-t-elle en tapant dans le mille. Grands dieux, non ! Même si j'adore cette petite, les mioches, ça n'a jamais été mon truc. Sauf Teaghan, bien sûr. Comment ne pas l'aimer ?

C'était une question rhétorique qui ne nécessitait pas de réponse, bien sûr. Alors... Pourquoi me fixait-elle avec cet air interrogateur ?

— Vous tenez sincèrement à ce que je réponde à votre question ? m'étonnai-je avant de me dire que j'aurais simplement dû me taire.

Elle me dévisagea avec sérieux pendant de longues – très longues – secondes.

— À vrai dire, Keir... oui, finit-elle par déclarer. J'aimerais sincèrement savoir ce qui pourrait te déplaire chez ma petite chérie ?

Mais... dans quel monde avais-je atterri, nom de nom ?

Quoi qu'il en soit, je n'allais certainement pas répondre à ça. Pour tout un tas de raisons.

Sauf que mon cerveau surdéveloppé ne fut pas assez rapide à intimer l'ordre à mes cordes vocales de la fermer. Voilà pourquoi je m'entendis marmonner :

— À part le fait qu'elle soit une Draoid'hean ?

Les yeux noisette de mon interlocutrice se plissèrent et un petit sourire étira ses lèvres. Un petit sourire presque flippant, du genre « Attention, je suis en train de te piéger mon grand ». Je percutai. Cette femme était douée. Et dangereuse.

— Exactement, Keir. À part le fait qu'elle soit une Draoid'hean, qu'est-ce qui t'empêche – objectivement – de...

— Sandra ! la coupa mon père. Arrête ça.

La rousse me scruta encore quelques secondes avec cet air satisfait qui me perturbait vraiment.

— Détends-toi, Callum. Ton fils est un parfait petit soldat Scientek, n'est-ce pas ? J'imagine que tu y as veillé ou... Douterais-tu de sa loyauté à ton clan ? ajouta-t-elle avec un air faussement innocent.

De... quoi ? Cette femme était complètement cinglée.

— Douterais-tu de celle de Teaghan, Sandra ? rétorqua mon père un poil plus crispé que précédemment.

Une ombre passa sur le visage moqueur de la Draoid'hean.

— Non. Tout comme toi, Moira n'y est pas aller avec le dos de la cuillère pour attiser la haine des miens envers votre clan lorsqu'elle en est devenue la cheffe. Et Teaghan étant sa fille...

Euh...  Je ne savais pas si cette femme mentait délibérément ou si elle se voilait la face. Dans ce deuxième cas, une chose était certaine. Elle ne connaissait pas Teaghan si bien qu'elle le prétendait. Si j'avais bien compris une chose en côtoyant ma coloc', c'était que même si elle nous haïssait, ce n'était pas aveuglément.

À l'inverse... était-ce mon cas ? Il y a à peine quelques jours, je ne me serais jamais posé ce genre de questions existentielles. Les Draoid'hean étaient mes ennemis. Point. Bien sûr, maintenant que j'y réfléchissais posément, cela faisait effectivement de moi une sorte de mouton sans cervelle. Ouais, carrément. Ce qui – quand on me connaissait – était profondément choquant. J'étais Keir O'Connor, bordel ! Soit l'exact contraire du type sans cervelle, non ?

Et puis, à vrai dire, je ne haïssais pas aveuglément les Draoid'hean. Je les méprisais, c'était différent.

Sauf... que ce n'était plus tout à fait exact, non plus. Du moins, pour l'une d'entre eux.

— Ça ne veut rien dire... soupira mon père faussement navré (ce qui me tira momentanément de ma petite crise existentielle). Siobhan, ma fille, n'a pas été complètement réceptive à mes "enseignements"...

— C'est qu'elle te ressemble plus que tu ne le penses... rétorqua la rousse d'une voix radoucie.

Mon père lui adressa un petit sourire complice.

Putain ! Je me répétais, mais... Qu'est-ce que c'était que ces conneries ? Ils étaient réellement en train de se parler comme s'ils partageaient de vieux secrets entre amis de longue date qui ne s'étaient pas revus depuis un moment. Comment était-ce possible ?

— Je ne suis pas sûr que Sio prenne cette comparaison pour un compliment, grimaça mon père.

Entendre le nom de ma sœur me remit immédiatement les idées en place. Je tournai la tête vers le corps de Safia. J'attrapai une de ses mains et la serrai délicatement entre mes doigts. De près, elle semblait toujours aussi paisible, mais je remarquai de petites lignes sombres sur sa peau.

Quoi qu'il en soit, la plaisanterie avait assez duré.

— Écoute, Callum...

— Stop ! cinglai-je en grondant, les yeux toujours posés sur ma meilleure amie. Tous les deux, arrêtez cette putain de discussion ! D'ailleurs... vous n'êtes même pas censés vous parler, bordel !

J'étais en train de péter les plombs.

Je relevai finalement la tête vers mon père pour le défier.

Il ne me regardait pas avec la réprobation à laquelle je m'attendais pour mon comportement indigne d'un Scientek, même si – à ce stade – je n'en avais plus rien à foutre de son opinion. Non. Son regard était empli d'un mélange de compassion et de compréhension. J'avais envie de le frapper.

— Tu as dit qu'elle pouvait la soigner. Tu es censé l'obliger à le faire, pas ressasser des vieux souvenirs de ton passé de traitre à ton clan.

Callum ouvrit la bouche, choqué et Sandra ricana. L'impression que j'avais presque tapé dans le mille en balançant cette dernière phrase m'effleura pendant une fraction de seconde. Sauf que je n'avais pas le temps de me poser ce genre de questions qui remettaient en cause toute ma vie et mes convictions. D'ailleurs, je n'étais même pas certain d'avoir envie de me les poser.

Je me tournai vers la Draoid'hean. L'important, c'était Safia. Je devais d'abord me concentrer sur Safia.

— Vous dîtes que vous pouvez la guérir ? Alors faites-le ! Qui que vous soyez...

La grande rousse inspira profondément et son visage se fit beaucoup plus sérieux.

— Je suis la grande prêtresse du clan d'Andrasta, Keir. Je ne reçois pas d'ordre de la part d'un Scientek. Peu importe de qui il s'agit.

Je regardai une nouvelle fois ma meilleure amie dont le teint habituellement hâlé et lumineux avait presque la pâleur d'un masque de cire.

J'avais toujours comparé Safia à un soleil débordant de vie au tempérament de feu. Allongée sur ce brancard datant d'une époque reculée et rafistolé dans tous les sens, elle me faisait penser aux anciennes poupées que nous retrouvions parfois en fouillant les ruines des villes qui se trouvaient sur notre île. Des objets magnifiques, mais qui avait perdu leur éclat.

— De quoi souffre-t-elle ?

J'avais posé la question à mon père, ne m'attendant absolument pas à ce qu'une Draoid'hean sache quoi que ce soit en matière médicale, même si elle soutenait qu'elle pouvait soigner Safia. 

Je me trompais. Mon père ne fit même pas mine de me répondre et la grande prêtresse des Andrasta rendit son diagnostique.

— Elle se transforme en démon. Enfin... en quelque sorte.

Je relevai brusquement la tête.

— Pardon ?

Sandra inspira profondément et planta ses yeux dans les miens.

— Sam – le jeune homme qui l'a attaquée – a fait appel à des pouvoirs malsains, Keir. Des pouvoirs qui exigent un paiement de sang en échange de leur grande... efficacité, dira-t-on. Ton amie – Safia – a donc servi de monnaie d'échange. Pour avoir accordé ses dons à Sam, le dieu la revendique comme sienne. Il réclame le sacrifice de Safia telle que tu la connais et pervertit son fluide vital. Pour l'instant, son organisme génétiquement renforcé et la transfusion de sang Scientek qui lui est administrée, lui permettent de lutter contre cette « infection » malsaine et destructrice. Mais pas pour longtemps, Keir. Ton amie a besoin de l'aide de la magie pour s'en sortir. Je suis là pour ça.

Je sentis à peine sa main se poser doucement sur mon bras. Je ne m'en offusquai même pas. J'étais peut-être sous le choc, mais sûr d'un truc. Je ne voulais pas perdre Safia. Peu importe que je croie ou non à l'existence des démons.

— Comment ? m'entendis-je coasser, la gorge nouée.

— Grâce à mes pouvoirs de grande prêtresse et à Andraste, la déesse-mère de mon clan. Je peux expulser la magie noire du Dieu auquel Sam a fait appel et placer Safia sous la protection immédiate de la déesse des Andrasta. Je dois agir rapidement, Keir. Cela me demandera beaucoup d'énergie, mais c'est encore possible. Le dieu de la destruction est fort, mais il n'a pas été vénéré depuis longtemps et il manque donc de « sang frais » pour régénérer toutes ses forces.

Je me crispai en entendant la grande prêtresse parler de dieu de la destruction.

— Votre divinité cinglée, là... Il ne s'appellerait pas Balor, par hasard ? grinçai-je en repensant à ce nom que Teaghan avait balancé à sa mère, causant ainsi la panique de la cheffe des Andrasta.

Car, tout ce merdier ne pouvait pas être une simple coïncidence. Les coïncidences, ça n'existaient pas.

Les yeux noisette de la Draoid'hean s'écarquillèrent de surprise.

— Je... Où as-tu entendu ce nom ?

— À votre avis ?

Il me sembla voir la grande prêtresse blêmir, mais elle se reprit très rapidement.

— Teaghan. Comment a-t-elle... Bref. Peu importe le nom de ce dieu, sache que je peux encore le contrer et sauver Safia.

Elle ne me disait pas entièrement la vérité. Le nom de ce dieu et la façon dont Teaghan en avait entendu parler étaient importants, je le sentais. Savoir pourquoi ne faisait pas partie de mes priorités pour le moment, mais j'étais persuadé que ça le deviendrait plus tard. J'étais un Scientek, je n'oubliais rien.

Je reléguai donc cette merde au second plan et commençai à m'impatienter.

— Eh bien, faite-le dans ce cas ! Qu'est-ce que vous attendez ? Ma bénédiction ?

Sandra sursauta et me dévisagea avec surprise.

— Un poil de politesse, peut-être ? railla-t-elle. Et... une sorte de marché.

Avant que je ne puisse acquiescer sans réfléchir – puisqu'il n'y avait rien de plus important pour moi que de sauver mon amie – mon père me posa une main sur le bras, signifiant ainsi qu'il souhaitait parler. Je ravalai mon agacement et me tournai vers lui.

Ses yeux gris si semblables aux miens étaient passés en mode inquisiteur. Il ressemblait enfin à un Scientek.

— Que veux-tu en échange de la vie de Safia, Sandra ? demanda-t-il sur son ton froid et insensible de négociateur.

Le regard noisette de son interlocutrice se voila et ses lèvres fines s'entrouvrirent légèrement, lui donnant ainsi l'air d'hésiter ou d'agir contre son gré. Mon impression ne dura qu'une fraction de seconde avant que ses yeux ne retrouvent toute leur acuité.

— Oh, trois fois rien, Callum, pépia-t-elle avec un petit sourire en coin. Je veux simplement que ton fils me promette de ne pas tuer Teaghan, lors du combat.

Hein ?

Je fronçai les sourcils, pas sûr de comprendre où elle voulait en venir.

— Vous... vous voulez que je perde et que Teaghan me tue, alors ? Vous voulez ma vie en échange de celle de Safia ?

Je n'étais pas super chaud pour me transformer en démon – ni pour échouer dans le combat de ma vie, cela dit – mais je savais que je ne pourrais plus me regarder dans une glace si je sacrifiais Safia. 

Sandra ferma les yeux avant de les rouvrir et de les poser un instant sur mon père qui était sur le point d'intervenir. Elle leva la main pour le faire taire et je crus voir briller des regrets dans ces yeux noisette pailletés d'or.

— Non, Keir, rétorqua-t-elle en ravalant une nouvelle fois ses émotions comme si elles n'avaient jamais existé, à la manière des Scienteks. Au contraire, je veux que tu gagnes. Mais tu épargneras Teaghan et – comme le veut la loi des Jeux – tu la ramèneras chez toi en tant qu'esclave. Marché conclu ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top