11. Les abîmés
Melek Ozkan
- Tu dis bonjour à tata, Ali?
Et c'est seulement quand la voix de mon frère résonne à nouveau que je remarque le petit garçon, collé à la jambe de son père.
Il a grandi. Il a tellement grandi. J'ai l'impression d'avoir quitté un bébé pour retrouver un petit garçon. Il a fêté ses trois ans il y a quelques semaines, je lui ai fait envoyé un cadeau. J'avais toujours pas la force de les voir.
- Salut bonhomme, je murmure en m'accroupissant. T'as tellement grandi.
Timidement, mon neveu marche jusqu'à moi avant de coller un bisou un peu baveux sur ma joue. Il a les mêmes cheveux que son père, brun et bouclé.
Il retourne rapidement se cacher derrière son père. Ça me sert un peu le coeur de le voir se comporter comme ça, mais je l'ai cherché. C'est moi qui suit sortie de leur vie pendant des mois.
C'est moi qui les ai tenu à l'écart.
Je me mets soudainement à regretter cette décision en voyant mon neveu si grand.
- Asma travaillait, et je me suis dit que ça te ferai plaisir de le voir. Il te réclamait beaucoup au début, avoue mon aîné.
J'hoche la tête et le laisse s'installer face à moi.
Je sais pas trop quoi dire ou comment agir, j'ai été étonné quand j'ai reçu un message me demandant si on pouvait se voir rapidement.
Après une énorme dispute avec mes parents, j'ai coupé tout contact, c'était il y a plusieurs mois. Chaque message, chaque appel, chaque mail ont été ignoré.
Alors me retrouver face à mon frère me parait presque irréaliste.
- Elles sont sympa tes lunettes, il tente.
Ali sur ses genoux s'amusent avec son doudou. Le doudou que je lui ai offert à sa naissance, un petit éléphant.
- Désolée pour la dégaine, je peux pas trop faire autrement.
- C'est rien. Je suis content de te voir, t'as l'air d'aller bien.
Ça, j'en suis pas si sure. Lui en tout cas il a l'air à bout.
- J'ai vu un clip dans lequel t'as joué ce matin, Deen Burbigo je crois, il reprend. Ça parle beaucoup sur les réseaux.
Je le sais, un rapide tour sur Twitter dans le Uber m'a appris que je sortais avec le rappeur depuis plusieurs semaines et que ce clip était une officialisation.
Le pire dans tout ça, c'est que pas une fois des 3mn30 je l'embrasse.
- Pourquoi tu voulais qu'on se voit? je demande.
Il inspire en portant sa tasse de café à ses lèvres. Putain je me sens pas bien. J'ai cette sale impression de pas être là où je devrai l'être.
- Tu veux le chocolat Ali?
Le petit garçon hoche la tête et attrape le chocolat que lui tend son père.
- Samir, pourquoi tu voulais me voir? je demande une nouvelle fois.
- Asma est enceinte, on va avoir une petite fille en janvier, il m'annonce. Et on ne veut pas que nos enfants grandissent sans leur tante.
C'est trop tard pour ça.
- Écoute Mel, je sais que tu souffres, je sais que t'es blessée, mais on est une famille, on doit se serrer les coudes.
- Quelle famille? je murmure. Tu trouves que vous vous êtes comportés en famille? Vous n'aviez aucun droit de faire ce que vous avez fait, je fais partie de cette famille, et ça ne vous pas empêchez de le faire.
Sa mâchoire se contracte.
- Mel c'était compliqué...
- Et tu penses pas que ça a été compliqué pour moi quand je l'ai appris?
Ma voix se casse la gueule, je le sens. J'inspire en me massant les tempes.
- J'ai perdu autant que vous ce jour là.
Je sais qu'il souffre, et je sais qu'au fond, il n'y est pour rien, mais j'arrive pas à faire partir cette haine qui me bouffe les entrailles.
- Tu dois les pardonner. Il faut qu'on avance.
- Je leur pardonnerai jamais Samir que ça soit claire.
Respire Mel, respire.
- Je ne veux plus rien avoir à faire avec eux, mais je veux être là pour mon neveu et ma nièce. Je veux les voir grandir.
- C'est tout ce que je veux, il répond avec un petit sourire.
Après ça, on est resté quelques instants assis dans ce café. J'en ai surtout profité pour détailler Ali. C'est un copié collé de Samir.
En les quittant je me suis sentie coupable d'avoir déserté de sa vie. Un petit mec comme ça n'à rien avoir avec de tels histoires, et j'ai pas le droit de le punir pour quelque chose sur lequel il n'a eu aucune influence.
J'ai promis de vite le revoir.
Et je me suis promis d'être la meilleure tatie possible.
J'aurai pu prendre un taxi pour rentrer, mais j'ai préféré glisser mes AirPods dans mes oreilles et marcher. C'est quelque chose que je m'autorise rarement à faire, par crainte d'être reconnue, mais là je sens que j'ai besoin de me vider un peu la tête.
Tout s'enchaîne à une telle vitesse dans ma vie que j'ai besoin de trouver un truc pour décompresser.
C'est bête à dire, mais j'ai l'impression d'être devenue une version terne et pâle de moi-même. Depuis un an, je suis une simple marionnette.
Je ressens plus rien.
Pourtant j'aimerai. J'aimerai ressentir. Mais le seul truc que j'arrive à capter, c'est la tristesse, le désespoir. Je vois tout teinté de noir.
Même le soleil me paraît moins brillant.
Je suis coincée sous une putain de houle qui m'empêche de remonter à la surface.
Par moment j'ai l'impression de ne même plus respirer.
Et les seuls instants où j'entraperçois un peu de lumière, c'est quand Sid est dans les parages. Il est arrivé d'un peu nul part, pourtant en un mois il m'a fait infiniment plus de bien que quiconque.
Et c'est lui que j'aurai du partir voir ce soir, pas ce type aux mains abîmé, qui parle beaucoup trop. C'est avec Sid que j'aurai du passé cette soirée, à parler de truc totalement inutile, à mater des desseins animés et à rire comme deux gosses, pas dans le lit de ce mec qui ne tardera pas à aller se vanter à ses potes d'avoir passé la nuit avec Melek Ozkan.
Pourtant c'est ce que j'ai fait.
- Tu pars déjà?
La voix grave d'Adam ou Arnaud, Armand peut être même brise le silence. Je lui jette un regard en fermant le bouton de mon jean. Il est pas trop mal, une barbe bien taillée et un beau corps. Il a même de beaux yeux vert.
Pourtant j'ai rien ressenti.
- Oui. T'as pas vu mon pull?
Il m'indique un coin de la chambre, et j'y attrape mon sweat noir. Après l'avoir enfilé je regroupe mes cheveux au sommet de mon crâne.
- Tu veux pas rester ici cette nuit? On pourrait peut être remettre ça? il tente.
- Non on m'attend, je répond en lassant mes chaussures.
C'est totalement faux bien sûr.
Je sens son regard posé sur moi pendant de longues secondes. Putain je vois déjà le scandale qu'Eric va me faire si ce mec sort cette histoire.
Ça m'gave d'avance.
Il est un peu plus de minuit quand je sors de l'immeuble du brun, et j'ai aucune envie de dormir, pourtant c'est ce que je devrai faire. J'ai un vol dans la journée pour Madrid, je n'y reste que deux jours, mais c'est deux jours chargés.
L'enseigne clignotante d'un bar un peu miteux attire mon attention quelques rues plus loin. Sans vraiment savoir si c'est pour boire ou seulement éviter de dormir, j'y pénètre.
Il n'y a pas vraiment de monde, quelques gars bourrés sur une table, et un mec dos à moi, assis au comptoir.
Le serveur doit avoir la quarantaine, peut être même cinquante, et avec un peu de chance il n'aura aucune idée de qui je suis.
- J'vous sert quoi m'dame?
- Un whisky, je répond.
Un ricanement à peine retenu résonne a côté moi, et quand je me tourne pour remettre à sa place le pauvre ivrogne qui doit s'y trouver, c'est une tout autre personne.
- Les petites princesses tristes qui traînent dans les bars miteux c'est un classique, le whisky un peu moins.
- Les connards par contre ça reste tout à fait dans le cadre, je répond.
Les épaules du rappeur sont secoués par un rire qui pourrait faire flipper.
Moi ça me fait rien, j'en ai vu des bien plus costauds.
- Comment une petite bobo comme toi peut se retrouver dans un bar comme ça?
C'est la question que je me pose tous les jours, comment j'ai pu en arriver là?
- Et toi Hakim, pourquoi t'es là à boire tout seul?
Il ne répond rien et boit d'une traite son verre avant d'en demander un nouveau. Je fais la même chose.
- Je sais pas ce que t'as dis à Moh, mais il m'a embrouillé pendant une heure cette aprèm. J'connais mon kho, il est pas du genre à aller à l'encontre de ses potes pour une racli, t'as pas intérêt à faire la conne.
C'est tout ce que je voulais pas.
- J'lui ai rien dit, il est assez grand pour avoir sa propre opinion.
Un nouveau rire soulève ses épaules.
- T'as la gueule bien ouverte pour une petite bourge, mais la vrai question c'est est ce que tu mords?
- Continue et tu vas vite le voir.
Il me fixe plusieurs secondes les sourcils froncés avant de se détendre.
- Tu vas lui causer des problèmes, j'le sens. T'as pas l'air nette.
J'crois pas être nette en effet, mais j'ferai jamais rien qui pourrait lui causer du tord.
- Pourtant, il continue, j'crois que je pige pourquoi il s'intéresse à toi.
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